ZUBER Roger - 1951 l
ZUBER (Roger), né le 16 mai 1931 à Mulhouse (Haut-Rhin), décédé à Paris le 17 juin 2017. – Promotion de 1951 l.
Professeur émérite à l’université de Paris-IV-Sorbonne, Roger Zuber était originaire de Mulhouse où il fait ses études secondaires avant de préparer, au lycée Henri-IV de Paris, le concours d’entrée à l’École qu’il intègre en 1951 avec, entre autres, Jean-Marie André, Pierre Bourdieu, Jacques Thuillier, Paul Veyne et son ami de toujours Jacques Seebacher . Agrégé de lettres en 1954, il devient professeur aux lycées de Nancy, Strasbourg et Reims dont il rejoint l’université comme maître-assistant, puis profes-
seur lorsqu’il soutient son doctorat d’État sous la direction de René Pintard (1922 l) (Les Belles Infidèles et la formation du goût classique, 1968, prix Broquette-Gouin de l’Académie française). Ses postes ultérieurs seront l’université McGill à Montréal de 1969 à 1971, l’université de Nanterre à partir de 1973 et la Sorbonne en 1988 dont il prend sa retraite en 1997 . Plusieurs présidences et vice-présidences (Académie natio- nale de Reims, Société d’étude du xviie siècle, Société des textes français modernes, Société de l’histoire du protestantisme français) ont sanctionné son prestige et son rayonnement consacrés par plusieurs livres ‒ études, éditions critiques, manuels ‒ et un boisseau d’articles .
Toutefois, ce résumé à la sobriété administrative, s’il est fidèle à la courbe d’une carrière exemplaire, demeure fâcheusement muet sur des vertus humaines dont la recherche dix-septiémiste ne fut que l’efflorescence intellectuelle . Les Émerveillements de la raison (1997), choix d’articles finement retravaillés, illustrent et une vision originale du xviie siècle et de larges curiosités . L’introduction, « Littérature et clas- sicisme », et la postface « testamentaire », spécialement rédigées, présentent le lot de concepts qui doivent à Roger Zuber exhumation et reviviscence, tandis que la Tabula gratulatoria donne la mesure de son audience, de son auctoritas au sens que le terme prenait chez les modèles latins de nos classiques .
Le choix d’un sujet de recherche, rarement sans lien avec la personnalité de celui qui l’élit, porte l’empreinte de son caractère . Jean Delumeau (1943 l) rappelait naguère la relation entre La peur en Occident (1978) et « mes frayeurs premières, mes difficiles efforts pour m’habituer à la peur », comme Albert Béguin décelait dans l’ouvrage de Marcel Raymond sur le surréalisme l’image de « sa propre figure » . Est-ce pur hasard si Marc Fumaroli s’est attaché à la rhétorique, Patrick Dandrey à Molière et à La Fontaine, moi-même à la retraite et à la solitude ? Contribuer à la redécouverte des traductions, creuset de la prose classique et registre littéraire dont l’auteur voile son talent sous le masque de l’original, n’était-ce pas pour Roger Zuber se montrer fidèle à son être profond, cette réserve qui devait régir son comportement professionnel et humain ?
Parmi ses aires de recherche multiples et convergentes, le grand épistolier Guez de Balzac occupe une place éminente et lui est redevable de sa résurrection moderne ; autour de l’écrivain et de sa demeure charentaise s’est nouée aussi notre « compli- cité » . Sachant que je préparais une édition critique des Entretiens, Roger Zuber prit l’initiative de m’adresser un exemplaire de sa thèse . Vingt ans plus tard, avec l’appui enthousiaste de Marc Boissinot, propriétaire et restaurateur passionné du château et de sa femme Marie-Florence, nous allions y organiser en 1989 un premier colloque international, « Guez de Balzac : critique et création littéraire » xviie siècle, n° 168, juillet-septembre 1990), puis un second pour le tricentenaire de la naissance de Balzac en 1996 (« Fortunes de Guez de Balzac », Littératures classiques, 33, printemps 1998) où plusieurs des disciples de Roger Zuber (Emmanuel Bury (1981 l), Gilles Declercq (1977 l), Alain Genetiot (1985 l) firent leur marque . Un prochain recueil de nos articles (Paris, L’Harmattan) viendra couronner ces quarante ans de recherches communes . Et le château a rejoint aujourd’hui dans le tourisme charentais ceux de La Rochefoucauld et de Vigny .
Mais le regard porté par Roger Zuber sur le xviie siècle est de bien plus vaste prise ; se promenant dans le « jardin secret de la prose classique », il remet en cause les chronologies et les coupures reçues, révèle ce que le classicisme doit à l’huma- nisme, à la prose d’art des de Thou, Pasquier, Mathieu, Du Vair, à la fécondation des modèles anciens, ce « moule du beau » qui a généré « une morale du beau », à l’énergie, au souffle qui les a engendrés et à l’enthousiasme esthétique sur lequel s’ente une imitation étrangère à toute servitude, à toute servilité, manière « d’entrer en communication avec les grands esprits » . C’est en effet dans la lignée de E .B .O . Borgerhoff, et grâce à son ouverture aux travaux américains (Jules Brody, Nathan Edelnann, Hugh Davidson, John Lapp), qu’il s’est montré sensible à la liberté créatrice de nos écrivains classiques et à « l’expression de leur singularité », sans pourtant renier jamais, en pleine vogue théorique, la tradition de l’histoire litté- raire . La finesse de ses analyses critiques et l’acuité de son savoir nous ont fait mieux percevoir ce que la littérature classique comporte d’allégresse, loin du « mesquin académisme » . Ainsi ont été redécouvertes et réanimées des notions telles que l’atti- cisme, apothéose du style moyen, et l’urbanité, latinisme acclimaté par Balzac, à la fois esthétique et sociale : « souple et polymorphe [...] elle se prêtait aux aspirations complexes de l’époque . Elle favorisait la clarté sans mépriser les droits de l’incon- naissable ; elle véhiculait l’héroïsme tout en louant les valeurs de la négligence » . Sa sensibilité aux tempéraments, aux générations successives, aux inflexions variées des styles individuels nous a convaincus que seul le pluriel, les classicismes, était approprié .
Dans l’aire de ses recherches, Roger Zuber a fait une place non négligeable au néo-latin, à tort si négligé : « Le latin littéraire donne l’idée d’œuvres à faire, opère une offre de formes à remplir » . C’est dans cette perspective que nous avions lancé le projet d’un Répertoire de la littérature néo-latine du xviie siècle français, idée bien reçue, objet de larges collaborations internationales, mais dont la réalisation a avorté faute de fonds après l’établissement pourtant de quelques milliers de fiches informatisées .
Le terme de méthode manque de souplesse pour qualifier cette approche critique sensible aux attitudes nuancées, à la délicatesse dont se réclamaient le Père Bouhours comme Saint-Evremond, aux personnalités et aux styles saisis dans « le grain des textes » .
À l’image de son maître René Pintard (1922 l), auquel il rendit un hommage senti en 2002, le directeur de recherche était unanimement apprécié pour ses lectures attentives, exigeantes, tant pour le savoir que le style . Son mode de direction a suscité quelques grands livres sur littérature et politesse, sur les genres lyriques et le loisir mondain, sur la rhétorique de Calvin, et une nouvelle génération d’universitaires qui sont toujours au foyer de cette vision rajeunie du xviie siècle, sans que disparaisse la question demeurée pendante, « celle de savoir si se conserveront longtemps les belles- lettres, avec leur large champ de curiosités, et les vrais maîtres, avec leur parole vive » .
Ce sens de la mesure et de la fidélité, réinventées et replacées au cœur d’un siècle qu’il a tant admiré, pratiqué et aimé, réveille aujourd’hui pour nous le souvenir d’une personne spécialement attachante sur le plan humain . Fort étranger aux démonstra- tions et familiarités de style américain, peu tenté par la polémique, Roger Zuber, surnommé parfois affectueusement « Zuber le bref », que la réserve inspirait naturel- lement, savait porter aux autres une délicate attention qui n’excluait ni affection, ni chaleur . J’en fis souventes fois l’expérience dans notre longue amitié, favorisée peut- être par une formation reçue des mêmes maîtres au lycée Henri-IV et rue d’Ulm des mêmes caïmans, mais plus encore par des affinités profondes . Et nos relations de couple, sans quitter le registre d’un vouvoiement affectueux, portaient la même empreinte . Comment ne pas évoquer ici Line, son épouse disparue en 2012, fille d’un pasteur qui fut conservateur de la bibliothèque wallonne de Leyde et très atta- ché au Musée du Désert dans les Cévennes (demeurées un lieu de vacances jusqu’aux ultimes années), et dont il eut trois enfants, un archiviste, un neurologue et une pharmacienne .
De ce paysage, la foi protestante n’était dès l’origine nullement absente . Discrète et tolérante, mais active, elle a marqué aussi bien ses activités de recherche qui ont mis en lumière la part souvent occultée des protestants dans la naissance du classi- cisme et contribué à amorcer une histoire de l’esthétique réformée, que sa vie sociale (Président de la Société de l’histoire du protestantisme français de 1990 à 1996 ; rédacteur en chef de son Bulletin avec Élisabeth Labrousse de 1981 à 1985 ; initiateur de deux colloques, en 1985 et 1995, sur la révocation de l’Édit de Nantes et sur Calvin) . Sans doute tient-il de cette foi la sérénité avec laquelle il a affronté le cancer qui l’a emporté, cinq ans après celui de Line .
Tels furent l’ami et le maître dont l’inspiration demeure si présente .
Bernard BEUGNOT (1954 l)