BEYSSADE Jean-Marie - 1953 l
BEYSSADE (Jean-Marie), né le 1er mai 1936 à Alger (Algérie), décédé le 1er octobre 2016 à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). – Promotion de 1953 l.
En Jean-Marie Beyssade, décédé à l’âge de quatre- vingts ans, les études françaises d’histoire de la philosophie moderne ont perdu leur dernier grand maître. Auteur d’un chef-d’œuvre sans concession, La philosophie première de Descartes (Flammarion,1979), d’un grand nombre d’études sur Descartes, Spinoza, Rousseau et Kant, et de précieuses éditions et traductions de Descartes ou de Berkeley, Beyssade, qui côtoya et tutoya du côté de l’École Foucault (1946 l), Derrida (1952 l), d’autres encore, fut un professeur presti-
gieux, et un interprète des philosophies de l’âge classique que son acuité de regard et de plume place d’emblée dans la lignée des plus éminents, tels Martial Gueroult (1913 l), Ferdinand Alquié ou Henri Gouhier (1919* l). À l’annonce de sa dispari- tion, des messages de toutes les parties du monde sont venus témoigner de ce prestige et de cette autorité.
Il était le premier des trois enfants d’une famille installée en Algérie depuis deux générations. Son grand-père paternel, magistrat, avait occupé divers postes de Parthenay à Alger, où son père devait faire carrière dans l’administration avant de décéder prématurément en 1960, à quarante-huit ans. Du côté maternel : un grand- père qui, d’abord maître répétiteur dans divers collèges en métropole puis à Oran, entreprit des études d’arabe et devint un arabisant reconnu, directeur de la Médersa de Tlemcen ; une grand-mère passée par une école normale d’institutrices, puis par l’ENS de Fontenay-aux-Roses, et qui devint inspectrice de l’enseignement artistique indigène. La mère de Jean-Marie était licenciée en droit : avec trois enfants (Jean- Marie et ses deux sœurs cadettes, dont l’une choisit les études de médecine et l’autre fut élève de l’École centrale avant de se diriger vers l’informatique), elle ne devait exercer d’activité professionnelle qu’après le retour en France.
Dans ce milieu instruit, Jean-Marie brilla très tôt. Bachelier à seize ans, il entra en hypokhâgne au lycée Bugeaud, où il apparut si précoce que ses professeurs l’incitèrent à se présenter au concours de l’École sans attendre la khâgne. Il n’y tenait pas, ni ses parents ; mais il fut reçu, cas probablement unique dans les annales de l’École littéraire, à dix-sept ans, en 1953. D’abord un peu perdu dans ce tout nouveau cadre, mais l’esprit tout ouvert et naturellement sensible aux richesses de Paris, il fut en fait bien accueilli tant par les littéraires (parmi lesquels Michel Launay) que par les philosophes ; Althusser (1939 l), déjà caïman à cette époque, lui témoigna beau- coup d’attention. Jean-Marie suivit assidument les cours de la Sorbonne comme ceux du Collège de France, se forma à Descartes auprès de deux interprètes rivaux, Ferdinand Alquié et Martial Gueroult, tira profit des discussions avec des cama- rades de toutes disciplines, et fut reçu premier à l’agrégation en 1957. Jean Hyppolite (1925 l), alors directeur de l’École, lui accorda une cinquième année d’études, durant laquelle il suivit, à l’École même, les cours de ses aînés, Michel Foucault et Jean- Claude Pariente (1950 l). La fondation Singer-Polignac offrait des « bourses de voyage lointain » ; proposé pour l’une d’elles, Jean-Marie en usa largement l’année suivante (1958-1959), visitant d’abord Grèce et Turquie, puis poussant toujours plus loin vers l’est : Iran, Pakistan, Inde, jusqu’à la Birmanie, la Thaïlande et le Cambodge. Ensuite, ce fut le retour en Algérie, cette fois au cours d’un service militaire de vingt- sept mois, que Jean-Marie effectua comme officier instructeur dans des conditions assez protégées (sa mauvaise vue l’éloignait des opérations militaires) et, disait-il, ennuyeuses (elles l’auraient été encore davantage sans les lectures philosophiques envoyées par Althusser), tandis qu’à la suite du décès de son père, sa famille quittait Alger pour Paris.
Au cours de ses études, Jean-Marie avait croisé Michelle Goyard (1954 L), philo- sophe comme lui, qui à sa sortie de l’École avait été nommée professeur au lycée de jeunes filles (Jeanne-d’Arc) de Clermont-Ferrand. Jean-Marie lui rendit visite à l’issue de son service militaire pendant l’hiver 1962. Ils se marièrent en septembre. De leur union – doublée d’une étroite collaboration scientifique, avec ce qu’elle implique de complicité intellectuelle – devaient naître trois enfants, un garçon puis deux sœurs jumelles. Jacques se tourna vers la finance, Claire vers la linguistique, Dominique vers l’informatique. Aujourd’hui Michelle est sept fois grand-mère, et arrière-grand- mère de deux petites filles, nées l’une au début de 2018, l’autre à la veille de 2020.
De retour du service militaire, Jean-Marie avait été nommé sur un poste provi- soire à Paris, au lycée Honoré-de-Balzac. En septembre, au début de leur mariage, il rejoignit Michelle à Clermont-Ferrand, d’abord lui aussi comme professeur au lycée Jeanne-d’Arc, puis au lycée de garçons (Blaise-Pascal). Deux ans plus tard, Foucault, qui enseignait à Clermont, lui proposa un poste d’assistant à la faculté des lettres. Ce fut le début d’une carrière universitaire qui, à l’appel de Ferdinand Alquié, se poursuivit dès l’année suivante (1965) à la Sorbonne (plus tard Paris-IV) où Jean- Marie resta en poste, comme assistant puis comme maître-assistant, jusqu’en 1972. Michelle, spécialiste elle aussi de Descartes et de la philosophie du xviie siècle, fut elle-même recrutée comme assistante à la Sorbonne, mais, au moment de la division des universités parisiennes, elle opta pour Paris-I. Pour Jean-Marie, l’année 1972 vit la soutenance de la thèse d’État (sur La philosophie première de Descartes : le temps et la cohérence de la métaphysique) longuement mûrie au fil de fréquents échanges avec Ferdinand Alquié et Henri Gouhier – soutenance aussitôt suivie de son élection sur un poste de maître de conférences (alors le premier grade du rang magistral) à Rennes-I. La famille s’installa alors à Saint-Malo d’où Michelle prenait le train chaque semaine de l’année universitaire pour donner ses cours à Paris ; les trois enfants y bénéficièrent d’une scolarité heureuse et tranquille. Après sept années en Bretagne, Jean-Marie fut élu professeur à Nanterre où il enseigna durant sept autres années (1979-1986) avant de retrouver la Sorbonne (Paris-IV) où il assuma, jusqu’à sa retraite (précoce elle aussi, en 1996) la direction du Centre d’études cartésiennes.
Suivant une règle qui paraît aujourd’hui relever de temps anciens, Jean-Marie avait attendu, pour publier, d’être passé maître en soutenant son doctorat d’État. C’est au lendemain de sa soutenance et de sa nomination à Rennes que parurent un grand chapitre sur Descartes dans l’Histoire de la philosophie dirigée par François Châtelet, une postface au Discours de la Méthode pour le Livre de Poche, et surtout une étude restée fameuse, « “Mais quoi, ce sont des fous” : sur un passage controversé de la Première Méditation », dans la Revue de Métaphysique et de Morale (1973, n° 3). Dans la seconde édition de son Histoire de la folie à l’ âge classique (1972 ; 1re édition : 1961), Foucault venait de répondre aux critiques formulées par Derrida des années aupa- ravant (1963), s’agissant du rôle que l’ouvrage attribuait à Descartes dans le « grand renfermement » de l’âge classique. En détaillant les formules de Descartes comme celles de Foucault, Beyssade opérait un double arbitrage : entre deux personnalités philosophiques considérables, sur le sens et la portée historique de quelques lignes du début des Méditations métaphysiques ; mais aussi, en général, sur la manière de lire ce chef-d’œuvre si compact, sur sa cohérence, cohærentia, spécifique, et sur la nature de l’« ordre des raisons » que Descartes dit y avoir observé. En cela, comme dans la thèse soutenue l’année précédente, Beyssade affrontait – et, il faut bien le dire, démodait – un grand maître de l’histoire de la philosophie, Gueroult, qui n’apprécia pas outre mesure la réplique.
Dans sa thèse, Jean-Marie revisitait à partir du problème du temps toutes les grandes questions de la métaphysique cartésienne. « Tout le temps de ma vie », écri- vait Descartes au cœur de la Troisième Méditation, « peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise, et me crée, pour ainsi dire, derechef, c’est-à-dire me conserve ». De ces lignes on avait cru pouvoir conclure et enseigner que le temps, pour Descartes, est discontinu, fragmenté. Erreur : ce temps divisible par l’esprit n’est pas un temps effectivement divisé, ni composé à partir d’instants. Le temps vécu n’est pas discontinu ; le temps de la pensée, encore moins. Chez Descartes « toute pensée effective enveloppe quelque durée », et c’est par exemple une erreur de voir dans le Cogito la simple illumination d’un instant. C’est en considération du temps de la pensée que peut se résoudre, ou plutôt se dissoudre, le fameux problème du « cercle cartésien » (tant que je n’ai pas la certitude que les choses que je perçois clai- rement et distinctement sont vraies, comment puis-je acquérir celle de l’existence de Dieu, qui seul peut garantir cette vérité ?). Le doute, l’évidence, la déduction, la science, le libre arbitre, la relation de l’esprit humain à Dieu : tous ces thèmes, et le projet même de Descartes apparaissent de la même manière sous un jour nouvellement nuancé et complexe, dans une cohérence de fond qui excluait la rigidité d’un « système ».
Curieusement, près de sept ans s’écoulèrent entre la soutenance de la thèse et la publication de l’ouvrage, chez Flammarion en 1979, année qui fut aussi celle du retour de Jean-Marie et de sa famille à Paris, et de la parution en collection GF-Flammarion d’une édition des Méditations métaphysiques, Objections et Réponses, préparée avec Michelle et qui allait devenir indispensable à tous les étudiants en philosophie. Pourquoi ce long délai, s’agissant d’un maître livre, et de la part d’un esprit si précoce ? L’extrême scrupule que Jean-Marie apportait à tous ses écrits ne se concevait pas sans quelque réserve à l’égard de la publication. Pas plus que Descartes, à l’étude de qui il revenait toujours – tout en pratiquant avec passion toute une bibliothèque classique qui allait des anciens jusqu’à Bergson (1878 l) ou Merleau- Ponty (1926 l) –, Jean-Marie ne prisait le « métier de faire des livres ». Comme d’autres excellents esprits de sa génération, il se voulut professeur avant tout. La recherche telle qu’il la concevait était à ses yeux destinée à aboutir à une forme de perfection dans l’exposé. Son but était de servir les textes et leurs auteurs en s’atta- chant à obtenir et à communiquer toute la lumière possible sur les points les plus difficiles, lesquels n’étaient pas toujours les plus disputés. Une extrême sensibilité à la nuance, un refus décidé des surimpressions en tous genres et, avec elles, de toutes sortes de rhétoriques, une constante recherche de l’équilibre dans la restitution du sens, caractérisent les études que nous lui devons, notamment celles qui figurent dans les deux précieux recueils qu’il consentit à publier en 2001 (Descartes au fil de l’ordre, PUF ; Études sur Descartes : l’histoire d’un esprit, Points-Seuil).
Professeur par vocation ou par impératif catégorique, régulièrement sollicité comme examinateur à l’École ou à l’agrégation, Jean-Marie consacrait à ses cours et aux travaux de ses étudiants un temps jamais compté. À ses yeux, chaque contribu- tion appelait discussion, et cela sans limitation de style : aussi fut-il l’homme d’un débat serré avec les autres grands interprètes français de Descartes, de Gueroult à Jean-Luc Marion (1967 l), mais aussi l’ami et le correspondant passionné de nombreux chercheurs de tous les continents. Lui, à la culture si française – philosophe avant tout, mais qui savait aussi par cœur son Corneille et son Molière, et se replongeait aussi souvent que possible dans Saint-Simon, dans le Port-Royal de Sainte-Beuve, dans Stendhal, Flaubert, Zola ou Proust –, joua ainsi dans le développement interna- tional des études cartésiennes un rôle de premier plan. Retrouvant Paris-IV en 1986 comme titulaire de la chaire d’histoire de la philosophie moderne, il y prit naturelle- ment la direction du Centre d’Études Cartésiennes, petite structure qui réunissait les plus actifs parmi les chercheurs français sur Descartes et le cartésianisme. Il prépara dans ce cadre plusieurs colloques mémorables et fut, en tant que vice-président de la Société française de philosophie, l’un des principaux organisateurs du Congrès sur L’esprit cartésien qui se tint à paris en 1996 à l’occasion du quatrième centenaire de la naissance de l’auteur du Discours de la Méthode.
Au début des années 1990, à la demande du directeur de la Bibliothèque de la Pléiade, Jean-Marie avait accepté de partager avec Jean-Luc Marion la direction d’une nouvelle édition des Œuvres complètes de Descartes, en deux volumes assortis d’un volume de Correspondance confié à Jean-Robert Armogathe (1967 l). L’entreprise, initialement prévue dans la perspective du quatrième centenaire, se révéla pleine de difficultés, d’où s’ensuivit en 1993 un divorce à l’amiable des co-directeurs. La déci- sion prise par Jean-Marie de solliciter sa retraite en 1996, à soixante ans seulement, fut en partie liée à l’urgence qu’il éprouvait de mener à bien cette entreprise dans des délais raisonnables. Un premier volume fut remis aux éditions Gallimard fin 2004, qui toutefois se révéla déborder par le format de ses textes et de son appareil critique les dimensions prévues pour un « pléiade ». Dix-huit mois plus tard, en juin 2006, un accord était trouvé pour publier ces Œuvres complètes, avant une édition plus succincte dans la Pléiade, dans la collection Tel-Gallimard, en sept volumes co-dirigés par Jean-Marie et l’auteur de ces lignes, auxquels devait s’ajouter en un double volume l’édition Armogathe de la Correspondance. Ce nouveau projet dictait pour l’entreprise tout un changement de format, avec un appareil critique encore augmenté. Le volume consacré au Discours et aux Essais de la Méthode fut le premier à paraître en 2009.
Dès 2006, toutefois, les soucis de santé de Jean-Marie s’étaient déjà faits plus pressants, en particulier des problèmes de vue qui lui rendirent bientôt toute lecture difficile, puis, à partir de 2010, impossible. Suivirent des années douloureuses, marquées par les progrès lents mais inéluctables d’un mal qui non seulement le tint éloigné de sa table de travail, mais ôta à cet esprit si vif une part croissante de ses capacités de mouvement et d’expression. Michelle, assistée de ses enfants, veilla sur lui de manière admirable et lui évita jusqu’à la dernière année l’admission en structure médicalisée.
Jean-Marie a sa sépulture dans un minuscule cimetière de campagne près de Cahors, à Carnac-Rouffiac, où sa famille possédait de longue date une vaste demeure en haut d’une colline. Quelques jours après sa disparition, les éditions Gallimard publiaient dans le volume I des Œuvres complètes (qui n’était donc pas le premier à paraître) la traduction très annotée des Règles pour la direction de l’esprit qu’il avait préparée avec Michelle. Deux ans plus tard, en novembre 2018, paraissait en un double volume l’importante édition annotée des Méditations métaphysiques à laquelle tous deux avaient aussi beaucoup travaillé. La Philosophie première de Descartes, long- temps indisponible, a enfin été rééditée chez Aubier en 2017. Un nouveau recueil d’études est en projet, regroupant les travaux sur Spinoza. Comme tout ce qui est mis au point avec le plus grand soin allié au plus haut degré de culture et de vigi- lance, ces écrits sont indémodables. Aussi longtemps que l’art de lire les grands textes classiques conservera quelques praticiens, ils ne pourront que gagner encore en éclat.
Denis KAMBOUCHNER (1974 l)
Professeur émérite, Université Paris-I – Panthéon-Sorbonne