LAFON Jean-Pierre - 1949 s
LAFON (Jean-Pierre), né le 12 octobre 1929 à Villefranche-de-Lonchat (Dordogne), décédé le 4 mai 2019 à Bagneux (Hauts-de-Seine). – Promotion de 1949 s.
Un mathématicien alpiniste
Jean-Pierre Lafon est mort le samedi 4 mai 2019 à l’approche de ses 90 ans . Quelques mois auparavant, dans le Midi, il serait tombé sur la tête en descendant un mauvais sentier pentu, et depuis, entouré et soutenu par ses trois fils, François, Dominique et Martin, jusqu’à sa fin, sa santé et sa perception du monde décrurent à une vitesse impressionnante .
Comme beaucoup d’universitaires de nos générations, il était issu d’une famille d’instituteurs . Ses parents et certains de ses grands-parents furent en effet institu- teurs, et presque naturellement ces « hussards de la République » baignaient dans le milieu de la gauche de l’époque . Ainsi sa grand-mère paternelle était la fille du maire socialiste d’Ivry de 1896 à 1908, et quand elle mourut, en 1899, Jules Guesde et Jean-Baptiste Clément – l’auteur du Temps des cerises – assistèrent à ses obsèques . À cette époque les élèves des Écoles normales d’instituteurs n’étaient pas préparés au baccalauréat et c’est à trente ans passés que le père de Jean-Pierre passa cet examen puis une licence d’espagnol et fut reçu au professorat de l’enseignement technique . Il fut alors nommé à Thiers, la famille quitta donc le Périgord pour le Puy-de-Dôme . La vie montagnarde de Jean-Pierre débuta peu après, à quatre ans et demi, quand un colonel de chasseurs alpins entreprit d’apprendre à skier à son père . Les skis étaient façonnés en bois de frêne par le menuisier du coin et glissaient fort mal . En ce temps, pas de remonte-pentes ni de dameuses et l’expérience fut rude !
N’ayant pas confiance en la valeur des classes préparatoires de Clermont-Ferrand, son père décida de l’inscrire, après son bac, au lycée Saint-Louis à Paris, mais curieu- sement il l’inscrivit dans une prépa à l’École navale au lieu d’une hypotaupe ! Il rejoignit une classe de spéciales, trois-demi, et entra à l’École de la rue d’Ulm l’année suivante . Quelques années heureuses s’ensuivirent, avec la découverte de la musique de Jean-Sébastien Bach et ses enregistrements sur microsillon par le chef Karl Münchinger, et aussi de la quatrième symphonie de Brahms, cent fois remises sur l’électrophone et écoutées avec ses camarades Pierre Eymard, André Martineau, et Dominique Ruyer... en guise de préparation de l’agrégation .
Une fois obtenu ce concours, ce fut le temps du service militaire . Une option se présentait à cette promotion pour ceux qui avaient obtenu une quatrième année à l’École : soit repousser la quatrième année après le service militaire, soit le contraire . Choix dont ils ne pouvaient pas deviner alors l’importance car plus tard, ceux qui repoussèrent d’un an leur passage dans l’Armée firent partie d’une promotion de jeunes gens qui furent rappelés pour un an ou dix-huit mois supplémentaires au moment de la guerre d’Algérie ! Lafon choisit la première option et partit à Fès, pendant une période troublée de fin de colonisation, mais pour lui sans problème .
Après l’École, l’agrégation et l’armée, vient classiquement le mariage : il épousa Monique Augé (1952 s), une sévrienne mathématicienne, en 1954 dans la mairie du 14e arrondissement de Paris . Il se trouve que le père de Monique possédait une maison à Lercoul, petit village de l’Ariège, à 1158 m d’altitude, autrefois village de mineurs où on voit encore l’entrée des mines dans le flanc de la montagne, mais qui depuis longtemps n’est habité que par des vacanciers amoureux de solitude et de grands espaces . C’est là que Jean-Pierre prit le goût des grandes randonnées en altitude et plus tard de l’alpinisme qui compta tant dans sa vie .
Comme de nombreux apprentis mathématiciens de cette époque, il découvrit l’algèbre dans Modern Algebra de Van der Waerden, mais lui, attiré par la géométrie algébrique, y ajouta le plus redoutable Foundation of algebraic Geometry d’André Weil . Aussi est-ce naturellement qu’à Henri Cartan (1923 s) qui lui demandait à l’issue de sa quatrième année vers quoi il désirait s’orienter, il répondit qu’il souhaitait faire de la géométrie algébrique . C’est à cette époque qu’il entra au CNRS comme attaché de recherche avec Cartan comme patron et Châtelet (1937 s) comme parrain . Un peu plus tard, et sur le conseil de Cartan, il prit contact avec Pierre Samuel (1940 s) avec qui il travailla désormais jusqu’à l’obtention de sa thèse qu’il soutint en 1960 et qui parut aux Annales de l’institut Fourier en 1961 .
Entre-temps Monique avait été nommée chargée d’enseignement puis maître de conférences (i .e . professeur de seconde classe dans le langage d’aujourd’hui) à Clermont-Ferrand . La famille Lafon vint s’établir dans cette ville qui était aussi celle où enseignait Samuel . Jean-Pierre y rencontra aussi de nombreux littéraires ou philosophes, notamment Maurice Clavelin (1948 l), Jules Vuillemin (1939 l), Michel Foucault (1946 l) et Michel Serres (1952 l) . Clavelin et Serres restèrent ses amis durant toute sa vie, et Serres aimait rappeler qu’il fut pendant un an élève de Jean-Pierre ! Il retrouva aussi les pistes de ski de son enfance dans la chaîne des Puys (et aussi l’occasion de se casser la jambe deux années de suite) . Après la soutenance de sa thèse, il fut, lui aussi, nommé maître de conférences à Clermont et il y serait bien resté pour toute sa carrière, mais Monique ne s’y plaisait pas et partit à Montpellier . Jean-Pierre fit donc la navette entre Clermont et Montpellier, souvent en voiture sur une route tourmentée et accidentogène, notamment à travers le causse du Larzac, avant, finalement, de se laisser nommer à Montpellier sans enthousiasme . Il ne s’y plut jamais . Jean-Pierre eut cependant le plaisir d’y avoir eu Norbert A’Campo comme étudiant en Math 2 et de le recommander à Bernard Malgrange à la fin de sa première année de maîtrise .
Comme à Clermont, il eut le plaisir de fréquenter d’éminents littéraires, Emmanuel Le Roy Ladurie, et André Miquel (1950 l) qui peu après furent élus au Collège de France . Persuadé qu’il ne progresserait jamais dans ce cadre, il décida de candidater à la chaire de calcul différentiel et intégral de la Faculté des sciences de Toulouse, et y fut élu en décembre 1967 . Il y découvrit, à l’en croire, un département de mathématiques sans réelle vie commune où régnaient, chacun dans sa sphère, quelques mandarins locaux d’avant 68 . Bref, de nouveau, le besoin de partir se fit sentir, et il fut élu à Paris Nord en 1973 . Quand Monique, elle aussi, obtint un poste dans la région parisienne, les Lafon s’établirent dans une belle villa de Sceaux avec un grand jardin, où évoluaient un chow-chow et deux chats persans .
C’est à cette période qu’il commença à rédiger ses premiers ouvrages, si l’on excepte une traduction du latin en français du Journal mathématique de Gauss en 1956, en collaboration avec Pierre Eymard (1949 s) . Pierre Béres, directeur des Éditions Hermann, lui proposa d’écrire un manuel d’algèbre : Jean-Pierre se mit à la tâche et proposa assez rapidement une première version de 500 pages à son éditeur qui semblait pressé . Mais Béres ne l’était pas tellement et après beaucoup de réflexion, il fut convenu que l’ouvrage paraîtrait en trois tomes . Le premier, sorti en 1974, n’était dans l’esprit de son auteur, qu’un exposé des notions et techniques utilisées dans les tomes suivants permettant de distinguer l’outil d’avec ce que l’on peut en tirer pour l’étude des algèbres commutatives, vrai objectif de l’auteur . C’est ce que l’auteur indique dans sa préface, mais que n’ont pas lue certains commentateurs, prenant ce livre comme une fin en soi . L’accueil fut donc un peu froid, d’autant plus que le tome suivant, contenant le corps de l’ouvrage ne parut qu’en 1977 . Ce tome, très riche, fut par contre très apprécié des étudiants et connut plusieurs éditions . Enfin le troisième, écrit en collaboration avec Jean Marot, parut en 2002 .
Entre-temps, Pierre Eymard lui proposa d’écrire ensemble un ouvrage consacré au nombre π . Jean-Pierre Lafon accepta et de leur collaboration naquit Autour du nombre π qui parut en 1999, toujours chez Hermann . Ce livre remarquable rompt avec la tradition d’écrire les textes mathématiques destinés principalement aux étudiants autrement qu’en suivant pas à pas le programme fixé par le minis- tère de l’éducation nationale ou celui de la recherche, adoptant au contraire une démarche résolument transverse consistant à développer dans l’esprit du lecteur à partir d’un thème donné – ici le nombre π – l’idée qu’il existe une certaine unité des mathématiques .
Son installation en 1973 dans la région parisienne permit à Jean-Pierre de décou- vrir les délices des rochers de la forêt de Fontainebleau . Il put y côtoyer un camarade de lycée de son fils Dominique, Jérôme Jean-Charles, et aussi, peu après, Thierry Bienvenu et Laurent Jacob (1977 s) qui avec Jérôme formaient un trio d’exception parmi les meilleurs grimpeurs de cette époque . Jean-Pierre, peut-être ébloui par ces sportifs hors norme, prit l’habitude de s’entraîner deux fois par semaine à Bleau mais n’arriva jamais à progresser autant qu’il l’aurait voulu, malgré des séances quotidiennes de tractions dans son jardin où il avait installé une corde lisse sur une branche de tilleul . Il se retourna alors vers la montagne . En fait, il ne l’avait jamais quittée, escaladant seul ou avec ses fils plusieurs pics des Pyrénées avant d’attaquer des montagnes plus difficiles avec l’aide d’un guide ; d’abord le mont Blanc en 1975, puis le Cervin en 1976 . Pour progresser encore il suivit des stages d’alpinisme orga- nisés par le Club alpin français (CAF) . Le second stage changea sa vie . D’abord il y rencontra une jeune femme cause involontaire de son divorce d’avec Monique et surtout il fit la connaissance du maître de stage, un jeune aspirant guide nommé Rainier Munsch mais connu de ses amis sous le surnom de Bunny . Les choses sérieuses pouvaient commencer . Derrière Bunny, premier de cordée et entre-temps
nommé guide à part entière, une longue liste de sommets furent atteints, cotés en général TD ou TDsup (très difficiles ou très difficiles supérieurs) par les alpinistes .
L’un d’entre nous, Michel Zisman, dont le guide avec qui il grimpait fut victime d’un accident le laissant paralysé des deux jambes, rejoignit alors Jean-Pierre et Bunny1 . Commença alors pendant quelques années une suite d’aventures pour les trois complices . Notons les 800 m verticaux de la voie Vinatzer-Castiglioni à la Marmolada dans les Dolomites, la face ouest des petites Jorasses dans le massif du mont Blanc, les Mallos de Riglos en Espagne, les falaises du Wadi Rum en Jordanie, l’Aconcagua en Argentine (mais le sommet ne fut pas atteint) . Années d’efforts, de fatigue et de danger mais enchanteresses et dont, même dans les derniers mois de sa vie, Jean-Pierre se souvenait avec bonheur .
Michel ZISMAN
Max KAROUBI (1959 s)
Note
1 . Bunny se tua pendant l’installation d’un rappel dans ses chères Pyrénées le 30 juillet 2006 .