Le fabuleux destin du boulevard Jourdan
L'archicube n°21 -
01-12-2016
Le fabuleux destin du boulevard Jourdan
Éditorial
Présentation du thème
Sommaire
Les normaliens publient
ÉDITO R I A L
Marianne Laigneau (1984 S), présidente de l’a-Ulm, Association des anciens élèves, élèves et amis de l’École normale supérieure
Être présidente de l’a-Ulm en 2016, c’est constater avec plaisir que les dichotomies impératives qui nous occupaient dans les années 1970 et 1980, ENS versus ENSJF, rue d’Ulm versus boulevard Jourdan et, en élargissant, ENS versus « Saint-Cloud-Fontenay, Cachan » comme on disait à l’époque, ne sont désormais plus de mise et que chaque partie travaille avec ses faibles moyens et son enthousiasme réel au rayonnement de la communauté normalienne qui est tout sauf communautariste. Ces oppositions étaient pourtant très vivaces lorsque je suis entrée à Sèvres en 1984, dernière année des concours séparés, et en même temps à l’internat du boulevard Jourdan où j’ai vécu plusieurs périodes : de 1984 à 1986 avec les seules sévriennes littéraires, de 1986 à 1988 avec les mêmes plus quelques ulmiens égarés pour la plupart scientifiques, la « cinquième année sans traitement » à Montrouge avec des élèves que l’on appelait à l’époque étrangers et non internationaux. En ajoutant les trois années de prépa effectuées au foyer public de la rue du Docteur Blanche à Paris, je passai ainsi huit années en internat de jeunes filles de 17 à 25 ans, ce qui me permet de revendiquer une certaine expertise en la matière.
Comme mes camarades en témoignent dans ces pages, évoquer les « bâtiments conventuels » du boulevard Jourdan, son atmosphère paisible et un brin désuète mais aussi les amitiés qui s’y nouèrent pour la vie, c’est d’abord faire remonter à la surface une foule de souvenirs nostalgiques : le thé que nous buvions à tour de rôle chez l’une ou l’autre durant la journée, la tisane le soir, la cuisine improbable du bout du couloir, le 110 volts, le médecin de l’hôpital Montsouris chargé de la visite médicale d’entrée en première année qui s’étonnait de la peinture dans les cheveux de ces jeunes filles dont la première occupation était de repeindre leur chambre, l’énergie que nous mettions à fréquenter tous les bals des grandes écoles avant l’agrégation, le bruit du parquet du grand salon où nous prenions des cours de dactylo payés par l’École pour nous préparer à taper notre thèse, nos déambulations en robe de chambre pour aller écouter religieusement au foyer de télévision les émissions sur
le cinéma de Frédéric Mitterrand, vite abandonnées quand, en 1986, les premiers garçons construisirent un bar au milieu du foyer ; mais aussi et surtout l’émulation intellectuelle entre camarades nourries de toutes les disciplines représentées, les discussions politiques sans fin, la musique toujours présente, les cours d’agrégation que personne n’envisageait de ne pas passer, la proximité presque familiale avec le corps professoral, les relations un peu décalées avec l’administration de l’époque, les heures en bibliothèque mais aussi les bus 38 et 68 pour le Quartier latin, les velléités de jogging au parc Montsouris où trônait encore, mais très délabrée, la réplique du palais du Bardo, héritée de l’Exposition universelle de 1867.
Et, plus que tout, l’extraordinaire impression de liberté physique et intellectuelle où tout semblait possible dans ce lieu pourtant clos et austère. Vers la fin de ma scolarité, j’aurais pu demander une chambre rue d’Ulm, je ne l’ai pas fait, officiellement parce qu’il y avait moins de douches qu’à Jourdan mais surtout parce que j’appréciais sans me le dire vraiment cette atmosphère paisible, chaleureuse, intime et studieuse du boulevard Jourdan dont ce numéro s’attache de manière brillante, rigoureuse et souvent drôle à retracer le style et le souvenir, ces relations profondes entre un lieu si singulier devenu presque un « lieu de mémoire » et ses différentes populations tout au long de sa riche histoire. Je préside l’a-Ulm mais je me définis toujours comme sévrienne.
La mémoire de chacune n’a gardé que le meilleur de ces années d’apprentissage car « tout cela, c’était notre jeunesse, le matin profond que nous ne retrouverons jamais plus », comme l’écrit Patrick Modiano dans La Place de l’Étoile.
Mais la nostalgie ne doit pas l’emporter sur la vision optimiste de l’avenir, fondée sur l’extraordinaire capacité d’évolution du lieu, aujourd’hui dédié aux sciences sociales dans une approche pluridisciplinaire qui a toujours été l’alpha et l’oméga de l’École et qui dans quelques semaines sera doté d’un nouveau bâtiment exceptionnel dans son architecture, bordé de quelques survivances du passé ; le Jourdan de demain sera de nouveau un lieu d’excellence et de rencontres, comme « de notre temps ».
Marianne Laigneau (1984 S), présidente de l’a-Ulm, Association des anciens élèves, élèves et amis de l’École normale supérieure
Être présidente de l’a-Ulm en 2016, c’est constater avec plaisir que les dichotomies impératives qui nous occupaient dans les années 1970 et 1980, ENS versus ENSJF, rue d’Ulm versus boulevard Jourdan et, en élargissant, ENS versus « Saint-Cloud-Fontenay, Cachan » comme on disait à l’époque, ne sont désormais plus de mise et que chaque partie travaille avec ses faibles moyens et son enthousiasme réel au rayonnement de la communauté normalienne qui est tout sauf communautariste. Ces oppositions étaient pourtant très vivaces lorsque je suis entrée à Sèvres en 1984, dernière année des concours séparés, et en même temps à l’internat du boulevard Jourdan où j’ai vécu plusieurs périodes : de 1984 à 1986 avec les seules sévriennes littéraires, de 1986 à 1988 avec les mêmes plus quelques ulmiens égarés pour la plupart scientifiques, la « cinquième année sans traitement » à Montrouge avec des élèves que l’on appelait à l’époque étrangers et non internationaux. En ajoutant les trois années de prépa effectuées au foyer public de la rue du Docteur Blanche à Paris, je passai ainsi huit années en internat de jeunes filles de 17 à 25 ans, ce qui me permet de revendiquer une certaine expertise en la matière.
Comme mes camarades en témoignent dans ces pages, évoquer les « bâtiments conventuels » du boulevard Jourdan, son atmosphère paisible et un brin désuète mais aussi les amitiés qui s’y nouèrent pour la vie, c’est d’abord faire remonter à la surface une foule de souvenirs nostalgiques : le thé que nous buvions à tour de rôle chez l’une ou l’autre durant la journée, la tisane le soir, la cuisine improbable du bout du couloir, le 110 volts, le médecin de l’hôpital Montsouris chargé de la visite médicale d’entrée en première année qui s’étonnait de la peinture dans les cheveux de ces jeunes filles dont la première occupation était de repeindre leur chambre, l’énergie que nous mettions à fréquenter tous les bals des grandes écoles avant l’agrégation, le bruit du parquet du grand salon où nous prenions des cours de dactylo payés par l’École pour nous préparer à taper notre thèse, nos déambulations en robe de chambre pour aller écouter religieusement au foyer de télévision les émissions sur
le cinéma de Frédéric Mitterrand, vite abandonnées quand, en 1986, les premiers garçons construisirent un bar au milieu du foyer ; mais aussi et surtout l’émulation intellectuelle entre camarades nourries de toutes les disciplines représentées, les discussions politiques sans fin, la musique toujours présente, les cours d’agrégation que personne n’envisageait de ne pas passer, la proximité presque familiale avec le corps professoral, les relations un peu décalées avec l’administration de l’époque, les heures en bibliothèque mais aussi les bus 38 et 68 pour le Quartier latin, les velléités de jogging au parc Montsouris où trônait encore, mais très délabrée, la réplique du palais du Bardo, héritée de l’Exposition universelle de 1867.
Et, plus que tout, l’extraordinaire impression de liberté physique et intellectuelle où tout semblait possible dans ce lieu pourtant clos et austère. Vers la fin de ma scolarité, j’aurais pu demander une chambre rue d’Ulm, je ne l’ai pas fait, officiellement parce qu’il y avait moins de douches qu’à Jourdan mais surtout parce que j’appréciais sans me le dire vraiment cette atmosphère paisible, chaleureuse, intime et studieuse du boulevard Jourdan dont ce numéro s’attache de manière brillante, rigoureuse et souvent drôle à retracer le style et le souvenir, ces relations profondes entre un lieu si singulier devenu presque un « lieu de mémoire » et ses différentes populations tout au long de sa riche histoire. Je préside l’a-Ulm mais je me définis toujours comme sévrienne.
La mémoire de chacune n’a gardé que le meilleur de ces années d’apprentissage car « tout cela, c’était notre jeunesse, le matin profond que nous ne retrouverons jamais plus », comme l’écrit Patrick Modiano dans La Place de l’Étoile.
Mais la nostalgie ne doit pas l’emporter sur la vision optimiste de l’avenir, fondée sur l’extraordinaire capacité d’évolution du lieu, aujourd’hui dédié aux sciences sociales dans une approche pluridisciplinaire qui a toujours été l’alpha et l’oméga de l’École et qui dans quelques semaines sera doté d’un nouveau bâtiment exceptionnel dans son architecture, bordé de quelques survivances du passé ; le Jourdan de demain sera de nouveau un lieu d’excellence et de rencontres, comme « de notre temps ».
Florence Weber (1977 L), Département de Sciences sociales de l’ENS
Christian Baudelot (1960 l), Sociologue, il a fondé et dirigé le département de Sciences sociales de l’ENS de 1990 à 2002
LA MÉMOIRE DU LIEU
Un nouveau bâtiment vient d’être inauguré, 48 boulevard Jourdan. Il abritera
désormais, autour d’une bibliothèque et d’un amphithéâtre communs,
les trois départements de l’École normale supérieure consacrés aux sciences
des sociétés contemporaines – le département de Sciences sociales avec le Centre
Maurice-Halbwachs et le Centre d’analyse et théorie du droit, le département de
Géographie doté de nouveaux moyens, le département d’Économie au centre d’un
riche partenariat, et l’École d’économie de Paris. Cette construction confirme le rôle
du campus Jourdan comme carrefour des sciences sociales franciliennes et permet
de regrouper les chercheurs, les enseignants-chercheurs et les étudiants de plusieurs
institutions qui partagent une conception empirique et ouverte des sciences sociales,
alliant la pluralité des méthodes les plus rigoureuses de l’enquête et du traitement des
données, et le dialogue entre différentes disciplines – science économique, histoire
économique et sociale, sociologie, anthropologie, science politique, droit, géographie –
pour comprendre et agir sur les transformations du monde contemporain.
Sa construction a obligé à raser l’un des bâtiments historiques édifiés en 1949, le
long de la rue de la Tombe-Issoire, celui qui abritait la direction, l’administration,
la bibliothèque de l’École normale supérieure de jeunes filles (ENSJF) et sa grande
salle de conférence, en attendant que les autres bâtiments de 1949 retrouvent leur
fonction d’internat pour les normaliennes et normaliens, après avoir servi d’internat
pour les sévriennes de 1949 à 1968 puis, jusqu’en 1985, pour les seules littéraires.
À l’heure où s’ouvre un nouvel avenir pour le site de Jourdan, l’occasion nous est
donnée de nous livrer à un exercice de mémoire collective, qui puisse en évoquer
les grandes et les petites heures, les personnes qui ont oeuvré à définir ses grandes
orientations au fil du temps, et qui l’ont fait vivre, les souvenirs qu’en conservent les
anciennes élèves, ainsi que toutes celles et tous ceux qui l’ont fréquenté à des titres
divers au cours de ses soixante-dix années d’existence. Le passé de ce lieu est assez
riche et varié pour ne pas être, comme ses murs, rasé de nos mémoires. D’où ce
numéro spécial de L’Archicube.
Si importante que soit, à partir du milieu des années 1980, l’orientation du site
Jourdan vers les sciences économiques et sociales, l’essentiel de son histoire est bien
celle de l’ENSJF, qui obtint la dévolution de la parcelle et la construction des bâtiments
et s’y installa pendant près de quarante ans, depuis son arrivée au printemps
1949 jusqu’à sa fusion en février 1988 avec l’École normale supérieure de la rue
d’Ulm, dans une nouvelle école alors dirigée par Georges Poitou. La réalité de cette
école ne coïncida jamais avec l’image du couvent de jeunes filles que lui accolèrent
souvent des stéréotypes colportés depuis la rue d’Ulm dans la lignée des textes fondateurs
de l’École de Sèvres, des années 1880 : « il importe autant, pour le moins, de
former leur caractère et de les habituer à une vie sévère et recueillie ». Le rapporteur
au Sénat évoquait même le modèle d’un « noviciat laïque ».
Les grandes figures qui présidèrent à ses destinées, Lucy Prenant, Marie-Jeanne
Durry, Josiane Serre, réussirent au contraire à assurer aux sévriennes un enseignement
de très haut niveau, adossé à des recherches dans des domaines novateurs, tant
en lettres qu’en sciences, leur ouvrant progressivement de brillantes perspectives de
carrière internationale dans l’enseignement supérieur et la recherche, mais aussi dans
les entreprises et la haute fonction publique, malgré des préjugés particulièrement
forts dans le monde académique français.
Elles poursuivirent ainsi l’oeuvre de Mme Jules Favre, la première directrice de
Sèvres de 1881 à 1896, qui arracha l’enseignement féminin aux adeptes de « l’égalité
dans la différence » pour imposer en toute discrétion l’ambition de l’égalité intellectuelle.
Elles prirent le relais d’Eugénie Cotton, nommée en 1936 par le Front
populaire à la tête d’une école désormais rattachée à l’enseignement supérieur,
offrant la même qualité d’enseignement qu’aux ulmiens, après deux décennies où
le destin des sévriennes était strictement limité à l’enseignement secondaire, tandis
qu’une quarantaine de jeunes femmes brillantes était passée par l’École normale
supérieure de la rue d’Ulm, accréditant l’idée que l’excellence féminine ne pouvait
être qu’exceptionnelle.
Dès 1944, Lucy Prenant, philosophe et résistante, ancienne professeur de khâgne
au lycée Fénelon, reprit le flambeau, non sans rencontrer l’hostilité croissante des
milieux conservateurs jusqu’à son départ en 1956. Lucy Prenant avait dû batailler
pour construire les bâtiments nécessaires à cette ambition, notamment une bibliothèque
dont fut chargée Suzanne Dognon, épouse de Lucien Febvre, fondateur des
Annales, nommée à ce poste dès 1936 et restée jusqu’à sa retraite en 1963. Elle avait
obtenu une quatrième année pour les sévriennes s’orientant vers la recherche, elle les
encouragea à entrer au CNRS et dans les universités, elle fut particulièrement attentive
à la dimension internationale de leurs études et réussit à implanter durablement
l’idée que « Sèvres », c’était désormais « Jourdan », et que les ambitions intellectuelles
et professionnelles des sévriennes étaient pleinement légitimes.
En 1956, la nomination d’un professeur de la Sorbonne, Marie-Jeanne Durry,
témoignait de la poursuite du même objectif avec d’autres moyens. Cette brillante
universitaire mit au service de l’École son exigence, son ambition, son entregent
littéraire, et batailla de nouveau, mais de nouveau en vain, pour obtenir la réunification
des locaux utilisés par les sévriennes : « Que notre Maison ait enfin sa maison ! »
fut son leitmotiv. L’ENSJF était en effet coupée en deux, l’ENS-Ulm hébergeant
rue Lhomond les laboratoires mixtes. Marie-Jeanne Durry obtint un terrain à
Montrouge et y fit commencer les travaux, la rentrée du mois d’octobre 1968 devait
délaisser Jourdan et se faire à Montrouge, « quand survinrent les évènements de maijuin
et le rapt », selon ses propres mots rapportés par Mme Cavigneaux : les bâtiments
de Montrouge considérés comme inoccupés furent d’abord entièrement dévolus à
une autre institution avant d’être partiellement rendus à l’ENSJF.
Il fallut la nomination de Josiane Serre, en 1974, pour retrouver l’élan originel.
Cette chimiste de haut niveau avait construit à Montrouge les laboratoires dont les
sévriennes avaient besoin, en chimie, en informatique, en télédétection. Elle mit
toute son énergie au service des élèves, poussant les littéraires comme les scientifiques
à avoir davantage d’ambition et leur donnant les moyens de ces ambitions.
Ouverture internationale, efficacité pédagogique, soutien aux recherches les plus
innovantes : les témoignages de cette période montrent à l’envi à quel point les
femmes devaient toujours en faire davantage pour être les égales des hommes. La
fusion dans une école unifiée était projetée de longue date. Elle mit longtemps à se
faire, sans doute autant parce que certaines femmes craignaient que la fusion n’exacerbe
la concurrence jusqu’à l’éviction, que du fait de la condescendance tenace de
certains milieux masculins.
Pour restructurer et diriger le nouveau département de Mathématiques et d’Informatique
de la rue d’Ulm, après la fusion, Georges Poitou fit appel dans l’équipe des
matheux de Montrouge à Michel Broué. Montrouge abrita également un laboratoire
pionnier de géomorphologie littorale et de télédétection fondé par Fernand Verger,
professeur de géographie à l’ENSJF. Grâce à lui les sévriennes eurent immédiatement
accès aux découvertes les plus récentes de cette discipline.
La fusion des deux ENS, d’Ulm et de Sèvres, en 1988, mit un terme aux errances
des sévriennes condamnées depuis 1940 à vivre « entre deux gîtes ». Les sites d’Ulm,
de Jourdan et de Montrouge, assez vastes pour accueillir tout le monde, ne faisaient
désormais plus qu’un. Bénéfique aux deux institutions d’origine sous beaucoup d’aspects,
cette fusion porta pourtant un coup fatal au recrutement de mathématiciennes
et de physiciennes à l’ENS. Tant que les concours étaient séparés, l’ENSJF accueillait
chaque année de quinze à vingt mathématiciennes dont les carrières ultérieures
n’ont jamais terni la réputation d’excellence des ENS dans ce domaine. L’attribution
de la médaille d’or 2016 à la mathématicienne Claire Voisin l’atteste clairement.
Mais, depuis la fusion des concours, les effectifs de filles reçues au concours maths
oscillent selon les années entre zéro et quatre, pour environ quarante garçons. Des
proportions voisines s’observent en physique. Anticipé par beaucoup d’enseignantes
et d’enseignants scientifiques exerçant à Montrouge, ce résultat porte gravement
atteinte au recrutement de femmes dans les carrières scientifiques, par absence croissante
de modèles forts auxquelles pourraient s’identifier les jeunes filles au moment
de s’orienter dans l’enseignement supérieur1. La fusion eut aussi pour effet d’amputer
lourdement les activités de recherche en chimie qui s’étaient développées sur le site
de Montrouge.
En fait, la fusion des deux ENS consista surtout en une absorption de l’ENSJF
par l’ENS de garçons. Les sévriennes sont devenues des normaliennes, ce vocable
n’ayant jamais qualifié celles qui les avaient précédées. Et si ces normaliennes furent
bien immédiatement les égales des normaliens, ce ne fut pas le cas des anciennes
sévriennes, admises en 2000 seulement dans la communauté des archicubes et non
reconnues comme « archicubesses ». Elles n’avaient notamment pas le droit au prêt
à la bibliothèque littéraire de la rue d’Ulm, sauf par permission exceptionnelle ; et
même lorsqu’elles exerçaient des fonctions d’enseignement à plein-temps à l’École,
elles devaient renouveler chaque année leur inscription à la bibliothèque. Cette
anomalie s’explique par l’incertitude sur le destin de la bibliothèque de Jourdan,
comme on le verra, mais elle fut vécue par toutes les « anciennes » comme une
immense vexation. De même, l’Association des anciens élèves est devenue, cette
année seulement, l’Association des anciennes et anciens élèves…
Loin d’être un long fleuve tranquille, l’histoire de Jourdan est traversée d’inflexions
et de moments critiques qui mirent plusieurs fois en cause son existence
même. À l’origine, un pis-aller provisoire mais déjà heureux : des bâtiments en
« préfabriqué » construits pour abriter l’ENSJF, expulsée de Sèvres dès le début de la
guerre par les Allemands, son cadre originel, et de nouveau chassée en 1947 de l’abri
américain, rue de Chevreuse, que lui avait prêté Columbia University dès 1942.
Tandis que Lucy Prenant s’était immédiatement réjouie de trouver des locaux enfin
convenables, après l’errance dans le froid et l’inconfort, pour Marie-Jeanne Durry
qui dirigea l’école, de 1956 à 1974, ni le site, ni les bâtiments n’étaient à la hauteur de
l’institution : « Sèvres végétait sur un lopin de terre prêté par la Cité universitaire »,
d’ailleurs pressée de retrouver son terrain. Les murs des pavillons « construits pour
durer cinq ans ne tenaient plus que par les couches de peinture superposées dont
ils étaient enduits chaque année ». La recherche d’une implantation définitive dans
un lieu plus approprié a longtemps mobilisé son énergie. Après plusieurs tentatives
infructueuses au Quartier latin (la Maison des sourds-muets, rue de l’Abbé-del’Épée,
en particulier), un nouveau site fut trouvé à Montrouge qui pouvait accueillir
l’ENSJF dans toutes ses composantes, littéraires et scientifiques, enseignement et
laboratoires. Dix ans de travaux (1958-1968) furent nécessaires pour la construction,
les petites cours intérieures se voulaient des copies miniatures de la cour aux Ernests.
En octobre 1968, moment choisi pour y emménager et accueillir la nouvelle promotion
de sévriennes, le ministre changea d’avis et affecta les locaux, in extremis, et sous
la pression des étudiants en médecine de Mai 68, à l’UER d’odontologie de Paris 5
et au Centre préparatoire aux études médicales de Paris 7 qui allèrent à leur tour les
retransformer à grands frais. Marie-Jeanne Durry obtint finalement d’Edgar Faure,
le 13 novembre 1968, un engagement écrit de restitution, qui ne fut que partiellement
exécuté : sur les 25 000 m2 initialement prévus, l’ENSJF n’en récupéra que
9 380, surface notoirement insuffisante pour y loger tout le monde. L’École perdait
de nouveau son unité comme au début de la guerre, après vingt années de répit. Les
sévriennes littéraires restèrent à Jourdan tandis que la directrice adjointe, Josiane
Serre, dirigea le déménagement d’une partie des laboratoires de physique et chimie
de la rue Lhomond à Montrouge qui devint le centre d’enseignement, de recherche
et, pour beaucoup, de résidence des sévriennes scientifiques. Aujourd’hui encore la
préparation à l’agrégation de sciences physiques se fait partiellement à Montrouge.
Le génie du lieu, caractéristique de la « vieille maison », marqué par un fort attachement
aux bâtiments, s’était transformé : les souvenirs de Montrouge sont souvent
heureux, ceux de Jourdan plus mitigés, mais surtout la communauté des élèves scientifiques
et littéraires s’était défaite.
Vingt-cinq ans plus tard, le site de Jourdan faillit bien faire les frais d’une même
opération ministérielle. Une fois réalisée la fusion d’Ulm et de Sèvres, en 1988,
Jourdan cessa d’être le foyer intellectuel et le lieu d’enseignements littéraires qu’il fut
pour se réduire à une bibliothèque, un pot et un internat, de plus en plus délaissés
par les filles au profit des thurnes et des salles de cours de la rue d’Ulm. Cet abandon
partiel du site n’échappa pas au ministère. Un projet prévoyait que les 35 000 m2
constructibles à Jourdan reviendraient à l’Inalco (Institut national des langues
orientales), l’ENS se voyant attribuer en échange le terrain vague de la partie nord.
Un concours d’architecte sélectionna Christian de Portzamparc, lequel conçut les
plans d’un projet d’un campus mixte Inalco-ENS avec un partage raisonnable de
locaux. Le projet échoua pour deux raisons. La première est honteuse : la levée de
boucliers des habitants des petits pavillons voisins, vivement soutenus par le maire du
14e arrondissement, qui multiplièrent les recours contre le permis de construire
en raison des craintes que suscitait pour leur confort l’installation d’un campus
de l’Inalco et de ses étudiants étrangers ! La seconde est plus avouable : l’implantation
d’un laboratoire d’économie, le Delta, en 1987-1988, suivie, dix ans après,
de l’installation du département de Sciences sociales (1998), puis d’un laboratoire
de sociologie, le Centre Maurice-Halbwachs (2002). Ces implantations successives
réussirent à conjurer la menace en montrant aux autorités de tutelle que ce site de
l’ENS était redevenu un lieu actif d’enseignement et de recherche, réunissant sur
son campus des unités relevant de nombreuses institutions d’excellence : CNRS,
EHESS, Ponts-et-Chaussées, Cepremap, Inra.
L’histoire est-elle terminée ? La Fondation de l’École d’économie de Paris
(2005-2006), issue de la fusion du Delta avec d’autres laboratoires d’économie, et
l’obtention par elle de crédits importants pour construire un nouveau bâtiment sur
le site de Jourdan, faillirent à deux reprises tourner au drame. Lorsque Monique
Canto-Sperber fut nommée directrice de l’ENS, en 2005, il était question que l’ENS
renonce à la parcelle Jourdan, ce à quoi elle se refusa. En 2008, l’École d’économie
de Paris vota une résolution pour quitter Jourdan ; un an plus tard, la mobilisation de
tous en assura le maintien sur place. Le bâtiment enfin construit, et à Jourdan, sera
partagé par les deux institutions. Il permet d’agrandir considérablement la capacité
d’accueil, d’enseignement et de recherche du campus Jourdan, sans empiéter d’un
centimètre sur le jardin, qui constitue depuis l’origine son trésor le plus précieux.
Mais la dévolution de fait d’une partie du territoire de l’ENS à une fondation ne va
pas non plus de soi. Google Maps n’identifie que l’« École d’économie de Paris » sur
le site de Jourdan, avant même la prise en compte du nouveau bâtiment !
Note
1. Une étude récente a bien analysé les raisons d’un tel état de fait. Voir Marianne Blanchard,
Sophie Orange et Arnaud Pierrel, Filles + Sciences = une équation insoluble ?, Paris, Rue
d’Ulm, « Collection du Cepremap », 2016.
SOMMAIRE
Éditorial, Marianne Laigneau 7
LE DOSSIER : LE FABULEUX DESTIN DU BOULEVARD JOURDAN
La mémoire du lieu, Christian Baudelot et Florence Weber 11
De Sèvres à la construction de Jourdan 17
L’esprit de Sèvres et les temps fondateurs (1881-1896) : Mme Julie Velten, veuve Jules Favre, Françoise Mayeur 17
Les sévriennes, 1938-1945 : la marche vers l’égalité malgré la guerre, textes choisis par Florence Weber 22 N.B. Le site vous offre la possibilité de lire l'intégralité de la plaquette A l'Ecole de Sèvres, 1938-1945, publiée en 1995. Cliquez ici.
L’entre-deux gîtes (souvenirs sur les années 1945-1949), Simone Reissier-Bertière et Lucette Vidal 29
Quelques fragments de Lucy Prenant, Frédérique Matonti 34
Jourdan avant et avec Montrouge, la marche vers la fusion (1956-1988) 41
Marie-Jeanne Durry, boulevard Jourdan, Marie-Christine Cavigneaux 41
Souvenirs d’un intérim, Béatrice Didier 48
Josiane Serre et l’ENSJF, Claude Imbert 51
École normale supérieure, ma madeleine de Proust, Suzy Halimi 53
Être secrétaire générale à Jourdan, Édith Lounès 56
L’ouverture internationale de l’ENS(JF), Édith Lounès 62
Anecdotes sévriennes, Martine Courtois et alii 65
Les mutations de la chimie lors de la fusion ENSJF et ENS-Ulm, Gilberte Chambaud 73
Enseignement et recherche en géographie à la veille de la fusion Jourdan-Ulm, Jacques Brun 76
Quelques souvenirs des sévriennes, Daniel Perrin 79
Une génération sacrifiée (1993), Jacqueline Ferrand 83
Montrouge, 1976, Karine Chemla 86
Insula dulcamara, Sylvie Bach 89
Quelques mots sur la fusion Sèvres-Ulm vue du côté des littéraires…, Monique Trédé 93
La mixité, Jean-Pierre Lefebvre 95
La bibliothèque de Jourdan et sa lente marche vers la fusion, Isabelle Pantin 99 N.B. Le site vous offre la possibilité de lire l'intégralité de l'article d'Isabelle Pantin, publié en abrégé dans la version papier de L'Archicube. Cliquez ici.
Un nouveau bâtiment, de nouveaux projets 110
L’économie à Jourdan, François Bourguignon 110
Les années 1990 : menaces sur Jourdan, Étienne Guyon 114
Le site de Montsouris, ou quand l’histoire du vide a un sens, Marc Viré 115
Novembre 2005-décembre 2006 : un moment clé de la vie du campus Jourdan, ou la fabrique d’une communauté de destin ENS-EEP, Monique Canto-Sperber 117
Le campus du 48 boulevard Jourdan…, Guy Lecuyot 119
Jourdan au carrefour des sciences sociales, Florence Weber 121
Le droit, une nouvelle science sociale à Jourdan, Jean-Louis Halpérin 124
Étudier les inégalités à Jourdan : les synergies entre économistes et sociologues, Pierre-Yves Geoffard et Serge Paugam 128
Horizons interdisciplinaires de la recherche sur le risque, James Peter Burgess et Emmanuelle Cunningham-Sabot 131
La bibliothèque de Jourdan : et maintenant ?, Emmanuelle Sordet 134
La base de données ArchEthno : archiver la documentation ethnographique, Florence Weber 141
Jourdan, un campus pour les sciences sociales, Thomas Piketty 148
LA VIE DE L’ÉCOLE
Discours de Marc Mézard à l’occasion de la journée de lancement des Cours de l’École normale de l’an III 153
CARRIÈRES ET VIE DES CLUBS
Les « rendez-vous Carrières » 159
Le club Diplomatie 160
LES NORMALIENS PUBLIENT
Wladimir Mercouroff 163
Étienne Guyon 164
Guy Lecuyot 165
Daniel Treille 169
Patrick Cauderlier 170
Olivier Szerwiniack 176
Michel Morel 184
Lucie Marignac 187
ULMI & ORBI 197
Le courrier, Guy Lecuyot 199
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