La mémoire. Léon Brunschwicg

L'archicube n°16 - 01-06-2014
La mémoire. Léon Brunschwicg


Quel superbe sujet que celui de ce numéro 16 de L’Archicube : la mémoire. À l’heure où j’écris ces lignes, une annonce extraordinaire attend une confirmation définitive. Il s’agit de la première observation de l’onde engendrée par le phénomène d’inflation de l’univers qui s’est produit 10–38 secondes après le big bang, et qui a dilaté l’univers d’un facteur 1026 ! Cette manifestation de la mémoire d’un événement aussi exceptionnel est la confirmation que toute la communauté scientifique attendait de l’un des aspects essentiels de la relativité générale, l’existence d’ondes gravitationnelles. Or la relativité générale fait aujourd’hui partie de notre quotidien. En effet, sans prendre en compte ses effets, nos GPS n’auraient une précision que de quelques kilomètres… au lieu des quelques décimètres actuels. Dans le cas que j’évoque ici, la mémoire de ce phénomène se trouvait gravée dans la structure du rayonnement fossile observé depuis plusieurs années par de nombreux observatoires et satellites. C’est bien là une magnifique illustration des propos de Michel Serres dans l’introduction de ce numéro, qui nous explique à quel point la mémoire peut se trouver gravée partout.

Autres événements au moment où j’écris ces lignes : la semaine du cerveau qui s’est déroulée en mars un peu partout en France et le Prix européen du cerveau décerné à trois chercheurs dont notre camarade Stanislas Dehaene (1984 s). Ainsi, aujourd’hui, la connaissance du fonctionnement de notre cerveau, l’objet le plus complexe que nous connaissions au sein de l’univers, permet, petit à petit, de mieux comprendre comment fonctionne notre propre mémoire… qui est bien différente de celle de nos ordinateurs !

Mais revenons à l’a-Ulm. S’il est une notion chère à notre association, c’est bien aussi celle de mémoire. Chaque année en effet nous rappelons la mémoire de ceux qui nous ont quittés. Chaque promotion apprécie de se retrouver rue d’Ulm, quelques années après en être sortie, pour évoquer les souvenirs qu’elle y a laissés. L’histoire même de l’École, à laquelle nous nous intéressons, constitue un élément essentiel de notre mémoire collective.

Alors à quoi sert cette mémoire, certes récente au regard des perspectives de l’histoire de l’humanité ou de l’univers, mais qu’il nous est plus facile de mesurer à l’aune de notre propre histoire ? Évidemment à comprendre et à apprécier le présent, car il n’y a pas de présent sans passé et plus le présent est difficile à déchiffrer, ce qui est particulièrement vrai aujourd’hui, plus un regard en arrière se révèle un exercice essentiel. Il est frappant que se présentent à notre service Carrières des directeurs de ressources humaines d’entreprises qui nous demandent si nous ne pourrions pas leur envoyer des normaliens littéraires qui, au-delà même de leur culture et de leur formation, ont appris à porter sur le monde contemporain un regard éclairé par leur connaissance de l’antiquité, de l’histoire des civilisations et de la pensée.

Ainsi, par exemple, n’est-il certainement pas inutile, lorsque certains comparent la révolution de l’Internet à l’invention de l’imprimerie, d’avoir un regard historique sur les conséquences humaines et sociales qu’a eues, en son temps, cette dernière invention. Si certains voient dans notre monde contemporain les indices d’une décadence ou même d’une possible disparition de notre civilisation, l’étude de la disparition de civilisations entières, khmers ou mayas par exemple, voire de la décadence de l’empire romain, pourra certainement apporter des nuances et des enseignements à cette analyse…

C’est donc bien donner à la mémoire toute sa signification que de la considérer comme le meilleur moyen de se projeter dans le présent et, comme le disait Saint-Exupéry, non pas de prédire l’avenir mais de le rendre possible.

Les contributeurs à ce numéro sont nombreux et divers. Comme de coutume, nous avons pu faire appel à des spécialistes de toutes les disciplines, littéraires et scientifiques. Je tiens à les remercier très chaleureusement ainsi que la coordinatrice
de L’Archicube, Véronique Caron, entourée du comité de rédaction.

Jean-Claude Lehmann,
Président de l'A-Ulm


L’HISTOIRE OU L’OUBLI

Les historiens se vantent volontiers de leur mémoire alors que l’histoire se définit par de multiples oublis.

Deux premiers oublis

Comme elle commence avec l’invention de l’écriture, elle oublie les peuples sans écriture, plus nombreux, encore aujourd’hui, que ceux qui en jouissent. L’histoire
pousse donc certains d’entre nous à traiter de préhistoriques des contemporains. Par bonheur, une science humaine, humaine au sens moral tout autant que scientifique, l’ethnologie, pallie cet oubli.

L’histoire oublie aussi les temps qui précédèrent l’invention de l’écriture. Par bonheur, une science humaine, humaine au sens moral tout autant que scientifique, pallie cet oubli : la préhistoire, dont la portée couvre l’intervalle entre l’apparition d’homo sur la planète Terre et l’invention de l’écriture.

Or, histoire, ethnologie et préhistoire traitent des humains. Nous pouvons dire narcisses ces trois disciplines.

L’oubli de l’évolution

Comment homo parut-il ? Dix savants développent autant de scénarios où interviennent des contraintes d’environnement, des changements de climat, flore, faune et relief, bref des processus indépendants de l’histoire. Ils font alors appel à une nouvelle discipline : l’évolution, qui se développe sur une autre échelle de temps Certains examinent les fossiles, datent l’émergence, la durée, la disparition des espèces, décrivent l’arbre évolutif des classifications, remontent à des dizaines, des centaines de millions d’années, au Jurassique, au Crétacé, à l’ère primaire, à l’explosion du Cambrien où les vivants virent se former leurs parties dures ; plus haut encore, vers une époque où ne régnaient sur la planète que des monocellulaires. L’émergence du vivant date de trois milliards huit cents millions d’années, moment où d’étranges molécules se dupliquèrent.

À ne se référer qu’aux humains, l’histoire, devenue alors étonnamment brève – quelques millénaires –, avait oublié le temps des vivants qui les entourent, les firent
naître, les abritent, les nourrissent, leur permettent de survivre.

L’oubli du Grand Récit de l’univers

Mais ces premières molécules, bientôt vives, se multiplièrent sur une planète qui venait de se former. Ni étroite ni narcisse, Petite Poucette apprend sur Wikipedia le
big bang et le boson, donc les débuts de l’univers, voici quinze milliards d’années. Alors que ses parents, voués à une histoire oublieuse, ne parlaient que de siècles ou
de millénaires, la voilà milliardaire en temps. Elle sait que l’univers en expansion n’a cessé de se refroidir, que s’y formèrent d’abord les corps simples, hydrogène, hélium, azote et carbone, puis les composés, enfin des amas énormes, galaxies, étoiles et constellations, plus les planètes, dont la Terre. Petite Poucette se souvient alors que notre maison, commune, de plus, à tous les vivants, et condition de leur existence, date de quatre milliards d’années, qu’elle se transforme selon les mouvements lents de ses plaques profondes et qu’ainsi elle rend possible vie et histoire.

Retour aux pr emiers oublis

Pour délaisser ainsi le temps des vivants, des choses et du monde, il fallait encore oublier que nous ne sommes pas les seuls capables d’écrire. Le vent trace sa partition musicale sur les lames de la mer et les dunes du désert ; l’eau courante tisse les branchages riches des arborescences fluviatiles ; les poussières gravent les falaises déjà dessinées par l’érosion ; par le style des séismes, les plaques tectoniques marquent le relief ; les vivants laissent des restes, ne serait-ce que des os… Tout enfin est écrit en langue mathématique.

Mieux, nous ne connaissons pas de vivant, bactérie, champignon, baleine, séquoia, individu ou espèce… dont nous ne puissions pas dire qu’il émet de l’information,
en reçoit, en stocke et la traite ; nous ne connaissons pas, de même, de chose inerte, molécule, cristal, océan, planète, galaxie… dont nous ne puissions pas dire qu’elle reçoit de l’information, en émet, la traite et la stocke ; et comme il n’existe pas de personne humaine ni de groupe social, ferme, ville, nation… dont nous ne puissions pas dire qu’il ou elle émet, reçoit, stocke et traite de l’information, ces quatre règles unissent tout ce qui existe sans exclusive.

À commencer par l’écriture, simple variété de codage, et donc par l’information que tout code émet, reçoit, traite et stocke, l’histoire eût dû retrouver la somme
universelle des temps qu’elle avait oublié.

Humilité, humanisme

Après avoir ainsi retrouvé la mémoire grâce au Grand Récit des corps inertes et à l’évolution des vifs, tous universellement codés, Petite Poucette arrive, alors et alors
seulement, à l’histoire, traité du destin humain et appendice bref dont l’aire se définit en précision par cette série d’oublis.

Ces deux Grands Récits lui apprennent l’humilité – terme précis qui forme l’homme d’humus –, alors que l’histoire et même la préhistoire faisaient croire à ses
prédécesseurs qu’ils étaient exceptionnels ; oui, nous sommes tous exceptionnellement récents, donc tragiquement fragiles. Dernier coup, temporel celui-là, porté au
narcissisme humain.

Un nouvel humanisme ainsi se prépare. Fondé sur l’histoire, soit sur un nano instant de temps, l’ancien célébrait l’homme et ses exploits. Construit sur une échelle
temporelle qui tient compte de tout le réel, le nouveau plonge les humains parmi les choses forgées dès la fournaise du big bang et parmi les espèces vivantes formées par l’évolution. Nous voici les derniers venus, plus vaniteux que prudents, géniaux certes mais violents, moins rationnels que déments, amnésiques devant être rappelés, sous risque de mort générique, au souvenir de ces temps oubliés.

Voué enfin à la mémoire, ce nouvel humanisme éduquera l’être-au-monde.

Michel Serres (1952 l)

Éditorial
, Jean-Claude Lehmann 7

LE DOSSIER : LA MÉMOIRE
L’histoire ou l’oubli, Michel Serres 11

Le grand récit de l’univers 15

La mémoire de l’univers, Jean Audouze 15
Mémoire de la matière, Étienne Guyon et Jean-Pierre Hulin 22
La mémoire géologique, Yves Caristan 25
Le carottage des couches superficielles de la Terre, Denis-Didier Rousseau 30

Le temps des vivants 35

Mémoire et neurosciences, Timothée Devaux et Théodore Soulier 35
Rencontre avec Francis Eustache, Timothée Devaux et Théodore Soulier 43
Memoria ego sum : quand la mémoire forge l’identité personnelle, Pascale Piolino 48
Comment effacer la mémoire de sa mère, ou pourquoi les bébés naissent-ils très jeunes ? Antoine Danchin 55
La mémoire des animaux, Georges Chapouthier 62

Mémoire et histoire 66

Mémoire, histoire et présentisme, François Hartog 66
D’une commémoration à l’autre, Jean-Noël Jeanneney 70
Enseigner l’histoire et la mémoire, Tristan Lecoq 76
Mémoires européennes, mémoire européenne ? Étienne François et Thomas Serrier 82
La mémoire des acteurs économiques : une question d’histoire, Marie-Noëlle Polino 90

Mémoire autobiographique et construction d’identité 95

C’était lui, c’était moi : la mémoire aujourd’hui, Frédéric Worms 95
Une place dans les mémoires…, Constance Lacroix 99
La mémoire volontaire de l’écrivain, Guillaume Perrier 104
Trous de mémoire et détours du récit : l’impossible anamnèse dans la littérature afro-américaine, Yves-Charles Grandjeat 109
Mémoire et identité de l’homo faber : du démon de Maxwell à celui de Max Frisch, Véronique Caron 115
Paul Celan, Jean-Pierre Lefebvre 121

Entre écriture et oralité 124

La mémoire : supports, effacement et trop-plein, Wladimir Mercouroff 124
La mémoire numérique et ses limites, Wladimir Mercouroff 131
Mémoire, narration, prière, Carlo Severi 136
Tupa’ia le navigateur : la mémoire comme boussole, Emmanuel Desclèves 141
L’autre mémoire de l’écrit, Anne-Marie Christin 149
La musique, un art de mémoire ? Quelques réflexions sur l’anamnèse musicale, Louis Delpech 154
À la mémoire d’Adrien Bullas, expert de la mémoire, Jean-Thomas Nordmann 160

LA VIE DE L’ÉCOLE

Les MOOCS et les « flots » à l’école 165
Le lancement des travaux au 48 boulevard Jourdan 167

CARRIÈRES ET VIE DES CLUBS

Jean-Pierre Lefebvre : coup de projecteur 171
Des normaliens innovateurs et créateurs d’entreprises 174
Questions à David Meulemans 180
Questions simples à Vincent Tejedor 182
Innover, créer peut-être : « rendez-vous Carrières » du 16 octobre 2013 185
Le théâtre de l’Archicube 191

LES NORMALIENS PUBLIENT

Jean-Thomas Nordmann 195
François Bouvier 210
Lucie Marignac 213
Guy Lecuyot 222

ULMI & ORBI

De brumaire à vendémiaire, l’ENS de Rennes 229
Restauration de mémoire : Léon Brunschvicg 233
Avancer seul, muni de la seule raison 234
Léon Brunschvicg : le moment critique de la philosophie française au xxe siècle 239
L’agenda retrouvé 243
Courrier des lecteurs 247


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