BONIFACIO Antoine - 1930 l

BONIFACIO (Antoine, André, Hubert), né le 18 juillet 1911 à Bastia (Corse), décédé le 20 octobre 2008 à Paris. – Promotion de 1930 l.


Son nom est immanquablement le symbole de la réussite universitaire : premier prix d’histoire aux Concours généraux de 1927 et de 1928 (avec la publication de ses copies dans les Annales Vuibert), cacique à l’École deux ans plus tard, et cacique à l’agrégation d’histoire et géographie en 1934 : ce palmarès est quasiment unique dans les annales. Il lui valut une bourse pour un tour du monde, qu’il effectua en 280

jours après s’être libéré de ses obligations militaires à Saint-Maixent-l’École, et dont il laissa un journal de voyage manuscrit, qu’il n’emporta pas lors de la mobilisation de 1939 depuis Téhéran où il enseignait à l’université. C’est ce journal, récupéré avec quelques autres documents personnels par l’ambassade de France, et parvenu au quai d’Orsay en 1994, pour être restauré par le Centre des archives diplomatiques de Nantes et mis à la disposition du public en septembre 2020, qui a permis la rédaction de cette notice. L’auteur se doit de mentionner sa dette envers le conservateur en chef de ce centre, Mme Bérengère Fourquaux, sans qui rien n’aurait été possible.

Son père, aussi prénommé Antoine, enseignait l’italien au lycée de Bastia. Il avait eu d’un premier mariage un fils, Joseph (né en 1901), puis contracté un second mariage avec Victoire Pietrantoni, veuve avec six enfants ; Antoine leur naquit, à Bastia, en 1911. Vint, très vite, une mutation à Nice, où lors du recensement de 1926, Antoine Bonifacio réside 2, rue du Lycée (l’actuel lycée Masséna) avec ses deux fils et une domestique. À partir de 1922, il rédigea une revue en langue corse, L’Annu Corsu, revue du cyrnéisme (du nom de la Corse chez Strabon) ; ce mensuel qu’il avait fondé avec Paul Arrighi fut un précurseur dans le mouvement restituant à la Corse son identité culturelle ; il prenait modèle sur l’Armanà Prouvençau de Frédéric Mistral et Théodore Aubanel aussi bien que sur La Lauseta, son équivalent de l’autre côté du Rhône animée par Louis-Xavier de Ricard et Lydie, sa première épouse. Il signait Tiziu ses contributions à cette revue.

Antoine (« Tony ») entra en onzième en 1916 au lycée de Nice, et y monopolisa les récompenses. Les sujets du Concours général de 1927 et de 1928 furent respective- ment : « Les Empires coloniaux jusqu’en 1715 » et « Les Français en Algérie de 1830 à 1870 » ; il est juste d’ajouter à ces succès le nom de l’enseignant, monsieur Zanetto.

Ces succès firent les gros titres de L’Éclaireur de Nice (d’où est tirée la photogra- phie ci-dessus, le représentant à 19 ans). Il prépara la rue d’Ulm au lycée du Parc à Lyon, en compagnie de Pierre Gioan (de Roquebrune Cap-Martin), et tous deux furent reçus en 1930.

Il perdit son père en 1933 et ne put cette année se présenter à l’agrégation, dont il fut cacique en 1934. Il effectua une année de service à la caserne Canclaux de Saint-Maixent, lieu d’affectation des littéraires pour le Bonvoust (les scientifiques partaient à Metz pour la DCA : défense contre avions ou aéronefs genre Zeppelin) et il s’y lia d’amitié avec Georges Pompidou (1931 l). Puis il s’embarqua à Marseille le 15 novembre 1935 pour ce tour du monde, dont le journal manuscrit conservé désormais à Nantes comporte 126 feuillets. Après le canal de Suez, Djibouti, Colombo et la découverte de Ceylan, le temps que le navire remplisse ses soutes de charbon, il s’arrêta longuement dans l’Indochine française, qu’il parcourut en tous sens, poussant jusqu’au Siam et au Yun-Nan chinois alors zone d’influence écono- mique française (il utilisa l’acrobatique voie ferrée jusqu’à Yun-nan-Fou [actuelle Kunming]), passa cinq jours à Angkor (pas plus, à cause de la modicité de sa bourse, écrit-il), déjà pillé par des commerçants sans scrupules, étudia les plantations, caout- chouc, thé... introduites par les colons. Il s’attacha tout particulièrement au pays moï. Les journaux locaux annonçaient les rares visites des compatriotes aux Français, administrateurs, militaires ou colons. La moitié de ceux-ci étaient corses, il était donc brillamment invité partout où il passait, souvent au champagne (de la veuve Amiot, note-t-il le soir du réveillon : déception, il pensait que c’était de la veuve Clicquot...). Il eut la surprise, un soir, de constater que trois natifs du village d’Ersa, dans le Cap Corse, origine de sa famille paternelle, se trouvaient réunis à vingt mille kilomètres de distance...

Le chemin de fer transindochinois n’étant pas encore achevé jusqu’au Tonkin, il quitta Saïgon pour Tourane, son terminus provisoire : le chef de gare (un compatriote, nommé Franceschi) lui avait réservé un compartiment-couchettes de première classe pour son usage exclusif ; mais il était situé au-dessus du bogie, et il écrit qu’il n’était pas possible d’être aussi secoué : preuve qu’il n’avait jamais emprunté le Trinighellu ̧ ce train qui traverse la Corse, à voie étroite lui aussi (il écrit pour qualifier la voie indochinoise : réduite) : un siècle après, les insulaires le nomment affectueusement leur TGV, Train à Grandes Vibrations...

Il utilisa une seule fois l’avion d’Air France (de Hanoï à Bangkok). Il raconte son émotion dans la capitale du royaume du Siam lorsqu’un compatriote lui rappela le souvenir de son père au lycée de Bastia. C’était le 16 mars, laissons-le parler : « Je suis arrivé dès 9 heures ce matin à la Légation de France où un secrétaire m’a reçu, montrant qu’il se rappelait qu’on avait écrit de Paris pour moi. Le ministre [faisant fonction d’ambassadeur de France] est un archicube agrégé d’allemand [Marcel Ray, 1899 l], chez qui je dois déjeuner mercredi. L’ingénieur en chef de la ville [de Bangkok], M. Bona, a demandé au consulat qu’on l’avertisse de mon passage. Il est corse, ancien élève de mon père à Bastia. Le soir à 9 heures nous sommes allés chez lui, M. Plion [le secrétaire de la légation] et moi, et il m’a parlé de mon père en des termes qui m’ont ému. C’est peut-être là ce qui me touche le plus dans le voyage que j’ai fait, jusqu’à présent. Par-delà les recommandations officielles ou privées, existe pour moi la recommandation tacite de mon nom. À Saïgon, à Hanoï, à Yun-nan-fou, à Bangkok, des hommes qui connurent mon père quand ils étaient enfants montrent par l’empressement qu’ils manifestent envers moi le souvenir qu’ils gardent de leur ancien maître. Et je me dis par instants que le métier de professeur qui laisse une telle marque est un beau métier ... mais je dois faire mon métier de touriste. » (folio 113).

Il quitta Saïgon (où il était arrivé le 10 décembre 1935, par le Président-Doumer des Messageries maritimes) le 1er avril 1936, sur le Maréchal-Joffre, de la même compagnie, pour Hong-Kong. Ce grandiose temple de l’or abritant déjà 900.000 habitants lui laisse une impression très mitigée : pauvreté de l’être dans une ville où on ne sait que faire de lui. Puis ce fut une incursion en Chine continentale : Canton, Macao. Les circonstances obligeant, il passa par Manille le jour de Pâques (où il vit la statue d’un de ses ancêtres Bonifacio), il ne manqua pas d’y visiter son compatriote Santelli ; puis il remonta vers Shanghai, Tien-Tsin et Pékin (atteint le 8 mai par le train). Le 20 mai il était à Moukden (en Mandchoukouo alors, cet état fantoche) ; il passa au Japon six semaines de Kyoto à l’Île du Nord (Hokkaïdo) et s’embarqua le 17 juillet sur le President Coolidge vers Honolulu. De San Francisco, atteint le 29 juillet, il prit le train transcontinental et fut à New York le 4 août ; un crochet par Montréal et Québec fut sa dernière étape avant de traverser l’Atlantique et de voir, le 21 août 1936 à 23 heures 15, les lumières des côtes irlandaises. « L’EUROPE ! » est le dernier mot de son journal, rédigé souvent sur des feuilles aux armes des navires ou des hôtels qui l’accueillaient.
 

Il n’a pas publié ce journal qu’il avait gardé avec lui. Dès son retour il enseigna au lycée de Chartres. Il se maria (à Paris) fin juillet 1937 avec Lucette Monjoin, originaire de l’Indre (La Châtre) de dix mois sa cadette. Le couple partit s’installer à Téhéran, où naquit leur fils José (17 mai 1938). Il y enseigna deux ans à l’université.

Une recommandation particulièrement élogieuse a été rédigée par Célestin Bouglé (1890 l) le 24 décembre 1936. Il reproduit les termes qui avaient conduit à l’attribu- tion de la bourse autour du monde deux années auparavant. Monsieur Bonifacio est un des meilleurs esprits qu’il nous ait été donné de rencontrer... À l’École il a su réaliser ce que laissaient espérer ses études antérieures... Son mémoire (La Censure des lettres sous le règne de Louis XIV) lui valut la mention Très Honorable... Il avait reçu, apprend- on ainsi, une bourse de séjour à Genève auprès du Bureau d’Études Internationales et avait commencé des études juridiques. Il était attiré par des études sur les relations économiques entre les colonies et leurs métropoles ; il est préparé à embrasser dans leur ampleur les problèmes internationaux contemporains. Le rapport insiste sur ses qualités de composition, d’exposition et aussi de caractère : c’est une des personnalités les plus sympathiques que nous ayons rencontrées à l’École. Il fera excellente figure, conclut-il, dans tous les postes qu’on voudra bien lui confier. Sans nul doute, le souvenir d’une excur- sion en Touraine en mars 1932 (avec entre autres de sa promotion Marc Santoni son co-thurne, Louis Poirier [qui n’était pas encore Julien Gracq], Maurice Le Lannou, René Maillard...) avait contribué à cette unanimité envers le cacique général.

Survint la déclaration de guerre et Antoine Bonifacio fut rappelé pour mobilisa- tion, au titre d’interprète d’italien à Nice. Il quitta Téhéran avec son épouse et leur bébé, par l’autochenille Rolls-Royce qui rejoignait alors, au bout de deux journées de voyage, le Taurus-Express (Istanbul-Bagdad) dont la voie venait d’être achevée ; il ne put emporter toutes ses archives personnelles et c’est ainsi que l’ambassade de France à Téhéran rapatria en 1994 quelques documents : le journal de voyage déjà cité, des lettres de sa belle-mère alors à Verdun lui faisant passer de la layette pour le petit José (sur l’enveloppe, il est mentionné : via la Russie) et un exemplaire du journal manuscrit La « Boîte aux Lettres » du Vieux Pressoir mentionnant la naissance de José à Téhéran1. Une série de photographies montre le couple Bonifacio en compagnie d’autres personnes de leur âge, devant la basilique Saint-Marc, mais faute d’indica- tions, elles ne permettent pas d’identifier à coup sûr Antoine Bonifacio. Un lot de six cartes y est joint, l’une d’elles permet en particulier de le suivre en pays moï, dont la topographie venait d’être relevée.

Visiblement l’armée se rendit rapidement compte qu’elle avait confondu les compétences de Tiziu le père et celles de Tony le fils, et ses obligations militaires le conduisirent au Prytanée de La Flèche, qualifié alors de National. Puis Antoine Bonifacio s’installa à Paris où l’attendait une chaire au lycée Louis-le-Grand. Dès l’année suivante (1942) il donnait des conférences de géographie à l’École libre des sciences politiques où il laissa un souvenir inoubliable à ses auditeurs2. L’année 1950 voit son installation de l’autre côté de la Seine, au lycée Charlemagne. Il cessa ces deux enseignements à la fin de la décennie 1970.

Ses qualités d’enseignant furent mises à profit pour la rédaction de manuels d’histoire destinés chez Hachette à prendre la relève du fameux « Malet-Isaac3 ». Ils couvraient l’enseignement de l’histoire du cours élémentaire aux terminales, toujours en collaboration : pour les premiers, avec Jean Marchal, pour les seconds avec Charles Pouthas et André Alba (1913 l). Il préparait même des diapositives pédagogiques pour illustrer les cours, par lots de 50... Et c’est ainsi qu’il resta pari- sien, se partageant entre ces deux activités et la rédaction de ses manuels (il ne voulut jamais devenir inspecteur général). En 1959, les circonstances politiques aidant, il fut un habitué des rencontres informelles organisées par son cadet d’Ulm, Georges Pompidou, qu’il n’avait jamais perdu de vue depuis Saint-Maixent, aux célèbres « pots Maillard 4 ». L’Institut Georges-Pompidou conserve dans ses archives orales un entretien de plus d’une heure avec lui ; il lui a consacré, dans son Bulletin de mai 2016, trois pages, auxquelles ces lignes sont redevables.

Antoine Bonifacio eut la douleur de perdre son fils en 2006, après le décès de son épouse. Il décéda deux ans plus tard.

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

Notes

  1. Ce journal dont il existe dix levées de 1930 à 1939 comportait de 50 à 60 pages entiè- rement manuscrites, sur le modèle du Bulletin de la société des amis de l’ENS avec des contributions fort importantes (ainsi dans le numéro 10 en possession de Bonifacio, un article de Jean Stoetzel [1932 l] de retour des États-Unis d’Amérique, où il avait vu fonc- tionner l’institut Gallup, et les premiers sondages d’opinion). Il servait de liaison entre les invités de cette fondation due à Jean Lazard, qui mettait Le Vieux Pressoir, sa grande propriété de Saint-Nicol, près d’Honfleur (Calvados), à la disposition de jeunes gens bril- lants et prometteurs pour des séjours d’une semaine voire plus : l’École y envoyait, avant l’écrit des agrégations, entre l’écrit et l’oral ou durant les vacances de Pâques, et aussi pour des convalescences de moyenne durée, des dizaines de normaliens qui tissaient ensuite des liens, grâce à cette Boîte aux Lettres, sur le modèle du Bulletin de la Société des Amis (qui d’ailleurs contribuait à leur séjour).

    Mme Bérangère Fourquaux, citée en tête de cette notice, a sollicité, depuis le Centre des Archives diplomatiques de Nantes, le secrétariat de l’a-Ulm, à propos de ce journal tombé visiblement dans l’oubli. Cette initiative est à l’origine de recherches dont j’espère voir l’aboutissement, en reconstituant les dix levées, dont des exemplaires sont sporadiquement consultables dans diverses bibliothèques parisiennes. Qu’elle en soit chaleureusement remerciée.

  2. Les informations de ce paragraphe ont pu être précisées grâce à la courtoisie et à l’empres- sement de Mme Marjorie Ruffin, archiviste de l’École libre des sciences politiques, que nous assurons de notre gratitude. Immédiatement après lui, Sciences Po avait recruté Lucien Genêt, cacique de l’agrégation d’histoire en 1938, qui laisse d’inoubliables souvenirs à tant de générations de khâgneux.

  1. Jules Isaac avait réussi à survivre durant l’Occupation, et avait rédigé, dans le grenier où il était caché par des amis sûrs, un opuscule intitulé Les Oligarques : il y traitait des Athéniens favorables à Sparte (les « laconophiles ») lors de la Guerre du Péloponnèse, en utilisant l’Histoire de Thucydide, que visiblement il savait par cœur. Et il représentait les « colla- borateurs » qui tenaient alors le haut du pavé, sous le masque de leurs homologues des

    coteries (hétairies) de Léogoras ou de Teucros... Il le signa Junius.

  2. Pierre Maillard (1937 l), ambassadeur de France, notamment au Canada, avant de la

    représenter à l’Unesco, n’a toujours pas sa notice ici. Elle s’attarderait sur l’amitié qui réunissait grâce à lui autour de Georges Pompidou et de René Brouillet (1930 l) – collègue de Bonifacio à Sciences Po d’ailleurs – tant d’archicubes de ces promotions, dont le nom se retrouve souvent parmi les habitués du Vieux Pressoir.