CANAVAGGIO Jean - 1956 l
CANAVAGGIO (Jean), né le 22 juillet 19361 à Paris, décédé le 20 août 2023 à Paris. – Promotion de 1956 l.
Fils de Dominique Canavaggio (1918 l), Jean Canavaggio ne serait pas devenu hispaniste sans l’ensei- gnement d’un professeur au lycée Carnot en classes de quatrième et de troisième et un mémorable voyage en Espagne au début des années 1950 avec Emmanuel Berl et sa femme la chanteuse2 Mireille . Il prépare le concours au lycée Louis-le-Grand en même temps que son camarade Jean Métayer (1955 l) qui se rappelle « son calme, son attention à autrui, sa simplicité, et une grande modestie qui allait parfois jusqu’à l’autodérision » . Ces qualités morales resteront la marque de notre camarade .
À l’École, Jean Canavaggio fréquente le groupe Tala où il rencontre Jean-Yves Tadié (1956 l) auquel l’unira une amitié durable . Il donne plusieurs articles à Vin nouveau, la revue du groupe, une revue de « catholiques plutôt orientés à gauche, une gauche sociale et opposée et au colonialisme et à la guerre d’Algérie, comme à l’intervention russe dans les démocraties dites populaires » selon les mots de Tadié qui fut un de ses rédacteurs en chef . On notera ici l’un des traits de caractère de Jean Canavaggio : derrière un goût jamais démenti pour la modération, la fermeté de ses convictions et le souci de l’équilibre . Peut-être compensait-il ainsi les engagements de son père, brillant journaliste des années 1930 qui, pendant la guerre, avait vu en Pierre Laval l’espoir du pays, ce qui lui vaudra d’être condamné à la Libération . Jean Métayer a gardé « le souvenir d’une longue discussion où nous avions pesé ensemble les respon- sabilités de l’État français des années 1940-1944, période encore toute proche . Il avait su nuancer avec des arguments mesurés la condamnation que je formulais, dont il acceptait dans l’ensemble la sévérité . Plus tard, j’ai admiré son objectivité, quand il m’a confié que son père s’était laissé entraîner par une amitié ancienne à continuer à exercer sa profession après l’invasion de la zone Sud en 1942 et n’avait pu reprendre immédiatement son activité . C’était, semble-t-il, resté pour Jean une blessure . » Notre ami avait pris l’initiative, en 2016, de publier le journal paternel sous le titre de Vichy tel quel : 1940-1944 ; ouvrage qui, selon R . Meltz, le dernier biographe de Laval, a apporté de nouvelles lumières sur le sujet .
Reçu premier à l’agrégation d’espagnol, Jean Canavaggio est professeur aux lycées Malherbe (Caen) et Jacques Decour (Paris) avant d’être membre de la section scienti- fique de la Casa de Velázquez (1963-1966) . Il y poursuit ses recherches sur Cervantès auquel il avait consacré un premier article dès 1958 dans les Anales Cervantinos . En 1966, le Bulletin hispanique accueille son article « À propos de deux comedias de Cervantès : quelques remarques sur un manuscrit récemment retrouvé », qui indique l’orientation que prennent ses recherches, lesquelles aboutiront, en 1975, avec la soutenance de sa thèse d’État publiée en 1977 sous le titre Cervantès dramaturge : un théâtre à naître (PUF) . On perçoit sans doute mal aujourd’hui l’importance de ce travail tant il a été fécond . Jean Canavaggio a défriché un sujet que l’hispanisme français, et dans une moindre mesure la philologie espagnole, tenait pour secondaire, au point que le grand maître du théâtre espagnol à la Sorbonne, Charles-Victor Aubrun, avait tout fait pour dissuader le jeune agrégé de s’y risquer . Après avoir établi les conditions mêmes de ce théâtre et la chronologie des pièces de Cervantès, Jean Canavaggio montre qu’elles participent du même processus de création litté- raire que le Quichotte, les Nouvelles exemplaires, le Persilès. Cervantès dramaturge sera éclipsé par Lope de Vega... mais son théâtre révèle la capacité de l’auteur à produire un corpus original à partir d’influences et de sources plurielles . Dans son compte rendu, Fernando Marquez Villanueva écrira que « ce livre de Canavaggio signifie la conjuration définitive du maléfice qui pesait sur le théâtre de Cervantès depuis sa création » .
La carrière de Jean Canavaggio se déroule de manière fort classique : assistant et maître-assistant à la Sorbonne (1966-1969), chargé d’enseignement à l’université de Caen, il est élu professeur dans cette même université en 1976 . En 1991, il rejoint celle de Paris X-Nanterre . Parallèlement, il est secrétaire adjoint (1970-1976), puis secrétaire général (1976-1978) et enfin vice-président (1986-1990) de la Société des hispanistes français . De 1988 à 1992, il préside le jury de l’agrégation d’espagnol .
Il poursuit ses recherches sur Cervantès et donne, en 1986 aux éditions Mazarine, une biographie, récompensée par la bourse Goncourt de la biographie et qui sera reprise et complétée en 1997 aux éditions Fayard . Cet ouvrage est essentiel : l’auteur du Quichotte avait inspiré de nombreux biographes qui avaient pris une évidente liberté à l’égard des sources et de leur fiabilité . Jean Canavaggio reprend tout le dossier et en historien scrupuleux s’attache à replacer la vie de Cervantès dans l’am- biance de l’Espagne du Siècle d’or, sans jamais oublier qu’il s’agit de dessiner d’abord le profil d’un écrivain .
La publication, en 1993 et 1994 aux éditions Fayard, d’une Histoire de la littérature espagnole dont il coordonna la réalisation, témoignait de ses capacités de chef d’orchestre pour des entreprises collectives . Ces qualités allaient être mises au service de la Casa de Velázquez, l’un des grands établissements français à l’étranger, dont il est nommé directeur en 1996 .
Il s’agit bien entendu de la reconnaissance de l’importance de son action dans l’hispanisme et de son travail . Il apporte à la Casa son prestige personnel . Lors d’une visite d’État du président Chirac en Espagne, il réussira à faire inscrire au programme de celle-ci la visite de ce prestigieux établissement . Il faut dire que, de son premier séjour à Madrid, Jean Canavaggio avait gardé de très nombreux liens tant avec les Espagnols qu’avec les autres membres artistes et scientifiques de la Casa . Ainsi, par exemple, le peintre Arnaud d’Hauterives qu’il avait connu en 1963, était devenu le Secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts qui contribue à la tutelle de l’établissement .
Après Madrid, il reprit pour quelques années son poste à l’université de Nanterre avant la retraite qu’il sut rendre extrêmement féconde . Comme le remarquait son dernier fils Bertrand : « Papa est heureux, il fait ce qui lui plaît . » Et ce qui lui plai- sait était de continuer à explorer l’œuvre de Cervantès . En 2001 sortent en deux volumes les Œuvres romanesques complètes en Pléiade . Il a assuré la traduction de la première partie du Quichotte, d’une partie de la seconde et de quelques nouvelles des Nouvelles exemplaires et a rédigé la préface et les notices des volumes . Aux côtés de Claude Allaigre, de Jean-Marc Pelorson (1955 l) et de Michel Moner, Jean Canavaggio renouvelait assez profondément la précédente édition due à Jean Cassou et surtout l’enrichissait des Travaux et épreuves de Persilès et Sigismunda, contribuant à montrer l’ampleur de l’œuvre de Cervantès .
Puis ce fut son Don Quichotte du livre au mythe (Fayard, 2005) et son Dictionnaire Cervantès (2020 pour la version espagnole et 2021 pour la version française qu’il traduisit lui-même chez Bartillat) . Il faudrait citer ses participations aux nombreux colloques qui sollicitaient sa présence . Signalons la publication en 2014 d’un impor- tant ouvrage, Retornos a Cervantes, dans lequel sont réunies dix-neuf études réalisées entre 2000 et 2014 et qui faisaient pendant avec Cervantes entre vida y creación (2000), recueil reprenant, lui aussi, dix-neuf études courant de 1966 à 1997 .
Mais sa curiosité ne se limitait pas à ce seul auteur, aussi géant soit-il . Pour la « Bibliothèque de la Pléiade », dont le directeur Hugues Pradier a récemment reconnu ce qu’elle lui doit, Jean Canavaggio avait rédigé les introductions des volumes du Théâtre espagnol du xviie siècle (1994) et contribué par des traductions à l’Anthologie bilingue de la poésie espagnole (1995) . En 2012, il publia un volume d’Œuvres de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix pour lequel il s’était adjoint l’aide de Joseph Pérez, Claude Allaigre et Jacques Ancet . Monseigneur Brizard, dans l’homélie qu’il prononça aux obsèques de Jean Canavaggio, affirma « qu’il est permis de voir dans son travail sur les grands mystiques du Carmel tout droit inspirés par le prophète Élie, comme une sorte de synthèse où il articule, grâce à une grande connaissance de la culture espagnole, la foi et la raison » . Georges Nivat écrit : « Dès que je lus et relus sa préface, elle me sembla, et elle reste pour moi, une lumineuse définition de la religiosité et du religieux . Je découvrais une autre dimension de son talent » .
Un peu plus tard, il s’intéressa aux Espagnes de Mérimée dans un livre illustré publié par les soins du Centro de Estudios Europa Hispánica que dirige son ami José Luis Colomer (2016) . Il avait achevé, quand la mort l’a emporté, une traduc- tion annotée d’un texte d’Ortega y Gasset, Une méditation sur l’Europe (Bartillat, 2023), travail qui démontrait une fois encore son talent de traducteur et l’intérêt qu’il portait à l’époque contemporaine .
Toute cette action et ces travaux vaudront à Jean Canavaggio d’être fait chevalier de la Légion d’honneur, commandeur dans l’ordre espagnol d’Isabelle la Catholique et grand-croix de l’ordre d’Alphonse X le Sage . En 2023, dans son palmarès annuel, l’Aca- démie française lui attribuait le prix de la critique « pour l’ensemble de ses travaux » .
Jean Canavaggio était marié à Perrine Ramin, chartiste, archiviste reconnue qui, de 1974 à 1994, s’est attachée, à l’initiative du président Giscard d’Estaing, à orga- niser les archives de la Présidence de la République . « Celle qui donna sens à son errance », comme il l’écrit dans Don Quichotte du livre au mythe, lui donna aussi quatre enfants . Sept petits-enfants étaient nés quand Jean nous a quittés... depuis un huitième est arrivé . La messe de ses obsèques fut tout à la fois la célébration de sa vie et la manifestation de sa foi . Pendant la brève épreuve de la maladie qui devait l’emporter, il a manifesté un courage généreux, se souciant d’abord de sa famille puis de ses amis tout en cherchant à maîtriser son angoisse dans un commerce resté exceptionnellement attentif à ceux qui l’entouraient . Ainsi, ceux qui avaient travaillé ou étudié avec lui et l’avaient aimé, se voyaient remerciés de cette affection dans un ultime geste d’amitié qui exprimait sa foi . Georges Nivat en témoigne : « La dimension de sa spiritualité m’apparut encore bien plus clairement lorsqu’il me laissa, peu de jours avant sa mort, un message oral d’adieu, qui me saisit d’émotion et d’admiration renouvelée » .
Il repose à Murato, en Haute-Corse, un village perché dans la montagne et dont il connaissait et aimait l’histoire . Georges Nivat rapporte le souvenir qu’il a conservé d’un passage dans cette « maison ancestrale des Canavaggio qui était un musée vivant, et malgré la canicule, elle avait des salons magnifiques et frais, des caves presque froides . L’autel pour dire la messe annuelle, le 15 août, caché dans une armoire du salon de musique, était comme un piège à miracle . Les ouvrages de Paoli et de Mérimée qui avaient séjourné dans la demeure étaient là derrière leurs grillages . La chapelle pisane, que Mérimée était venu admirer et étudier, devint notre but de promenade » .
Son ami Jean Métayer affirme qu’il a vu en Jean Canavaggio un « prince corse » . Son élégance et sa courtoisie qui n’étaient pas feintes exprimaient une âme hypersensible qui avait trouvé en Cervantès plus qu’un compagnon, un frère en humanité et en esprit . Aussi peut-on, avec Jean-Yves Tadié, conclure que « c’est grâce à Jean Canavaggio que Don Quichotte chemine en français sur les routes, et que les habitants de Numance, ville assiégée, meurent dans notre langue » .
Benoît PELLISTRANDI3 (1986 l)
Notes
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1 . L’état civil de Jean Canavaggio portait mention d’une naissance le 23 juillet : c’était une erreur formelle de son père au moment de sa déclaration .
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2 . Animatrice du Petit conservatoire de la chanson, après sa carrière d’interprète et de compositrice .
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3 . Le 16 août 2023, Jean Canavaggio m’a confié le soin de rédiger cette notice . Il m’a demandé de contacter ses amis Georges Nivat, Jean-Yves Tadié et Jean Métayer qui ont bien voulu me donner des éléments que j’ai repris dans le texte . Qu’ils soient remerciés pour leur confiance . Il est inutile de préciser l’émotion avec laquelle j’ai reçu la marque d’estime de Jean Canavaggio au moment même où il s’apprêtait à nous quitter .