BÈS Jean - 1946 l
BÈS (Jean), né le 11 juillet 1924 à Montpellier (Hérault), décédé le 17 février 2020 à Bures-sur-Yvette (Essonne). – Promotion de 1946 l.
Cette notice est rédigée par sa famille et des proches qui l’ont connu au lycée Saint-Louis, elle s’appuie sur les souvenirs fami- liaux pour évoquer les années d’École de notre camarade, qui avait tenu à conserver l’« esprit de la rue d’Ulm » ; c’est en raison de cette fidélité que les siens ont accepté de rédiger ces lignes, et ce portrait forcément subjectif.
Sa mère, cévenole, était institutrice ; son père, né à Castres dans une famille ouvrière, était devenu contrôleur fiscal grâce à « l’école de la République », qui lui avait permis de s’extraire de la dure condition de ses parents. Leur couple tint donc à donner aux trois enfants les meilleures conditions d’éducation. Lorsque Jean, leur aîné, eut dix ans, ils demandèrent et obtinrent leur mutation à Sète, pour qu’il puisse entrer au collège sans être pensionnaire.
Jean Bès garda un souvenir ébloui de ce collège (qui devint le lycée Paul-Valéry) étagé le long du mont Saint-Clair. Il avait comme camarades Colpi (le futur cinéaste), Varda (le frère d’Agnès) et dans la salle d’étude Brassens (Georges). Excellant dans toutes les disciplines, il choisit le baccalauréat Philosophie grâce aux cours enthou- siasmants de M. Bonnafé (qui marqua aussi Georges Brassens). La mention Bien lui ouvrit les portes de l’hypokhâgne de Montpellier.
Il y entra en octobre 1942 ; il conserve la photo de classe, jeunes gens et profes- seur hâves et mal vêtus ; mais l’aura des maîtres (Aristide Bocognano [1906 l], en lettres, Olivier Clément [1922 l] en histoire, Roland Picot en allemand) ouvrait les esprits et soutenait une camaraderie jamais démentie en dépit des rigueurs du temps. L’année suivante fut perdue : Jean n’échappa au STO que grâce à un garagiste lié à la Résistance qui le déclara apprenti mécanicien : il vécut caché sous des bâches ou entre deux camions, avec ses Budé. En octobre 1944, il réintégra la khâgne et passa trois certificats de licence ès lettres. En juin 1946, il monta par l’unique train de nuit à Paris, débuta l’oral, et découvrit la capitale.
L’admission ouvrit alors une période de détente, sinon d’euphorie : théâtres, concerts, musées, expositions... ces pluriels dépassant le maigre pécule du norma- lien de l’après-guerre, il le compléta par des cours dans une « boîte à bachot ». Les soirées dans les thurnes avec des condisciples aussi divers que passionnants (Jacques Le Goff, Pierre Garrigue, Alain Touraine [1945 l], Michel Foucault, Paul Viallaneix [1946 l], Roger Fauroux [1947 l], Emmanuel Le Roy Ladurie [1949 l]), laissaient peu de temps pour achever la licence et présenter le diplôme (sur Arthur Rimbaud).
Mais affronter le programme de l’agrégation des Lettres, au nombre de postes alors très réduit, était une autre affaire. Sur les conseils d’un caïman, il remit les billes dans son chapeau et s’orienta vers l’agrégation d’allemand, semblant plus acces- sible. Pour mieux affronter l’oral, il séjourna plusieurs fois en Allemagne (dans la zone d’occupation française : Fribourg ou la Forêt-Noire), revenant engranger les certificats, nouant des contacts, non sans ambiguïté toutefois, avec la jeunesse mal remise du traumatisme.
La licence obtenue, hésitant à poursuivre des études purement livresques, il accepta la proposition de Claude Taha-Hussein (P.E. 1949 l), fils du ministre du roi Farouk 1er, pour enseigner le français au Caire. Il partit avec Henry Bouillier (1945 l), les jumeaux Bernand (1946 l), et Albert Kerrinckx (1947 l) ; les liens d’amitié tissés alors durèrent jusqu’à la mort. Les paysages somptueux, la mystérieuse civilisation pharaonique le conquirent ; la compétence des égyptologues de l’IFAO (Institut français d’archéologie orientale) et le contact avec un peuple solaire (dont il apprit la langue) le fascinèrent : il se lia avec des musulmans cairotes, puis une communauté copte de Haute-Égypte, et trouva un début de réponse à ses questionnements méta- physiques : au point qu’il songea à se faire sinon anachorète, du moins cénobite. Son peu de goût pour l’ascèse, et le désir de ne pas se couper de son père (anticlérical) l’écartèrent de cette vocation.
Il fut victime de la crise de Suez, comme les frères Bernand ; malgré les précau- tions pour son retour en Europe, il fut gardé dans son domicile, quasiment en otage, avant d’être théâtralement expulsé par voie aérienne fin octobre 1956. Un poste de lecteur lui fut trouvé à Tübingen et il passa sans transition du soleil du Nil aux brumes du Neckar gelé. C’était une autre ambiance qu’en 1948 : la garnison fran- çaise était parfaitement acceptée et les contacts culturels fort riches (à l’Université, il monta un ciné-club et fit inviter entre autres Alain Robbe-Grillet et Paul Cazin). Après trois ans à Tübingen il passa au Centre culturel français de Brême. Devant un auditoire composé autant d’étudiants que de travailleurs et de retraités francophiles, il présenta les nouvelles tendances de la production littéraire : il proposa avec deux étudiantes une lecture vivante de La Leçon d’Eugène Ionesco qui médusa le public...
Le climat de l’Allemagne du Nord portait à la mélancolie le méridional qu’il restait : en 1962 il prit une année sabbatique, présenta l’agrégation de Lettres modernes et malgré des problèmes de santé fut admis 5e (juillet 1963). Affecté au lycée Pasteur (Neuilly-sur-Seine) il y fit deux découvertes marquantes : sa première classe de Math spé’ et ...Marie-Germaine sa future femme, enseignante d’histoire, qu’il épousa en 1965.
Ils passèrent deux ans à Antony, le temps de la construction du pavillon à Bures, puis Jean enseigna à Saint-Louis en 1967, jusqu’à sa retraite (1989). Il y resta en connaissance de cause : après quelques cours complémentaires à Nanterre, un poste à l’Université lui fut proposé, mais le programme et le public des préparations scientifiques et commerciales lui convenaient davantage. Les thèmes et la variété des auteurs le séduisaient : les vacances lui permettaient de (re)découvrir Sophocle, Pascal ou Shakespeare, autant que Kafka, Giono, Buzzati, Borges, ou Mishima. Les thèmes transversaux nécessitaient l’apport de la philosophie, de l’histoire, voire de la sociologie : autant d’occasions de briser les frontières enclavant hermétiquement la littérature.
L’un de ses élèves du lycée Saint-Louis raconte comment la stature physique du nouveau professeur l’avait impressionné : c’était le sosie d’Orson Welles qu’il venait de découvrir au cinéma voisin. Mais très vite, sa stature intellectuelle le marqua durablement – lui puis ses deux frères, aucun des trois ne l’a oublié. Jean Bès l’avait émerveillé par la précision de ses paroles, la pertinence de ses commentaires et l’immense étendue de sa culture : un vrai humaniste. Ses cours passaient de l’em- portement contre ses Béotiens d’élèves, quand il dénonçait leur ignorance ou leur manque de curiosité par ce qualificatif, à la jubilation intérieure quand une heureuse formule traversait son esprit : le visage s’éclairait. Il relatait le mot de Voltaire, ancien élève du collège d’Harcourt devenu Saint-Louis : voyant un âne attaché devant la porte, l’élève Arouet avait déclaré sur un ton solennel : « Il reviendra parmi les siens et les siens ne le reconnaîtront pas. » Il concluait : « Je garderai le souvenir d’un homme très intelligent, courageux, soucieux des autres, ayant une grande foi en Dieu : il aura perpétué l’excellence de l’enseignement français. » (Louis Descorps).
Après la retraite, il resta cinq ans correcteur aux jurys d’entrée à Sup’ de Co’ et à l’INSEE. Pour cet oral, il avait créé une épreuve de culture générale fort originale : le candidat devait en trois heures découvrir, résumer et discuter un bref ouvrage (sur des sujets très variés) : il voulait stimuler intelligence et curiosité, instruire au moment même de l’évaluation. L’échange fécond s’établissait entre ces jeunes gens à l’aube de carrières des plus variées et l’exemple du maître : le jugement droit du correcteur allié à la culture littéraire et philosophique du préparateur. Que de scru- pules de conscience, que de relectures, pour être sûr de la note finale !
Ce bonheur se continuait dans le jardin de sa demeure, à relire poètes et philo- sophes : Rilke, Valéry cher à son cœur de Sétois, Claudel (après un projet inabouti de thèse). Les essais à portée métaphysique le passionnaient, ceux de René Girard, de Jean-Luc Marion notamment, et pour la religion, il avait retrouvé ceux de son maître de khâgne, Olivier Clément, devenu théologien de l’Église orthodoxe de France. Il noircissait des pages d’annotations et de réflexions que seul il eût pu classer. Entre 2008 et 2010 il se consacra avec son frère et sa sœur aux carnets de guerre que leur père avait écrits dans les tranchées de 1915 à 1918 : ces manuscrits d’une force et d’une sincérité exceptionnelles marqués d’un humanisme laïque (du pays de Jean Jaurès [1878 l]) ont été publiés en novembre 2010 par la Société culturelle du pays castrais.
Et parallèlement, il continuait à enseigner à des élèves assez réceptifs : après ses cinq filles, ses douze petits-enfants. Ils ont beaucoup appris par lui, en a parte ou lors des agapes familiales joyeusement arrosées (il appréciait aussi les nourritures terrestres) et s’achevant par des discussions serrées voire houleuses (le langage diplomatique n’était pas son fort...). Ses souvenirs cocasses, ses plaisanteries et ses imitations (Michel Simon déclamant Bossuet) éblouissaient autant que sa culture jamais prise en défaut.
Les dernières années furent assombries par la disparition des amis, des cama- rades de sa génération. Il eut la joie de retrouver, un été à Sète, Paulette Gabaudan (Mme De Cortès, 1945 L) qui avait comme lui été formée au collège par le lumineux M. Bonnafé, puis enseigna longtemps à Salamanque. Sa vue déjà défaillante lui fit défaut, au moment de la publication de l’encyclique Laudato si’ dont la dénonciation du saccage de la nature le remplit de joie. Ce fut le dernier texte qu’il put pénible- ment déchiffrer.
Un cancer récidiva fin 2019 ; mais il refusa les calmants, voulant voir la Mort en face. La camarde le prit chez lui, en pleine lucidité, juste avant le premier confi- nement. Tous ses enfants et petits-enfants, certains venus de très loin, purent accompagner ses obsèques religieuses, participer au rite de l’entrée dans la Lumière, celle qu’il avait cherchée toute sa vie.
Marie-Anne ROLLAND-BÈS sa fille, au nom de son épouse Marie-Germaine et de tous les siens