Plaidoyer pour la transmission
Séance de rentrée des cinq Académies Le mardi 27 octobre 2015
S’il lui avait fait une place dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert l’aurait sûrement commentée ainsi : la transmission ? « Être pour ! »
Et qui en effet pourrait « être contre » la transmission de la culture et de la civilisation, sous cette Coupole, surtout ? Devant tant de grandeur architecturale et de continuité historique, comme son éloge paraît naturel, facile, aisé !
« C’est le processus même de l’humanisation », écrit l’historien Pierre Legendre. Et il ajoute : « On ne peut se fonder en prenant appui sur soi-même ».
Cette formule pourrait figurer aux côtés de la devise latine que j’ai en ce moment sous les yeux.
Or, cette vision heureuse de la transmission ne tient pas longtemps face une sourde inquiétude partout exprimée : rien ne va plus de soi, aujourd’hui, ni chez ceux qui ont charge de transmettre ni chez ceux qui ont le devoir de recevoir. Nous serions en train de vivre un moment de mutation radicale, un changement non pas seulement social ou moral mais anthropologique.
Signe des temps ! L’institution à laquelle toute société confie le devoir de transmission, l’école, a plus ou moins renoncé à la transmission des savoirs, pour lui substituer une sorte de libre service des connaissances où chacun peut venir puiser librement au gré et au rythme de ses besoins, de ses envies et de ses capacités.
Mais surtout, et c’est là que le ton des observateurs se fait grave, même quand l’école essaierait encore de maintenir le cap de la transmission, elle en serait devenue incapable face à de nouveaux publics.
D’où l’opposition dramatisée, lourdement médiatisé, de deux mondes antagoniques. D’un côté, une forme idéale des rapports entre les générations, dominée par les belles images de l’école d’avant, objet de toutes les nostalgies : un tableau noir, des enfants sages qui se croisent les bras, et le maître qui écrit au tableau l’énoncé d’un problème.
- Et de l’autre, des maîtres dépassés par une modernité qui leur semble réduire à néant les modes habituels de la transmission, et peut-être même ses objets. Des enfants survoltés, inattentifs, parfois violents, souvent venus d’ailleurs, et qui leur opposeraient une autre culture, « une autre civilisation », et même une contre-civilisation.
Telle est la vision catastrophique que tentent de nous imposer de modernes prophètes du pire, prédisant à court terme l’effondrement de notre monde sous les assauts de nouveaux barbares. En somme la fin de l’Empire romain comme horizon inéluctable...
... Eh bien, Mesdames et Messieurs, je le dis tout net, et fermement : ce discours ne me convient pas.
Non que je sois insensible aux menaces qui pèsent sur la transmission : mais encore faut-il ne pas se tromper d’ennemi.
Autant en effet il est juste de s’en prendre à l’école d’aujourd’hui quand elle renonce à transmettre, au motif que les conditions n’en sont plus réunies, autant il est profondément injuste de faire porter la responsabilité de cet échec sur les « nouveaux publics » qu’elle accueille aujourd’hui.
Or, certains n’hésitent pas à franchir le pas. J’ai encore en mémoire la réaction d’un sévère contempteur du monde d’aujourd’hui s’épouvantant qu’à la question d’un professeur de lettres classiques : le grec, c’est quoi ? un élève ait répondu « Un sandwich, M’sieur ! » Oui, bien sûr, et alors ? Comment s’étonner qu’un enfant d’un quartier excentré et de parents peu instruits ignore ce qu’est le grec (ancien) et la beauté de Platon ? Le devoir de transmission, la tâche d’instruire, ne consistent pas à s’indigner de l’ignorance, mais à tout faire, à tout mettre en œuvre afin qu’à son tour ce prétendu « barbare » accède à ce qui est pour nous le symbole même de la culture, de la pensée.
La transmission est une exigence morale, et un devoir : que cela soit possible ou non, que cela soit facile ou non, je le répète, nous n’avons pas le choix. Et donc, il faut parier.
Parier que la transmission est toujours possible.
Le pari est une des données fondamentales de l’action : c’est la reconnaissance que nous ne pouvons faire nos choix que dans l’incertitude du résultat, mais que cela ne nous contraint nullement à l’inaction.
Dans le cas de la transmission, le pari est une forme de la générosité : celui qui veut transmettre s’engage sans avoir la certitude d’être reçu, d’être compris, d’être suivi, d’être accepté. Il n’attend pas de preuves ou de gages ; il n’attend pas non plus qu’on le remercie, ou qu’on lui en soit reconnaissant.
Transmettre est alors un acte de pure confiance : confiance dans la valeur de ce qu’on transmet, certes, mais surtout : confiance dans celui à qui on le remet. Quel qu’il soit.
À y bien regarder, rien de ce qui nous effraie aujourd’hui n’est nouveau ; à chaque époque, l’école en s’ouvrant à de nouveaux publics a dû l’affronter.
Depuis la Révolution, une question est devenue de plus en plus présente : celle de l’éducation du peuple, nouveau venu dans le monde du savoir. Condorcet y répond par ses Leçons sur l’instruction publique en 1791 ; la Restauration, par les lois sur l’école élémentaire de 1816. Et en 1833, ce sera l’ensemble des « lois Guizot sur l’Instruction », bien avant la IIIe république et celles de Jules Ferry.
Notons cependant qu’en même temps une autre inquiétude est née avec les débuts de la monarchie de juillet. C’est celle que soulève une nouvelle catégorie sociale, le peuple, en se montrant parfois indocile.
En 1831, c’est à Lyon la révolte des canuts, les ouvriers de la soie. Dans les débuts de la monarchie de Juillet, les formes nouvelles de l’industrie et de l’économie ont dégradé profondément leurs conditions de vie ; elles les privent d’une juste rémunération mais surtout elles les dépossèdent d’un savoir-faire ancien pour les ravaler au simple rang de force de travail, au service des machines.
Le 22 novembre, les émeutiers se rendent maîtres de la ville au terme d’une rude bataille. Stupeur à Paris ; serait-ce le triomphe des idées républicaines ? Le 25 novembre, le fils aîné du roi, le duc d’Orléans et le ministre de la guerre, le maréchal Soult, se mettent à la tête d’une armée de 20 000 hommes pour reconquérir Lyon. Ils y entrent début décembre sans effusion de sang.
Mais une panique a saisi la bonne société. L’insurrection lyonnaise nous vaut une apostrophe célèbre de Saint-Marc Girardin qui écrit dans le Journal des Débats en date du 8 décembre : « Les ‘barbares’ ne sont ni dans les montagnes du Caucase ni dans les steppes de la Tartarie mais dans les faubourgs de nos villes manufacturières ».
À quoi fera écho, peu avant les journées révolutionnaires de février 1848, la célèbre phrase de Frédéric Ozanam, le fondateur de la Société de Saint Vincent de Paul : « Passons aux barbares ! et suivons les masses populaires qui sont chères à l’église, parce qu’elles sont la pauvreté que Dieu aime et le travail qui fait la force. »
Ozanam prend ainsi acte d’un considérable changement dans la société : l’apparition d’une nouvelle classe sociale, la classe ouvrière, plongée dans une misère qui fait naître et entretient en elle des idées de révolte. « Passer aux barbares », c’est se tourner vers elle ; écouter ses revendications sociales et politiques, s’unir avec elle pour construire une société plus juste.
Mais aussi prendre toute la mesure des attentes dont elle est porteuse.
Que veut le peuple, qu’attend-il ? De meilleurs salaires, d’abord. Et aussi s’instruire, assurément. Mais aussi conserver sa mémoire, celle de ses savoir-faire et de ses traditions. Un marché est donc en train de se conclure, un pacte est en train de se nouer. Car l’instruction qu’on reçoit, on l’acquitte d’un prix, considérable, exorbitant : le renoncement au monde ancien, au monde d’où l’on vient. Traditions, religions, manières de dire et de faire, l’école les balaye, les supplante, les rend obsolètes, les vide de leur contenu. Ce n’est plus en eux qu’on va trouver de quoi se former, penser, orienter sa vie ; c’est désormais dans les instruments que l’école va fournir.
Apprendre sépare, et sépare parfois de ce qu’on avait de plus cher. Lire, c’est parfois pour un enfant avoir le sentiment qu’il renie sa mère analphabète. Par les sciences et les arts, la culture, et le maniement expert du langage, on offre à l’homme l’accès à une forme plus haute d’humanité, on l’ouvre à une plus grande disposition de soi, on l’arrache aux soumissions héritées sans consentement, mais on l’arrache aussi à la bienheureuse protection du « chez soi », de l’« entre soi », à qui nul homme ne peut refuser un peu d’adhésion ou, quand il l’a perdue, de nostalgie.
D’où certaines formes de résistance ou de refus. Et un repliement identitaire dont on ne comprend pas toujours la raison.
Michelet, lui, l’avait bien compris. En 1846, deux ans avant la célèbre apostrophe d’Ozanam, il avait écrit ceci, dans Le Peuple : « lorsqu’on compare l’ascension du peuple, son progrès, à l’invasion des barbares, le mot me plait, je l’accepte, barbares ! oui, c’est-à-dire voyageurs en marche vers la Rome de l’avenir »
Et son projet d’instruction en tient compte. Lui aussi, il rêve d’instruire le peuple, mais d’une instruction qui serait conçue de manière à ce que l’homme du peuple, l’homme d’en bas, n’ait pas à perdre ce qui le faisait tel, et puisse apporter aux « hommes d’études » ce que l’homme d’études ne possède pas toujours. « Enseignez le peuple en astronomie, dit-il, en chimie, à la bonne heure ; mais quand il s’agit de l’homme, c’est-à-dire de lui-même, quand il s’agit de son passé, de morale, de cœur et d’honneur, ne craignez pas, hommes d’études, de vous laisser enseigner par lui».
À cette question redoutable, chaque époque répondra en proposant un pacte. Successivement : s’arracher à la misère et au crime ; accéder à de meilleurs emplois; se former en libre citoyen de la nouvelle république vers 1880 ; plus tard, durant les Trente Glorieuses, profiter de ce qu’on a appelé « l’ascenseur social ».
Mais aujourd’hui l’école est nue. La confiance dans le progrès et dans la science n’est plus assez grande désormais pour que l’école puisse faire partager cette conviction ancienne, innocente et féroce : que nul ne peut refuser volontairement les bienfaits de l’instruction ou se soustraire volontairement au règne de la raison. Et les plus réfractaires finissaient par s’incliner : l’école d’autrefois donnait le savoir mais aussi du travail ; ce n’est plus le cas.
Il lui faut désormais faire admettre sans contrepartie visible une acceptation générale des règles, une connivence sur les contenus, un accord sur les finalités.
Les faire accepter à qui ? Comme toujours, à des nouveaux venus. Dont l’existence et le lent mouvement vers la reconnaissance sont comme à chaque époque, mais davantage encore aujourd’hui, un objet de scandale, et la preuve de leur prétendue barbarie. L’enfant des banlieues ou de ce qu’on appelle avec condescendance « les quartiers » a pris la place du Gavroche des Misérables, ou de ces jeunes Bretons et Auvergnats qui, vers 1880, devaient s’arracher à leur petite patrie pour accéder à la grande. Un élève de Sciences Po venu des banlieues a raconté récemment comment tout un amphi souriait devant les traces dans sa voix de l’accent beur : vers 1930, c’est une classe de Prépa qui s’esclaffait en entendant le provincial venu d’Alès lire Musset. « Mé chers amis, quand je mourré, plann-tézun sole au ci-meu-tierreu ».
Rien n’a changé.
Un enfant, quel qu’il soit, est toujours un nouveau venu dans le monde. Mais certains viennent de plus loin que les autres, de régions excentrées, régions de l’espace, ou de la société, et leur différence est plus vivement marquée et parfois aussi leur refus. Et alors ? Sommes-nous incapables de faire ce qui s’est fait hier ? Les rejeter, les condamner serait un crime « généalogique ». Ils parlent la langue imparfaite que leurs parents leur ont transmise ? À nous de leur en faire acquérir une meilleure. Ils portent avec eux les restes de règles et habitudes de cultures différentes ? À nous de rendre nécessaire et même désirable le chemin par lequel on quitte sa maison, sans l’oublier, afin d’en découvrir une plus vaste.
La différence n’est pas seulement une donnée de nature : elle est également construite par les circonstances et les rapports sociaux dans une époque donnée. Ce n’est pas un destin et il serait criminel d’en faire une marque d’infamie et un motif d’exclusion. Mais il est tout aussi criminel de l’ériger en valeur suprême, comme le fait pourtant l’école aujourd’hui, et de fonder sur elle un système d’excuse généralisée qui dispense de tout effort.
Alors, que faire ?
Rien d’autre que de parier obstinément sur chaque enfant, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, en gardant obstinément ce cap, fixé par Victor Hugo dans les Quatre vents de l’esprit, « Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne ». Il y va de notre avenir, de notre survie. La transmission est toujours possible. Si l’homme a des racines, il est aussi comme un arbre, que son élan tourne vers le ciel et la lumière. Et vers le foisonnement de cette forêt qu’est la société des autres hommes, monde commun, monde partagé. Car il existe en nous quelque chose qui est commun à tous par delà toutes les différences.
Et c’est là-dessus que l’école doit se fonder.
Dans l’exercice de la pensée méthodique, et des apprentissages raisonnés ; devant une équation mathématique, une règle de grammaire, nous sommes tous égaux. Dans l’émotion que fait naître la structure parfaite d’un cristal ou d’un poème, dans la joie de découvrir, le plaisir d’apprendre et de comprendre, tous différents, mais égaux. Dans l’observation attentive du ciel étoilé ou d’un texte. Tous égaux. D’où qu’on vienne. Et sans qu’on doive pour autant renoncer à ses attachements privés. Qui sont d’un autre ordre, et doivent le demeurer. L’école doit aussi aider l’enfant, l’élève, à faire le partage entre ce qui peut entrer à l’école, et ce qui ne doit pas y entrer.
C’est un pari, et il doit réussir.
Ne cédons pas aux forces négatives du rejet, du refus, de la défiance et de la peur. Faisons généreusement, ensemble, contre elles, le pari de la transmission.
J’ose lancer cet appel solennel aux cinq Académies, aujourd’hui réunies, en pensant à leur histoire, à la charge qu’elles portent de mémoire, de science, et de sagesse.
Si vous désirez réagir à cette tribune, envoyez votre contribution au webmaster. Un comité constitué de trois membres du Bureau gère la modération des débats.
Faire le pari de la transmission
Discours de Madame Danièle SALLENAVE (1961 L), déléguée de l’Académie françaiseEt qui en effet pourrait « être contre » la transmission de la culture et de la civilisation, sous cette Coupole, surtout ? Devant tant de grandeur architecturale et de continuité historique, comme son éloge paraît naturel, facile, aisé !
« C’est le processus même de l’humanisation », écrit l’historien Pierre Legendre. Et il ajoute : « On ne peut se fonder en prenant appui sur soi-même ».
Cette formule pourrait figurer aux côtés de la devise latine que j’ai en ce moment sous les yeux.
Or, cette vision heureuse de la transmission ne tient pas longtemps face une sourde inquiétude partout exprimée : rien ne va plus de soi, aujourd’hui, ni chez ceux qui ont charge de transmettre ni chez ceux qui ont le devoir de recevoir. Nous serions en train de vivre un moment de mutation radicale, un changement non pas seulement social ou moral mais anthropologique.
Signe des temps ! L’institution à laquelle toute société confie le devoir de transmission, l’école, a plus ou moins renoncé à la transmission des savoirs, pour lui substituer une sorte de libre service des connaissances où chacun peut venir puiser librement au gré et au rythme de ses besoins, de ses envies et de ses capacités.
Mais surtout, et c’est là que le ton des observateurs se fait grave, même quand l’école essaierait encore de maintenir le cap de la transmission, elle en serait devenue incapable face à de nouveaux publics.
D’où l’opposition dramatisée, lourdement médiatisé, de deux mondes antagoniques. D’un côté, une forme idéale des rapports entre les générations, dominée par les belles images de l’école d’avant, objet de toutes les nostalgies : un tableau noir, des enfants sages qui se croisent les bras, et le maître qui écrit au tableau l’énoncé d’un problème.
- Et de l’autre, des maîtres dépassés par une modernité qui leur semble réduire à néant les modes habituels de la transmission, et peut-être même ses objets. Des enfants survoltés, inattentifs, parfois violents, souvent venus d’ailleurs, et qui leur opposeraient une autre culture, « une autre civilisation », et même une contre-civilisation.
Telle est la vision catastrophique que tentent de nous imposer de modernes prophètes du pire, prédisant à court terme l’effondrement de notre monde sous les assauts de nouveaux barbares. En somme la fin de l’Empire romain comme horizon inéluctable...
... Eh bien, Mesdames et Messieurs, je le dis tout net, et fermement : ce discours ne me convient pas.
Non que je sois insensible aux menaces qui pèsent sur la transmission : mais encore faut-il ne pas se tromper d’ennemi.
Autant en effet il est juste de s’en prendre à l’école d’aujourd’hui quand elle renonce à transmettre, au motif que les conditions n’en sont plus réunies, autant il est profondément injuste de faire porter la responsabilité de cet échec sur les « nouveaux publics » qu’elle accueille aujourd’hui.
Or, certains n’hésitent pas à franchir le pas. J’ai encore en mémoire la réaction d’un sévère contempteur du monde d’aujourd’hui s’épouvantant qu’à la question d’un professeur de lettres classiques : le grec, c’est quoi ? un élève ait répondu « Un sandwich, M’sieur ! » Oui, bien sûr, et alors ? Comment s’étonner qu’un enfant d’un quartier excentré et de parents peu instruits ignore ce qu’est le grec (ancien) et la beauté de Platon ? Le devoir de transmission, la tâche d’instruire, ne consistent pas à s’indigner de l’ignorance, mais à tout faire, à tout mettre en œuvre afin qu’à son tour ce prétendu « barbare » accède à ce qui est pour nous le symbole même de la culture, de la pensée.
La transmission est une exigence morale, et un devoir : que cela soit possible ou non, que cela soit facile ou non, je le répète, nous n’avons pas le choix. Et donc, il faut parier.
Parier que la transmission est toujours possible.
Le pari est une des données fondamentales de l’action : c’est la reconnaissance que nous ne pouvons faire nos choix que dans l’incertitude du résultat, mais que cela ne nous contraint nullement à l’inaction.
Dans le cas de la transmission, le pari est une forme de la générosité : celui qui veut transmettre s’engage sans avoir la certitude d’être reçu, d’être compris, d’être suivi, d’être accepté. Il n’attend pas de preuves ou de gages ; il n’attend pas non plus qu’on le remercie, ou qu’on lui en soit reconnaissant.
Transmettre est alors un acte de pure confiance : confiance dans la valeur de ce qu’on transmet, certes, mais surtout : confiance dans celui à qui on le remet. Quel qu’il soit.
À y bien regarder, rien de ce qui nous effraie aujourd’hui n’est nouveau ; à chaque époque, l’école en s’ouvrant à de nouveaux publics a dû l’affronter.
Depuis la Révolution, une question est devenue de plus en plus présente : celle de l’éducation du peuple, nouveau venu dans le monde du savoir. Condorcet y répond par ses Leçons sur l’instruction publique en 1791 ; la Restauration, par les lois sur l’école élémentaire de 1816. Et en 1833, ce sera l’ensemble des « lois Guizot sur l’Instruction », bien avant la IIIe république et celles de Jules Ferry.
Notons cependant qu’en même temps une autre inquiétude est née avec les débuts de la monarchie de juillet. C’est celle que soulève une nouvelle catégorie sociale, le peuple, en se montrant parfois indocile.
En 1831, c’est à Lyon la révolte des canuts, les ouvriers de la soie. Dans les débuts de la monarchie de Juillet, les formes nouvelles de l’industrie et de l’économie ont dégradé profondément leurs conditions de vie ; elles les privent d’une juste rémunération mais surtout elles les dépossèdent d’un savoir-faire ancien pour les ravaler au simple rang de force de travail, au service des machines.
Le 22 novembre, les émeutiers se rendent maîtres de la ville au terme d’une rude bataille. Stupeur à Paris ; serait-ce le triomphe des idées républicaines ? Le 25 novembre, le fils aîné du roi, le duc d’Orléans et le ministre de la guerre, le maréchal Soult, se mettent à la tête d’une armée de 20 000 hommes pour reconquérir Lyon. Ils y entrent début décembre sans effusion de sang.
Mais une panique a saisi la bonne société. L’insurrection lyonnaise nous vaut une apostrophe célèbre de Saint-Marc Girardin qui écrit dans le Journal des Débats en date du 8 décembre : « Les ‘barbares’ ne sont ni dans les montagnes du Caucase ni dans les steppes de la Tartarie mais dans les faubourgs de nos villes manufacturières ».
À quoi fera écho, peu avant les journées révolutionnaires de février 1848, la célèbre phrase de Frédéric Ozanam, le fondateur de la Société de Saint Vincent de Paul : « Passons aux barbares ! et suivons les masses populaires qui sont chères à l’église, parce qu’elles sont la pauvreté que Dieu aime et le travail qui fait la force. »
Ozanam prend ainsi acte d’un considérable changement dans la société : l’apparition d’une nouvelle classe sociale, la classe ouvrière, plongée dans une misère qui fait naître et entretient en elle des idées de révolte. « Passer aux barbares », c’est se tourner vers elle ; écouter ses revendications sociales et politiques, s’unir avec elle pour construire une société plus juste.
Mais aussi prendre toute la mesure des attentes dont elle est porteuse.
Que veut le peuple, qu’attend-il ? De meilleurs salaires, d’abord. Et aussi s’instruire, assurément. Mais aussi conserver sa mémoire, celle de ses savoir-faire et de ses traditions. Un marché est donc en train de se conclure, un pacte est en train de se nouer. Car l’instruction qu’on reçoit, on l’acquitte d’un prix, considérable, exorbitant : le renoncement au monde ancien, au monde d’où l’on vient. Traditions, religions, manières de dire et de faire, l’école les balaye, les supplante, les rend obsolètes, les vide de leur contenu. Ce n’est plus en eux qu’on va trouver de quoi se former, penser, orienter sa vie ; c’est désormais dans les instruments que l’école va fournir.
Apprendre sépare, et sépare parfois de ce qu’on avait de plus cher. Lire, c’est parfois pour un enfant avoir le sentiment qu’il renie sa mère analphabète. Par les sciences et les arts, la culture, et le maniement expert du langage, on offre à l’homme l’accès à une forme plus haute d’humanité, on l’ouvre à une plus grande disposition de soi, on l’arrache aux soumissions héritées sans consentement, mais on l’arrache aussi à la bienheureuse protection du « chez soi », de l’« entre soi », à qui nul homme ne peut refuser un peu d’adhésion ou, quand il l’a perdue, de nostalgie.
D’où certaines formes de résistance ou de refus. Et un repliement identitaire dont on ne comprend pas toujours la raison.
Michelet, lui, l’avait bien compris. En 1846, deux ans avant la célèbre apostrophe d’Ozanam, il avait écrit ceci, dans Le Peuple : « lorsqu’on compare l’ascension du peuple, son progrès, à l’invasion des barbares, le mot me plait, je l’accepte, barbares ! oui, c’est-à-dire voyageurs en marche vers la Rome de l’avenir »
Et son projet d’instruction en tient compte. Lui aussi, il rêve d’instruire le peuple, mais d’une instruction qui serait conçue de manière à ce que l’homme du peuple, l’homme d’en bas, n’ait pas à perdre ce qui le faisait tel, et puisse apporter aux « hommes d’études » ce que l’homme d’études ne possède pas toujours. « Enseignez le peuple en astronomie, dit-il, en chimie, à la bonne heure ; mais quand il s’agit de l’homme, c’est-à-dire de lui-même, quand il s’agit de son passé, de morale, de cœur et d’honneur, ne craignez pas, hommes d’études, de vous laisser enseigner par lui».
À cette question redoutable, chaque époque répondra en proposant un pacte. Successivement : s’arracher à la misère et au crime ; accéder à de meilleurs emplois; se former en libre citoyen de la nouvelle république vers 1880 ; plus tard, durant les Trente Glorieuses, profiter de ce qu’on a appelé « l’ascenseur social ».
Mais aujourd’hui l’école est nue. La confiance dans le progrès et dans la science n’est plus assez grande désormais pour que l’école puisse faire partager cette conviction ancienne, innocente et féroce : que nul ne peut refuser volontairement les bienfaits de l’instruction ou se soustraire volontairement au règne de la raison. Et les plus réfractaires finissaient par s’incliner : l’école d’autrefois donnait le savoir mais aussi du travail ; ce n’est plus le cas.
Il lui faut désormais faire admettre sans contrepartie visible une acceptation générale des règles, une connivence sur les contenus, un accord sur les finalités.
Les faire accepter à qui ? Comme toujours, à des nouveaux venus. Dont l’existence et le lent mouvement vers la reconnaissance sont comme à chaque époque, mais davantage encore aujourd’hui, un objet de scandale, et la preuve de leur prétendue barbarie. L’enfant des banlieues ou de ce qu’on appelle avec condescendance « les quartiers » a pris la place du Gavroche des Misérables, ou de ces jeunes Bretons et Auvergnats qui, vers 1880, devaient s’arracher à leur petite patrie pour accéder à la grande. Un élève de Sciences Po venu des banlieues a raconté récemment comment tout un amphi souriait devant les traces dans sa voix de l’accent beur : vers 1930, c’est une classe de Prépa qui s’esclaffait en entendant le provincial venu d’Alès lire Musset. « Mé chers amis, quand je mourré, plann-tézun sole au ci-meu-tierreu ».
Rien n’a changé.
Un enfant, quel qu’il soit, est toujours un nouveau venu dans le monde. Mais certains viennent de plus loin que les autres, de régions excentrées, régions de l’espace, ou de la société, et leur différence est plus vivement marquée et parfois aussi leur refus. Et alors ? Sommes-nous incapables de faire ce qui s’est fait hier ? Les rejeter, les condamner serait un crime « généalogique ». Ils parlent la langue imparfaite que leurs parents leur ont transmise ? À nous de leur en faire acquérir une meilleure. Ils portent avec eux les restes de règles et habitudes de cultures différentes ? À nous de rendre nécessaire et même désirable le chemin par lequel on quitte sa maison, sans l’oublier, afin d’en découvrir une plus vaste.
La différence n’est pas seulement une donnée de nature : elle est également construite par les circonstances et les rapports sociaux dans une époque donnée. Ce n’est pas un destin et il serait criminel d’en faire une marque d’infamie et un motif d’exclusion. Mais il est tout aussi criminel de l’ériger en valeur suprême, comme le fait pourtant l’école aujourd’hui, et de fonder sur elle un système d’excuse généralisée qui dispense de tout effort.
Alors, que faire ?
Rien d’autre que de parier obstinément sur chaque enfant, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, en gardant obstinément ce cap, fixé par Victor Hugo dans les Quatre vents de l’esprit, « Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne ». Il y va de notre avenir, de notre survie. La transmission est toujours possible. Si l’homme a des racines, il est aussi comme un arbre, que son élan tourne vers le ciel et la lumière. Et vers le foisonnement de cette forêt qu’est la société des autres hommes, monde commun, monde partagé. Car il existe en nous quelque chose qui est commun à tous par delà toutes les différences.
Et c’est là-dessus que l’école doit se fonder.
Dans l’exercice de la pensée méthodique, et des apprentissages raisonnés ; devant une équation mathématique, une règle de grammaire, nous sommes tous égaux. Dans l’émotion que fait naître la structure parfaite d’un cristal ou d’un poème, dans la joie de découvrir, le plaisir d’apprendre et de comprendre, tous différents, mais égaux. Dans l’observation attentive du ciel étoilé ou d’un texte. Tous égaux. D’où qu’on vienne. Et sans qu’on doive pour autant renoncer à ses attachements privés. Qui sont d’un autre ordre, et doivent le demeurer. L’école doit aussi aider l’enfant, l’élève, à faire le partage entre ce qui peut entrer à l’école, et ce qui ne doit pas y entrer.
C’est un pari, et il doit réussir.
Ne cédons pas aux forces négatives du rejet, du refus, de la défiance et de la peur. Faisons généreusement, ensemble, contre elles, le pari de la transmission.
J’ose lancer cet appel solennel aux cinq Académies, aujourd’hui réunies, en pensant à leur histoire, à la charge qu’elles portent de mémoire, de science, et de sagesse.
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Si vous désirez réagir à cette tribune, envoyez votre contribution au webmaster. Un comité constitué de trois membres du Bureau gère la modération des débats.