ABRIBAT Jean-Paul - 1955 l

ABRIBAT (Jean-Paul), né le 29 juin 1934 à Mazères-sur-Salat (Ariège), décédé le 23 juin 2018 à Mazères-sur-Salat (Ariège). – Promotion de 1955 l.


Avec la fin de cet hiver, nous apprenons par René Pommier (1955 l) la triste nouvelle de la fin de notre camarade et ami Jean-Paul Abribat .

Personnellement, je ne sais pas grand-chose de précis de son passé pré-normalien, sinon qu’il venait de Bayonne (son père y était, je crois, magistrat) et qu’il avait intégré à partir de la khâgne de Louis-le-Grand . J’ai déjà beaucoup parlé de lui dans la notice que j’avais rédigée pour notre camarade de

promotion François Drouault (L’Archicube 23 bis, février 2018, pp .106-111) et il me serait très pénible psychiquement d’y reprendre les mêmes souvenirs .

Disons ici qu’Abribat, Drouault et moi-même formions un petit trio très serré de philosophes, très fascinés par le post-kantisme . Chacun avait sa spécialité dans l’échelle logique montant de Fichte (Abribat) en passant par Schelling (Drouault) pour arriver à Hegel (Jalley) . Nous ne maîtrisions pas l’allemand et essayions en vain de déchiffrer l’énorme ouvrage classique de Richard Kroner, Von Kant bis Hegel (De Kant à Hegel) . En définitive, ce n’est que soixante années plus tard que j’ai réussi à le faire traduire en français, en binôme (l’introduction est de moi) avec la déconvenue que ces Titans de la pensée ne soient plus du tout au goût du jour, frotté de l’empi- risme néolibéral venu d’Amérique du Nord .

Jean-Paul n’habitait pas à l’École, nous l’attendions tous les jours patiemment, en fin de matinée ; il venait de l’hôtel Jean-Bart, de l’autre côté du Luxembourg . Nos colloques, surtout au Café Piron, de l’autre côté de la rue Gay-Lussac, étaient quotidiens et prolongés après le repas de midi, ou alors dans les premières thurnes tout de suite après la salle des Actes .

En arrivant, il venait assez souvent, avant de vaquer à diverses relations, entreposer dans ma thurne son cartable, toujours très plat, contenant seulement le dernier livre qu’il lisait . On ne l’a pratiquement jamais vu aller suivre un cours à la Sorbonne . Il s’est toujours instruit en philosophie par la seule lecture – des textes majeurs, jamais des commentaires – et aussi la conversation avec de rares amis, qu’il jugeait bons pour sa fréquentation . Nous nous retrouvions, les trois postkantiens au cours de Jean Hyppolite (1925 l) le jeudi soir en salle des Actes, toujours au premier rang . Peut- être s’agissait-il de la part de Jean-Paul, d’une posture libertaire à relier à son origine basque ?

Jean-Paul avait un physique, un maintien et un entretien de caractère socra- tique . Sa capacité d’improvisation verbale était prodigieuse . Il n’était pas très facile à suivre lorsqu’il essayait de nous expliquer Fichte, déjà pas facile à ânonner dans les traductions démodées du xixe siècle . Mais il y avait aussi des moments de détente : Jean-Paul jouait ainsi au Tribunal (pour rire) le rôle de deux avocats d’un procès fictif, en improvisant en direct l’un après l’autre dans la foulée . Il avait un esprit de goliardise (de source occitane lui aussi ?) qui lui inspirait à l’occasion la composition de couplets factieux, que la petite troupe de ses fidèles, à l’occasion, reprenait en procession dans les couloirs de notre chère Institution... Ses talents d’improvisateur s’alimentaient beaucoup à l’esprit du Collège de pataphysique, dont il connaissait bien la littérature, dans la lignée de l’esprit d’Alfred Jarry .

Jean Hyppolite, le directeur d’alors, l’estimait particulièrement et il l’avait dépêché, tout de suite après l’année supplémentaire après l’agrégation, à l’univer- sité de Bordeaux, en octobre 1960, comme assistant auprès du sociologue François Bourricaud . Jean-Paul y a effectué l’ensemble de sa carrière jusqu’à sa retraite (autour de 2000) . Il était féru des méthodes, alors modernes, de la dynamique de groupe, dont la vedette de l’époque était surtout l’américain Carl Rogers . C’est la raison pour laquelle la venue à Bordeaux de Raymond Boudon (1954 l), de 1964 à 1967, de vision bien plus conservatrice, centrée sur Merton et Lazarsfeld, n’avait pas été entre eux l’occasion d’un dialogue très chaleureux . Il y eut même une tentative de projet de pétition auprès des parents d’étudiants, pour le mettre à l’écart de l’université, et Jean-Marc Pelorson parlera plus loin de cette affaire de chiens de garde . Disons que Raymond Boudon (1934-2013) et Pierre Bourdieu (1951 l ; 1930-2002) ont passé, dans les années 1980-1990, pour les porte-drapeaux déclarés des deux camps princi- paux de la sociologie française, pour le dire clairement : de droite et de gauche . Ainsi en 1960, Boudon, installé au ministère de la Marine, comme officier responsable du recrutement spécial réservé aux normaliens pour les élèves officiers, avait pris soin de m’en faire écarter .

Je me souviens aussi que, dans les années 1990, Jean-Paul s’était déclaré dans le camp des partisans de Bourdieu lors d’une querelle publique de celui-ci avec les autorités télévisuelles, notamment Jean-Marie Cavada . L’événement avait donné lieu à un film de Pierre Carles, intitulé Enfin pris ? dont Jean-Paul était venu assister à la présentation à Paris en 2002 .

Dès les années 1970, Jean-Paul s’est intéressé également au renouveau de la psychanalyse défendu et illustré par Jacques Lacan . Il était membre de l’école laca- nienne de psychanalyse présidée longtemps par Jean Allouch (dès 1985) . Il en suivait les activités, et a même logé chez moi pendant de longues années lors de ses venues à Paris pour ce motif . Vers la fin de sa carrière universitaire et pendant les premières années de sa retraite, Jean-Paul consultait en psychanalyste à Bordeaux .

Depuis une dizaine d’années environ, lassé de la vie citadine, et après une première alerte de santé alors surmontée, il s’était retiré à Mazères-sur-Salat, une bourgade située aux environs de Saint-Gaudens, pas tellement loin de son Pays basque d’origine, dans la maison qu’il tenait de ses parents .

Jean-Paul était fils unique et n’a pas laissé de postérité .

Il était aussi doué pour l’écriture que pour la parole . Je l’ai vu parfois rédiger avec une facilité déconcertante . Pourtant, il ne s’est jamais pris au sérieux au point de s’ap- pliquer à écrire : par exemple, une thèse de doctorat, projet qui a priori l’ennuyait comme d’autres normaliens déjà, à cette époque . Il me semble qu’il a rédigé à l’occa- sion un certain nombre de textes, dans les deux champs tant de la sociologie que de la psychanalyse . Mais j’aurais beaucoup de mal à en rassembler aujourd’hui la mémoire .

Le trajet politique de Jean-Paul a été singulier : mendésiste dans sa jeunesse, il avait été maoïste dans la période d’après 68, puis communiste orthodoxe, et abonné à L’Humanité vers la fin de sa vie . Ce qui ne l’empêchait pas, à part cela, d’être en même temps un lacanien compétent . Deux manières, apparemment, d’être bien seul par les temps qui courent . Jean-Paul m’a parfois dit qu’on essayait de critiquer, dépasser, compléter Lacan de façon constructive, mais que personne n’y arrivait .

Émile JALLEY (1955 l)

La nouvelle de la mort du Bribs me remue, remue mes souvenirs . En khâgne, j’étais impressionné par ce que Jalley appelle sa facilité déconcertante . Il obtenait en philoso- phie avec Étienne Borne (1926 l) les plus hautes notes, quel que soit le sujet abordé . Des copains malicieux prétendaient qu’il se mettait à écrire, dans les compositions faites en classe, avant même de connaître le sujet . À Ulm, je l’ai vu présider un tribunal du Ku-Klux-Klan avec Drouault et Jalley (sauf erreur, ils étaient déguisés en juges) .

Abribat m’a fait l’honneur, l’année de notre intégration, de me proposer une prome- nade de deux heures dans le Quartier latin, le temps de m’initier au programme du parti radical . Il est arrivé de son hôtel à l’heure fixée et m’a expliqué que descendre les marches d’un escalier lui était très pénible . Son exposé terminé, il m’a demandé s’il m’avait convaincu et j’avoue avoir dit « non » et avoir agité les doigts vers la gauche, en guise de réponse à son « Pourquoi ? » . Il m’a fait observer, à juste titre, que remuer les doigts, ce n’est pas argumenter . J’ai fini par lui dire « Parce que ce n’est pas assez radical » . J’aurais pu lui expliquer que mon père avait été à Beauvais avant la guerre un radical de gauche disciple d’Alain (1889 l) et que, dès mon enfance, après la guerre, j’avais appris à me défier de ses harangues . Un grand-oncle communiste (analpha- bète, mais combattant de 14-18 et adhérent au Parti dès 1920) m’avait beaucoup plus marqué . Mais je n’ai rien dit de tout cela . J’ai cependant noté avec satisfaction que Mendès-France lui-même a trouvé le parti radical de l’époque pas assez à gauche, et qu’Abribat a suivi, somme toute, la direction pointée par mes doigts .

J’ai retrouvé Abribat à Bordeaux . C’était toujours un monstre de travail : pendant plusieurs années, il a délivré des cours magistraux dont j’ai entendu parler . Puis, brusquement, il a changé de pédagogie, et laissé les étudiants discuter à tout-va, tandis que lui se taisait longuement . Il y a eu des remous, une pétition même contre sa méthode . C’est alors que Raymond Boudon, envisageant de le sanctionner, m’a invité un jour pour me sonder, sachant que j’étais secrétaire syndical et qu’Abribat était un adhérent du SNESUP . Je n’ignorais pas que Boudon, fils d’une riche anti- quaire, était très à droite, et mettait Adam Smith très au-dessus de Marx . Mais il savait être cordial avec ceux qui n’étaient pas de son bord, avec moi et Laugier (1954 l) en particulier . Sa femme était allemande, ils avaient eu un jeune fils plus ou moins de l’âge du mien . Nous avions fait plusieurs parties de campagne ensemble . C’est au cours du repas que j’ai compris le véritable but de l’invitation . Selon Boudon, Abribat ne respectait pas le programme, les étudiants étaient livrés à eux-mêmes, cela ne pouvait plus durer . À ces griefs professionnels, mon hôte a ajouté, histoire de me faire rire, que le Bribs n’en finissait pas de laver sa barbe vers la fin des réunions du département et retardait à dessein leur terme pour que lui, Boudon qui résidait à Paris, rate le dernier train et soit obligé de coucher à Bordeaux . Je n’ai pas ri, je me suis levé et j’ai quitté le repas sans un mot avant le dessert .

Abribat n’a sans doute rien su de tout cela . Devenu en mai 1968 idole des gauchistes, il m’a donné du fil à retordre . J’ai été mandaté par ma section syndicale pour proposer aux étudiants bordelais une manifestation unitaire avec la Fen, la CGT et la CFDT . Avec l’appui d’un secrétaire du Sgen (un latiniste, ami de Laugier), j’ai obtenu très vite l’accord de la CFDT et la CGT ne s’est pas fait prier . La Fen davantage, mais elle a dû suivre le mouvement . Lors du meeting, à la Bourse du Travail si j’ai bonne mémoire, une salle bondée d’étudiants a d’abord applaudi ma proposition, mais quelqu’un a pris le micro pour expliquer que tout cela c’était une manœuvre des « Centrales » et de « leurs sombres calculs » . Revirement immédiat de toute la salle . Ce quelqu’un – on le devine – c’était Abribat... Comme son succès revenait d’une certaine manière à isoler ses copains gauchistes, j’ai laissé filer...

Quelques jours après, croisant un collègue de droite, qui venait de se faire chahuter dans un amphi, Abribat l’aborde dans un couloir et lui demande, devant témoins, ce qu’il pense de la contestation estudiantine . Fureur de l’autre qui court se plaindre au doyen et exige une assemblée extraordinaire des enseignants . Comme le doyen (un géographe, nommé Papy) est de droite et que le plaignant (un historien, dont je ne parviens pas à retrouver le nom) est un des chefs de la droite universitaire bordelaise, l’assemblée est convoquée, un collègue du plaignant demande qu’Abribat (absent de la salle) soit traduit devant un tribunal d’honneur . Je parviens à désamorcer l’offen- sive . Mais au sortir de l’amphi, l’historien se plante devant moi et me dit « Moi vivant, Pelorson, vous ne serez jamais prof à Bordeaux » .

Je n’en ai pas voulu au Bribs qui m’a toujours amusé par sa façon de jouer à ne pas jouer le jeu . On m’a rapporté que juché sur un caddie et escorté par ses disciples, il a foncé sur une grande surface, en criant à l’assaut ! J’ai lu aussi un tract émanant de lui qui analysait des parcours de manifestations qui venaient d’avoir lieu à Bordeaux, en déclarant supérieur à tout autre le trajet choisi par les marxistes-léninistes .

Il s’est ouvert à bien des choses, la psychanalyse entre autres, et a ficht(r)ement bourlingué en politique . Il mérite de plus hauts commentaires, qui prendraient en considération sa pensée philosophique . Mais je n’ai jamais lu une ligne de Fichte : je suis trop mal placé .

Jean-Marc PELORSON (1955 l)

Décidément la Camarde est sans pitié... après Drouault, Abribat . Jalley évoque Socrate, mais il y eut aussi Lénine . Jean-Paul jouait avec une sidérante maîtrise de ces deux faces, de ces deux figures . Un souvenir tout particulièrement me revient : son intervention à la tribune lors d’un meeting pour Pierre Mendès-France dans l’ancien Vel’d’Hiv’, juste avant le déchaînement des hordes lepénistes .

Jacques BERSANI (1955 l)

C’est avec une infinie tristesse que j’apprends le décès de Jean-Paul . L’évocation de nos rencontres d’après le déjeuner, quand nous étions en première année d’École, autour d’un café, en face de la rue d’Ulm, de l’autre côté de la rue Gay-Lussac, remue en moi de bien lointains et heureux souvenirs...

Jean RAIMOND (1955 l)

Il convient d’insister sur la participation de Jean-Paul à la vie politique de l’École (sa section radicale, avec l’organisation, si je me souviens bien, d’une conférence de Mendès) . Il faut dire un mot sur son sens du canular : le souvenir d’une attaque nocturne aux pétards et bombes à eau d’un couvent voisin du 45 me revient .
 

À Louis-le-Grand, il était l’un des plus brillants élèves de la K 2 . Auteur chez Étienne Borne d’un exposé sur la transcendance (ou le déisme ?) il avait terminé sur un tonitruant « le vrai Dieu, celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ! » qui avait provoqué des applaudissements admiratifs quoique un peu ironiques...

Jean MÉTAYER (1955 l)

Nous transmettons à Rose-Marie, sa femme, que certains d’entre nous connaissaient notamment pour l’avoir rencontrée lors d’une de nos anciennes agapes du souvenir normalien, nos plus sincères condoléances .