BERTHON André - 1960 s

BERTHON (André), né le 11 août 1942 à Barbezieux (Charente), décédé le 17 novembre 2015 à Sceaux (Hauts-de-Seine). – Promotion de 1960 s.


J’ai connu André Berthon en 1975 . Tout nous séparait . Il était scientifique, j’étais littéraire . Il était né à Barbezieux le 11 août 1942, catholique enraciné de vieille souche charentaise, d’un père chirurgien et viticulteur ; j’étais un fils de juifs déracinés . André était conservateur jusqu’au bout des ongles : moralement, politi- quement, idéologiquement, culturellement, esthétiquement, artistiquement ; je me disais alors révolutionnaire . Mais l’essentiel nous rapprochait : la communauté des passions, dont certaines étaient peu communes ; et donc les interminables discussions sur la compatibilité du réalisme épistémologique et des équations de la mécanique quantique, les interprétations des opéras de Mozart, le goût du Cognac (comparé à celui de l’Armagnac), les apports respectifs de Corneille et Racine au vers français, ou ceux de Dominguin et d’Ordoñez à l’histoire de l’humanité .

Et surtout l’École...

Normalien, André l’était passionnément et totalement . Après des études au lycée Guez-de-Balzac d’Angoulême, il part, baccalauréat en poche à moins de 16 ans, faire ses taupes à Ginette, entre à l’École en 1960 (qu’il préfère à l’X, où il est également reçu) dans la promo des camarades littéraires Balibar, Baudelot, Debray, Duroux et Rancière (dont il ne fréquenta que les livres) et des scientifiques qui deviendront ses amis, Jacques Colmin, André Rougé et Jean-Pierre Porte, il est accueilli au labora- toire de physique atomique et moléculaire de Francis Perrin au Collège de France, décroche au passage une agrégation de mathématiques en 1964, se retrouve nommé en 1968, presque par hasard (en tout cas à sa grande surprise, lui qui n’a jamais regardé la télévision de sa vie), administrateur de l’ORTF (il le restera deux ans), avant de soutenir une thèse en 1970 au CEA (Saclay) portant sur des expériences de chambres à bulles impliquant des faisceaux de K . Après un postdoc (1971-73) au CERN, il retourne au Collège de France .

Mais ces années de formation sont surtout marquées par sa rencontre au CERN avec celle qui allait devenir sa femme en 1972 et être la mère de ses trois enfants, Isabel, Christian-Frédéric et Béatrice : Ursula Herbst, allemande, luthérienne, mathé- maticienne, qui fit de ce jeune homme à l’intelligence lumineuse, mais introverti et taciturne, un homme épanoui et heureux . C’était donc, paradoxalement, une alliance franco-allemande de hautes énergies favorisée par le nucléaire ! Ils allaient former le couple le plus constant que les années post-1968 aient connues .

Ils décidèrent donc de faire des enfants les années bissextiles, tous trois scientifiques, mais confessant alternativement les religions maternelle et paternelle. Cependant, comment expliquer que ces deux électrons libres aient ressenti une interaction aussi forte ? Comment expliquer surtout la stabilité nucléaire de ce couple en dépit de l’inte- raction faible de leurs provenances respectives ? Comment rendre compte d’une telle persistance de leur identité commune en dépit de leurs différences d’identité propre ? La réponse n’est pas physique, elle est tauromachique . André fut en effet, pendant plus de vingt ans (de 1979 à 2000), le Président admiré et respecté du prestigieux Club taurin de Paris, fondé en 1947 par le psychiatre Henri Ey, fréquenté alors par Picasso, Jean Paulhan, Marcel Camus, André Masson, René Char, Jacques Soustelle (1929 l), Roger Caillois, etc . Du torero, Ursula eut en effet l’incroyable malice . Elle a su le « toréer », lui, le fils spirituel du grand écrivain taurin Claude Popelin . Car dans le couple, c’était lui le taureau : incontestablement « brave », il pensait aller et venir toujours où il voulait, alors qu’elle l’apprivoisait et le transformait, métamorphosant sa « bravoure » naturelle en « noblesse », sans rien faire ou presque, comme l’immobilité impassible et sereine du torero s’impose finalement d’un imperceptible mouvement du poignet à la sauvagerie mobile et intransigeante du taureau .

André devient en 1975 directeur scientifique d’AERO, fonction qu’il exercera jusqu’en 1999 . Il y mène diverses recherches sur l’électromagnétisme et le traitement du signal, surtout dans le domaine militaire et secondairement dans le civil . Sur le radar, à la demande du CNES, il conçoit un logiciel de simulation numérique d’an- tenne embarqué sur les satellites utilisés pour des recherches en climatologie . Il devient un spécialiste reconnu du radar . Pour la Direction générale de l’Armement (il est en 1981 auditeur à l’Institut des hautes études pour la Défense nationale), il travaille à la simulation numérique de réduction de bruit des sous-marins par anéchoïsme actif . L’état-major de la Marine a d’ailleurs prévu de doter les futurs sous-marins nucléaires de cette « peau » imaginée par André, dispositif qui les rendra transparents à toute onde acoustique incidente . Il poursuit jusqu’à la fin ses travaux sur l’anéchoïsme, en vue d’applications dans le domaine civil, notamment dans « Admittance » (Sceaux), la société de consulting qu’il fonde en 2003, spécialisée dans l’électromagnétique infor- matique et dans le traitement du signal . En 2011, il publie ses Équations intégrales de l’électromagnétisme, aux éditions Ellipses .

Si André Berthon était totalement normalien, c’est parce qu’il ne fut jamais plus faux que dans son cas d’opposer scientifiques et littéraires . Il était les deux : homme de science et homme de lettres . Il parlait quatre langues sans accent . En Espagne – j’en ai fait l’expérience – on le prenait pour un Espagnol . En famille, il parlait avec femme et enfant un allemand parfait . Il maîtrisait l’anglais oxfordien, loin du broken English qui traîne dans les colloques scientifiques . Il lisait aussi l’italien (par amour de Mozart-Da Ponte), et bien sûr, le latin et le grec . Il a même appris le russe en même temps que sa fille cadette . Mais c’est à la langue française qu’il portait son plus grand amour, surtout lorsqu’elle se drape dans le classicisme épuré de Racine, ou celui héroïque de Corneille (car le goût de la pureté et de l’héroïsme, c’était lui), ou encore, lorsqu’elle s’encanaille avec la fantaisie loufoque d’Alphonse Allais ou de Tristan Derème, dont il aimait l’écriture légère et l’humour décalé . Cette alliance malicieuse d’élévation théâtrale et d’esprit farceur, on la lit dans les vers qu’il s’amusait à trousser pour les uns ou pour les autres, ou dans cette tragédie cocasse en cinq actes, Leonarda, écrite en 2014, petit chef-d’œuvre de comédie moqueuse écrite en forme de drame politique . Car en littérature, il n’était pas seulement un grand aficionado, il était aussi un práctico . Il n’est en effet d’art aimé qu’il n’ait voulu pratiquer . En ces matières, ses goûts le portaient au classicisme, à la sobriété, au dépouillement et au rejet de toute forme de spectaculaire ou de vulgarité . Mais, de même qu’en littéra- ture il rendait hommage aux Classiques en rimaillant avec talent des alexandrins, en tauromachie il admirait les grands maîtres tout en taquinant lui-même la vachette .

Il en allait de même de sa passion pour Séville, à qui il consacra son dernier texte, publié le lendemain de sa mort (« Lettre de Séville », dans Partita. Journal d’une femme photographe de Myriam Viallefont-Haas, éditions La Découverte, 2015) . Il s’y découvre un peu, en dissimulant sa pudeur derrière un portrait anonyme : « Qu’est-ce qui est sévillan ? La beauté du geste... Non pas la beauté figée d’un « rêve de pierre » mais celle du mouvement, mouvement du corps et aussi mouvement de l’âme, celui qu’inspire l’instant privilégié, l’instant de grâce . C’est là qu’il faut chercher Séville, parce que c’est là ce que Séville recherche, et donc ce qui la caractérise . » Telle était la face contemplative de son amour pour Séville . Quant à sa face pratique, il faut la chercher dans sa jeunesse de pénitent de sa Semaine sainte, au sein de la confrérie de Santa Marta pour laquelle il se vêtit de nazareno aux côtés de son frère .

Son amour de la musique se manifesta presque quotidiennement face à son piano depuis ses quarante ans où il en reçut le cadeau . Il connaissait par cœur les opéras de Mozart, en chantait les grands airs, Bartolo (« La Vendetta »), Leporello (« Le cata- logue »), et il lui arrivait de chanter, en duo avec Ursula, La ci darem la mano, de sa belle voix de baryton basse . Il était aussi capable d’éblouir un auditoire d’amis allemands en improvisant devant eux le chant d’un lied de Schumann . Dirais-je un mot du philosophe ? De nos conversations sans cesse reprises de philosophie de la physique, sur le paradoxe EPR ou sur les variables cachées de la mécanique quantique ? Il était toujours un des premiers lecteurs de mes livres, sur lesquels il m’envoyait des pages de notes précises et pertinentes . Doit-on ajouter qu’il lisait nuitamment, dans les dernières semaines, la Critique de la raison pure en allemand ?

Car la vraie passion de sa vie fut son intarissable volonté de comprendre . Et aussi de transmettre . Et même d’expliquer . Clairement, calmement . Lors de discussions confuses et enflammées à propos d’un dispositif technique, d’une découverte scienti- fique, d’un livre, d’un film ou d’une corrida, après de longs discours contradictoires et embrouillés des uns et des autres, il était capable de dire, d’une phrase sobre et mesurée, l’essentiel qui avait échappé à tous .

André Berthon est mort en pleine santé le 17 novembre 2015 d’une crise cardiaque en faisant seul son jogging dans le parc de Sceaux . D’un coup, en corto y por derecho, comme le taureau brave, mais digne, vertical, droit comme le torero noble . Debout . Comme si sa fierté lui avait interdit de se montrer jamais diminué physiquement ou intellectuellement .

Francis WOLFF (1971 l)