BODIN Louis - 1890 l

BODIN (Louis), né le 10 juin 1869 et décédé le 20 avril 1949 au 4, place Saint- Louis, à Blois (Loir-et-Cher).− Promotion de 1890 l.


Quiconque étudie l’Antiquité grecque contracte une dette envers Louis Bodin pour ses irremplaçables Extraits des Orateurs Attiques, ce petit in-12 de la collection des Classiques verts Hachette, publié en 1910 . Tous les profes- seurs d’histoire ou de langue, de droit ou d’antiquités, ont orienté, orientent et orienteront encore longtemps leurs débutants vers l’Index de cet usuel, le plus sûr des moteurs de recherche . Et dès que ces néophytes le trouvent sur le rayon le plus en vue de la bibliothèque, et même si l’institution prévoyante a procédé à une soigneuse reliure, ils constateront que c’est le plus utilisé et le plus feuilleté des usuels ; encore faut-il évidemment que l’ouvrage soit disponible, car il fait partie de ceux dont l’utilité se mesure à la vitesse où ils disparaissent des rayons de nos bibliothèques, pour reprendre une formule chère à Jacqueline de Romilly (1933 l) . Mais il est de ceux dont les responsables prévoient plusieurs exemplaires . . .

Si cette introduction a si souvent recours au mot usuel, c’est volontaire : pour souligner le manque dans L’Archicube d’une notice consacrée à l’éminent helléniste qui fut également si longtemps examinateur au concours d’entrée à l’École . Disparu sans autre postérité que ses ouvrages, il rejoint Épaminondas, le Thébain cher à Montaigne, dont le dernier apophtegme (comme on disait naguère) montre qu’il comptait, pour assurer sa gloire, sur ses succès (militaires) plus que sur les enfants qu’il n’eut jamais . Il laisse aux hellénistes ses successeurs la tâche de recruter parmi les générations futures, et aussi – mais ce n’était certes pas sa priorité – de lui rendre cet hommage tardif .

Les Classiques verts mentionnent également son nom, pour leurs Extraits d’Aristo- phane et de Ménandre (1902) à côté de celui de Paul Mazon qu’il côtoya en préparant l’École et qui resta indéfectiblement son ami . Rédigés dans la fièvre suscitée par les découvertes papyrologiques, ils sont évidemment remplacés pour l’Arbitrage ou pour la Samienne par les éditions d’Alain Blanchard ou de Jean-Marie Jacques, mais s’ils sont si fréquemment encore ouverts, c’est pour leurs précieuses pages finales, sur les particules grecques, auxquelles renvoient les enseignants du xxie siècle dès qu’ils se doutent que le gros Denniston effraierait leurs débutants en thème . . . Ces pages où se reconnaît la main de Bodin datent du temps où il enseignait le grec en seconde au collège Stanislas, c’était l’année où débutait l’apprentissage du thème .

Il naquit sur la place de la cathédrale de Blois, dans la maison de ses grands- parents maternels, les Delagrange, longue lignée de notaires . Son père, capitaine à l’État-Major du Génie, était alors en garnison à Limoges . Après ses études au collège de Blois, il prépara l’École en compagnie de l’ardéchois Paul Mazon dont il resta sa vie durant le plus proche ami . Élève du vénérable Édouard Tournier (1850 l) à l’École, – au temps où toute licence littéraire, historique ou philosophique impli- quait la rédaction d’un thème grec –, Louis Bodin n’a pas eu le loisir de composer un manuel pour cette discipline qu’il a si longtemps pratiquée sans l’illustrer autrement que par les succès de ses étudiants .

Son parcours est rectiligne : après l’agrégation il obtint une bourse d’études (1894/5), enseigna au collège Stanislas à Paris durant sept ans . Après un congé de deux ans où il resta parisien, et où visiblement il travailla pour Hachette à élaborer l’index des Orateurs attiques et intégrer aux Extraits d’Aristophane les récentes découvertes papyrologiques (1892 était l’annus mirabilis de cette discipline avec la publication simultanée de la Constitution d’Athènes et des Perses de Timothée de Milet), il devint en 1905 maître de conférences de langue et littérature grecques à Clermont-Ferrand, et passa en Bourgogne huit ans après, quand Mazon est appelé à la Sorbonne . Son poste dijonnais était libellé « philologie et antiquités classiques » . En 1928 l’intitulé devint « langue et littérature grecque » et le grade « chargé de cours » : cela coïncide avec l’arrivée de Georges Daux (1917 l) dans la chaire de grec, Dijon étant la dernière étape française de l’Orient-Express vers Athènes ; et ce, jusqu’à la retraite (1934) . Alors il quitta sa maison du 43, rue de Tivoli, près de la faculté de la rue Chabot- Charny, et revint vivre dans la demeure familiale, devant la cathédrale de sa ville natale . Il s’intégra à la Société des sciences et lettres de Loir-et-Cher qu’il présida très vite, et en 1940, choqué par les destructions des bombardements (soi-disant italiens), il fonda avec trois amis l’Association du Vieux Blois pour préserver le patrimoine local . Mais il allait en Sorbonne deux fois par mois collaborer à la préparation du certificat de grec, et, durant la guerre, il conseillait les professeurs du collège de Blois en mal d’examen ou de concours (pour reprendre les mots de Pierre Chantraine qui souligne, dans l’éloge de son prédécesseur aux Études grecques, ses dons pédagogiques et son discernement) .

Il avait associé son nom à plusieurs publications majeures de Platon dans la jeune Collection des Universités de France, familièrement désignée Budé, dont il était co-fondateur et secrétaire-adjoint . Il épaula l’octogénaire Alfred Croiset (1864 l) dans les volumes du tome III (Protagoras, Gorgias et Ménon) – que n’a-t-il pu en faire autant pour le suivant ? Il avait si efficacement révisé les deux premiers tomes, ceux d’un Maurice Croiset (1865 l) déjà vieillissant – mais surtout il avait consacré sa vie à Thucydide que Paul Mazon lui avait réservé pour l’édition et dont la reconnaissance de Jacqueline de Romilly rappelle en exergue du tome IV (livres VI et VII : l’expé- dition de Sicile) qu’il avait presque achevé la traduction de ces livres et qu’il espérait les voir publiés . L’Avertissement général en tête de ce volume est un modèle de piété et de modestie, car le rôle de celle qui enseignait alors à Lille ne s’est nullement borné à imprimer la traduction ou à reprendre les notes de son prédécesseur, que lui avait confiées Paul Mazon .

Paul Demont (1969 l), à son tour et toujours sur la suggestion de Jacqueline de Romilly, a publié les notes de cours de Bodin (Belles-Lettres, 1975) sous le titre Lire le Protagoras et le sous-titre Introduction à la méthode dialectique de Protagoras et il a rendu ainsi visible la parenté rhétorique entre les dialogues platoniciens et les antilogies de Thucydide, en même temps qu’il s’est effacé derrière le maître dont il ressuscite la présence ; et son lecteur imagine la haute silhouette devant le tableau noir où Bodin a résumé l’argumentaire des thèses de Socrate et du sophiste, les points faibles de celui-ci et les angles d’attaque de celui-là . Son édition des scholies d’Hermias au Phèdre (1901) d’après les papiers de son camarade de promotion trop vite disparu Paul Couvreur, modèle de fidélité, est d’ailleurs comme le contrepoint du travail de Paul Demont .

Bodin ne fut pas que dijonnais : il examina pendant très longtemps les candidats hellénistes à l’entrée de l’École et Pierre Chantraine met en avant la bienveillance avec laquelle il savait mettre à l’aise le candidat qui quittait la table enchanté de son juge. J’imagine, ajoute-t-il dans une socratique parenthèse, que la réciproque n’était pas toujours vraie.

Durant les années d’Occupation, il fut élu président de l’Association pour l’encou- ragement des études grecques . Il exerça deux ans – fait unique dans les annales de celle-ci – cette proédrie, car son successeur désigné Albert Rivaud résidait en zone non (encore) occupée alors que lui « n’avait qu’à » se déplacer de Blois à Paris pour les séances mensuelles . Ce qu’il fit avec un courage stupéfiant, puisqu’il ne manqua qu’un lundi dans la glaciale Sorbonne de l’époque . Deux phrases suffiront à peindre l’homme derrière l’œuvre inachevée : « attardé au cours de sa carrière à des recherches dont on n’a pu faire connaître − et encore accidentellement − que des résultats partiels, comment ne pas éprouver un plaisir très vif à sentir que les quelques services qu’on s’est efforcé de rendre à la cause commune n’ont point passé tout à fait inaperçus ? » (Discours d’inauguration de sa présidence, 1941) .

« L’enseignement du grec est restreint à trois heures – j’allais dire trois tickets de soixante minutes – par semaine . Quelle misère ! Et pourquoi ces compressions ? Enseignement moral, culture physique ! Les sports, ce n’est pas dans une classe de grec qu’on s’y entraîne, encore qu’on puisse y apprendre à les mettre à leur rang ; mais l’éducation morale, qui mieux que le professeur de grec peut en faire conce- voir l’idée ? Assez de réductions, assez de restrictions ! » (Assemblée de juin 1942) . L’adverbe − accidentellement − fait référence aux nombreux articles que Bodin avait publiés dans les volumes de Mélanges dédiés à ses confrères plus âgés (comme Gustave Glotz, Alexandre Desrousseaux, Octave Navarre, Georges Radet) – car il ne manquait jamais d’y être associé et ne se dérobait pas à ces occasions d’amitié .

Pierre Chantraine l’avait connu à Nîmes au premier congrès Budé (1932) et, président de l’Association pour l’encouragement des études grecques en 1949, il était tout désigné pour évoquer lors de son décès la place qu’il tenait dans cette société qu’il avait rejointe dès 1894, et en quelques mots souligner la gentillesse et la simplicité de cet homme généreux . Il ajoute qu’à l’approche de la mort il était soutenu par la conso- lation de laisser l’entreprise en de bonnes mains (en clair : que Jacqueline de Romilly se chargeait de l’édition de Thucydide) : revanche que la destinée devait bien à un homme qui s’est tant sacrifié lui-même aux autres. Tout est dit dans ce commentaire .

La ville de Blois perpétue pieusement son souvenir, il est devenu l’éponyme de la nouvelle rue qui mène au Centre administratif et aux Archives départementales . Le prénom et la qualité d’helléniste empêchent la confusion avec son homonyme plus célèbre Jean Bodin .

Il faut ajouter avec le recul du temps que son héritage dijonnais a fait le succès pédagogique des archicubes qui lui ont succédé avant de devenir parisiens (occasion de mentionner Raymond Weil (1946 l) co-éditeur de Thucydide avec Jacqueline de Romilly), et il faut rappeler que la partie philologique de sa maîtrise de conférences fut illustrée brillamment par Pierre Monteil (1948 l), qui n’aurait pu là encore en 1965 obtenir du recteur Marcel Bouchard (1917 l) la création de la chaire de philo- logie classique et grammaire comparée, si le souvenir de Louis Bodin n’était pas resté vivace en Bourgogne . Je crois être l’interprète de ses successeurs dijonnais mes collè- gues, Catherine Dobias, Guillaume Bonnet (1988 l), Aline Pourkier (1963 L), Estelle Oudot (1982 L), Georges Rougemont (1962 l) et Laurent Leidwanger (1987 l), pour ne citer que les vivants, en saluant ici sa mémoire .

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

La photographie, dont le lecteur voudra bien pardonner la qualité, date de 1940 et a été trans- mise par Jacqueline de Romilly à la Société des sciences et lettres de Loir-et-Cher, pour illustrer l’hommage rendu par elle au tome XXXII de ses Mémoires .