BERNARD Paul - 1951 l

BERNARD (Paul), né à Sainte-Maxime (Var) le 13 juin 1929, décédé à Meulan- en-Yvelines (Yvelines) le 1er décembre 2015. – Promotion de 1951 l.


Avec le décès de Paul Bernard1, les études helléniques et centrasiatiques ont perdu un maître mondialement reconnu et l’Unité mixte de recherche AOROC CNRS-ENS l’un de ses fondateurs et de ses illustres représentants . Il laisse une famille, des amis et des collègues profondément attristés devant une subite disparition que rien ne pouvait permettre de supposer . Peu de temps avant, tous nous avions pu le rencontrer ou converser avec lui . N’avait-il pas participé le 9 et 10 octobre 2015, à Beaulieu-sur-mer, au XXVIe colloque

de l’Académie à la villa Kérylos sur le thème La Grèce dans les profondeurs de l’Asie et présenté une brillante communication intitulée « Un Chinois, des nomades et la fin de la Bactriane grecque (145-128 av . J .-C . » ?2 Ce fut aussi l’occasion d’un éblouis- sant dialogue avec Philippe Hoffmann (1972 l) sur le papyrus philosophique trouvé en 1977 dans le palais d’Aï Khanoum3 . Cette intervention est publiée dans les actes du colloque, dont Michel Zink (1964 l), secrétaire perpétuel de l’Académie, avait décidé qu’ils lui seraient dédiés, et qui ont été mis au point par Véronique Schiltz . Ce voyage sur les bords de la Méditerranée a été pour lui une belle occasion de revoir, avec sa femme et son fils, les lieux de son enfance .

Sa notoriété établie de longue date lui avait valu la reconnaissance de ses pairs . C’est ainsi qu’en 1987, il avait été nommé correspondant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres puis, le 31 janvier 1992, élu membre de cette docte assemblée . Il était aussi membre du Deutsches archäologisches Institut (Berlin), de l’Accademia nazio- nale dei Lincei (Rome), de l’Istituto italiano per il Medio ed Estremo Oriente (Rome) et de l’Académie des sciences de Russie (Moscou) . Cependant, il n’hésitait pas à reconnaître tout ce qu’il devait à ses maîtres et condisciples : Pierre Demargne (1922 l), Pierre Devambez (1922 l), Louis Robert (1924 l), Henri Seyrig, Daniel Schlumberger, Jean Pouilloux (1939 l), Roland Martin (1934 l), François Salviat (1949 l) .

Il garda toujours de ses origines méditerranéennes un caractère aimable et avenant et un très léger accent chantant . On l’imagine aisément comme un enfant studieux et travailleur . Ses études l’ont mené rue d’Ulm entre 1951 et 1955, période à laquelle il passa l’agrégation de grammaire (1954), avant de poursuivre son chemin . D’abord avec un séjour à l’École française d’Athènes (1958-1961), période où il s’ini- tia à l’archéologie de terrain sur le site de Thasos, puis à l’Institut d’archéologie du Proche-Orient à Beyrouth (1961-1965), avec un passage à Xanthos en Lycie où il se confronta aux contacts entre l’hellénisme et le monde achéménide en travaillant avec Pierre Demargne sur le « Monument des Néréides » .

C’est Henri Seyrig qui l’a envoyé en Afghanistan auprès de Daniel Schlumberger, directeur de la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) alors qu’il était pressenti comme candidat à sa succession à la tête de cette institution . En 1961 Daniel Schlumberger reçut les premiers indices de la présence, alors à la frontière soviétique, aujourd’hui à celle du Tadjikistan, d’une ville grecque, Aï Khanoum ; découverte que la DAFA avait espérée en vain depuis sa fondation en 1922 . Au printemps de 1964 prit place la première campagne de prospection et de sondages, à laquelle Paul fut associé et qui allait marquer un tournant décisif et donner toute sa mesure à sa vie professionnelle4 .

Un autre voyage avait déjà orienté sa vie personnelle lorsque, au cours d’un trajet en train vers Rome, il rencontra une jeune étudiante américaine, Joan Partridge, avec qui il fonda son foyer ; heureux père de Jeannot (Jean-Christophe) et de Lise et grand-père de Clara et Mélanie .

Les quinze campagnes de fouilles (1964-1978) à Aï Khanoum furent pour Paul d’extraordinaires années d’épanouissement scientifique . Non seulement la Bactriane grecque ressuscitait grâce à ses efforts et à ceux de son équipe, mais aussi lui-même s’ouvrait, plus que n’avait fait aucun de ses prédécesseurs en Afghanistan, à l’immense champ de l’archéologie centrasiatique de toutes les époques, alors domaine presque exclusif de l’école soviétique . Il eut à cœur d’apprendre le persan et le russe, métho- diquement, en grammairien qu’il était et d’établir avec les collègues soviétiques des relations de confiance et d’estime . Ces années furent aussi celles où il constitua le premier noyau de ses élèves, pour lequel il puisa, mais non exclusivement, dans le vivier de l’École, un noyau que seules les disparitions ont depuis entamé . En 1975, Frantz Grenet (1972 l) fut l’un d’eux qu’il fit venir sur la fouille . Malgré son inexpé- rience, il lui confia d’emblée le chantier du théâtre et deux ans plus tard il l’appela à la direction-adjointe de la DAFA . À bien d’autres aussi il accorda une confiance qu’ils s’efforcèrent de mériter et il joua un rôle décisif à l’orée de leur carrière, malgré un contexte professionnel de plus en plus difficile . Une plaquette réalisée à l’École sous la conduite de Guy Lecuyot (Il y a 50 ans... la découverte d’Aï Khanoum, Paris, 2015) offre la meilleure introduction possible à cette entreprise archéologique qui bouleversa à jamais le visage de l’aventure grecque la plus lointaine et, au-delà, toute l’histoire de l’Asie centrale .

Ces années heureuses furent suivies d’une période difficile après le départ précipité du pays en 1978, la fermeture de la DAFA et l’arrêt de la fouille . La DAFA se trou- vait être alors la seule mission du Proche et Moyen-Orient interrompue pour fait de guerre, une situation qui suscita de la compassion, mais beaucoup moins de solidarité de la part de missions bien assises qui allaient plus tard être, elles aussi, rattrapées par l’affolement de l’Histoire . On peut le dire aujourd’hui, nos autorités de tutelle ne se démenèrent pas pour permettre à Paul et à son équipe de rebondir, ou même simple- ment de continuer à travailler . Cependant, grâce à la bienveillance de Jean Pouilloux, qui était chargé des humanités au CNRS, et de Jean Bousquet (1931 l), directeur de l’ENS, et grâce à l’accueil amical de Christian Peyre (1954 l) au Laboratoire d’archéo- logie, l’ancienne équipe d’Aï Khanoum et ses archives de fouille avaient retrouvé un foyer et un droit de cité à l’ENS . C’est ainsi que les études sur l’hellénisme oriental ont occupé un petit bureau, prêté par Pierre Petitmengin (1955 l), au rez-de-chaus- sée de l’aile Rataud . Dans les années qui suivirent, le destin de l’équipe fut celui du laboratoire, migrant du sous-sol aux combles, de l’Informatique au premier étage du pavillon Pasteur à l’Archéocave au niveau –1 de l’aile Rataud pour enfin s’établir dans l’Archéolingerie et l’Archéochapelle sous les combles de l’aile sud du 45 rue d’Ulm .

Comme Paul devait le déclarer lors de la remise de la plaquette en novembre 2015 : « Sans l’École, je ne sais pas ce que nous serions devenus . »

Il fut professeur en archéologie de l’Orient hellénisé à l’École pratique des hautes études où, comme directeur d’études à la quatrième section de l’EPHE, il avait succédé en 1981 à la chaire d’archéologie grecque de Roland Martin après avoir occupé de 1973 à 1981 un poste de maître de recherche au CNRS . Son enseignement sur l’hel- lénisme oriental attira un nouveau cercle de disciples tout en élargissant le champ de ses curiosités et de ses publications à d’autres branches de l’hellénisme oriental : anatolienne, arménienne, syrienne, mésopotamienne .

Il avait aussi été responsable d’une équipe du CNRS, l’Unité de recherche archéo- logique (URA) 29 Urbanisation de l’Asie Centrale préislamique du Centre de recherche archéologique de Valbonne (CRA) qui devint l’Unité associée (UA) 1222 Hellénisme et civilisations orientales du Proche-Orient à l’Asie Centrale au sein du Laboratoire d’archéologie de l’ENS pour finalement se fondre dans l’Unité mixte de recherche (UMR) 126 CNRS-ENS Archéologie d’Orient et d’Occident qui porte aujourd’hui l’intitulé UMR 8546 Archéologie et philologie d’Orient et d’Occident (AOROC) et est dirigée par Stéphane Verger (1984 l) .

Ces années furent l’occasion pour Paul de renouer avec l’École de ses études à laquelle il était resté très attaché . Il garda toujours un lien privilégié avec la biblio- thèque des lettres, grande pourvoyeuse de livres, apte à satisfaire sa boulimie de lecture, même si ces dernières années il ne retrouvait plus ses marques et ne recon- naissait plus guère son ancienne École . Les livres tenaient une place très importante dans sa vie et il est difficile d’évoquer sa silhouette sans l’imaginer portant un lourd cartable . Dans le discours qu’il a prononcé lors de la remise de son épée d’académi- cien à Paul le 4 juin 1993 dans le salon du rectorat à la Sorbonne, Chr . Peyre évoquait ainsi leur première rencontre à l’ENS : « Tu es arrivé par le fond du couloir, descen- dant de la Bibliothèque avec deux énormes serviettes bourrées de livres, qui te tiraient les bras . » . Avant de commencer ses cours, il plaçait devant lui les livres correspondant à son propos ou les sortaient comme par magie de sa sacoche, comme des sortes de fidèles assistants qui allaient l’aider dans ses savants propos, et cela sans oublier de distribuer à ses étudiants moult photocopies . Il se voulait archéologue, mais il était bien plus que cela, aussi bien versé en philologie, en numismatique qu’en histoire de l’art, œuvrant tout simplement à recomposer d’anciennes pages de l’histoire de l’Antiquité . En tant qu’enseignant, et cela en dépit de la vaste aire d’étude qu’englobe l’hellénisme oriental, de la Méditerranée à l’Indus en passant par la Mésopotamie et la Bactriane, il apprenait à ses étudiants la rigueur de la recherche et les incitait à ne jamais considérer les connaissances comme acquises, mais à toujours les remettre en question et à remonter aux sources .

On avait l’habitude de l’appeler Paul, et cela sans aucune familiarité car le vouvoie- ment était plutôt de mise . Il inspirait le respect sachant que l’on allait trouver auprès de lui un savoir qu’il était indéfectiblement prêt à partager . Homme d’érudition à la curiosité constamment en éveil, il n’en était pas moins un homme de terrain aimant aller taquiner la truelle dans de profonds sondages . Il était pour nous, son équipe et ses élèves, un modèle, une référence et un puits de science . Il laisse une œuvre importante aux futures générations de chercheurs qui trouveront une mine d’informations et d’hypothèses qu’il a patiemment réunies et élaborées au cours de sa brillante carrière . Paul sut aussi créer et entretenir des liens professionnels tout autant qu’amicaux avec ses collègues . Ce sont les relations qu’il avait établies avec des savants russes et ouzbeks qui furent à l’origine, quelque temps après le départ d’Afghanistan, de la création de la mission archéologique franco-ouzbek de Sogdiane (MAFOUZ), diri-

gée par Frantz Grenet aujourd’hui professeur au Collège de France .
À partir de 1989 l’ouverture de la fouille franco-ouzbèke de Samarkand lui permit de renouer avec le terrain, et durant les années où sa santé l’autorisa encore à venir régulièrement il apporta une contribution importante à la connaissance de la phase antique de la ville, la Maracanda de la geste d’Alexandre . Plus tard, à la chute du régime des Talibans, il partagea les espoirs, aujourd’hui bien compromis, d’un retour à la paix en Afghanistan ; à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, conjointement avec Jean-François Jarrige, il organisa la reconstitution de la DAFA, et il put parti- ciper pour deux saisons aux nouvelles fouilles de Bactres . Ce retour ne put tempérer sa tristesse d’avoir revu une fois le site d’Aï Khanoum, complètement ravagé par les

pillages et offrant peu de perspective pour une reprise des fouilles .
Frantz Grenet se félicite d’avoir eu le bonheur d’accompagner Paul Bernard sur le terrain central-asiatique pendant une vingtaine d’années . Tout aussi personnel- lement, Guy Lecuyot se souvient avec émotion et reconnaissance de nombreuses séances de travail au mois de juillet, que certains s’amusaient à appeler ses « devoirs de 
vacances », et qui ont marqué à jamais son travail et sa manière de l’envisager . Jusqu’au bout Paul est resté actif et vigilant, suscitant à l’Académie de nombreuses communications françaises et étrangères qui maintinrent la flamme des études centrasiatiques . Il eut à cœur de passer la main à de plus jeunes pour la publication des chantiers encore inédits d’Aï Khanoum .

Pour conclure rappelons ces maximes retrouvées dans le mausolée de Kinéas à

Aï Khanoum5, qui, on se plaît à le croire, résument une belle vie riche en partage, en amitiés et en savoir :

Enfant, sois bien sage,
dans ta jeunesse, maître de toi,
au milieu de ta vie, sois juste,
dans ta vieillesse, sois bienveillant,
au moment de ta mort, sois sans chagrin .

Frantz GRENET (1972 l) et Guy LECUYOT

Deux volumes de Mélanges lui ont été offerts : l’un à Paris, à l’initiative de ses disciples O . Bopearachchi, C .A . Bromberg et Fr . Grenet, Alexander’s Legacy in the East. Studies in Honor of Paul Bernard, Bulletin of the Asia Institute, 12, 1998 [2001], l’autre en Ouzbékistan, Traditions d’Orient et d’Occident dans la culture antique de l’Asie centrale, K . Abdullaev (éd .), Samarkand, 2010 . La bibliographie de Paul Bernard a été réunie par Laurianne Martinez Sève et Michel Sève dans le numéro 2016 de la Revue archéologique dont il avait été le directeur pendant plusieurs années ; L . Martinez Sève et M . Sève, « Nécrologie . In memoriam Paul Bernard (1929-2015) », Revue archéologique 2016/2, p . 411-423 . Voir aussi H .-P . Francfort, « Paul Bernard (Sainte-Maxime, 13 juin 1929 – Meulan-en-Yvelines, 1er décembre 2015 », Syria 93, 2016, p . 413-420 .

Notes

  1. http://www.aibl.fr/membres/academiciens-depuis-1663/article/bernard-paul

  2. Voir J. Jouanna, V. Schiltz et M. Zink (éd.), La Grèce dans les profondeurs de l’Asie, Cahiers de la Villa Kérylos 27, Paris, 2016, p. 101-120.

  3. Idem., p. 228-232.

  4. Guy Lecuyot, « Entretien avec Paul Bernard », Bulletin de la Société des Amis de l’École normale supérieure n° 227, Paris, 2003, p. 36-47.

  5. Traduction de Georges Rougemont, Corpus inscriptionum iranicarum, Inscriptions grecques  d’Iran et d’Asie Centrale, SOAS, Londres, 2012.