CHAMBOREDON Jean-Claude - 1959 l
CHAMBOREDON (Jean-Claude), né le 13 octobre 1938 à Bandol (Var), décédé au Pré Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis) le 30 mars 2020. – Promotion de 1959 l.
Personne n’était plus qualifié que Florence Weber (1977 L) pour rendre hommage à celui qui anima plus de vingt années le laboratoire des sciences sociales à l’École avant la création de ses départements « littéraires ». Voici avec quelques modifications le texte qu’elle a rédigé à l’occasion de ses obsèques le 8 avril, dans les conditions difficiles que le lecteur devinera sans peine.
P.C
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Nous étions quelques-unes et quelques-uns à l’École normale, souvent plus jeunes que lui, mais toutes catégories professionnelles confondues, à révérer Jean-Claude Chamboredon que nous appelions publiquement JCC (c’est ainsi qu’il signait) et familièrement Chambi. Pour nous, il y eut un « avant » et un « après » le décès tragique de sa femme en 1992. Il avait près de quarante ans lorsque je l’ai rencontré à mon entrée à l’École, en 1977, et j’ai mis quelque temps à comprendre que sa vie et celle de ses proches n’avaient pas été faciles.
Faut-il dater ces difficultés de son départ à Marseille en 1988, départ que j’avais moi-même encouragé, persuadée que l’École normale ne lui faisait pas de bien ? Après vingt années de « caïmanat », riches et heureuses pour ceux qui avaient la chance d’être ses élèves, il avait été élu directeur d’études à l’École des hautes études
en sciences sociales, pour renforcer l’antenne de Marseille où enseignait Jean-Claude Passeron (1950 l). Il ne s’y était pas installé tout de suite, appréciant les allers et retours Marseille-Paris.
Faut-il dater ces difficultés de son départ du Centre de sociologie européenne, en 1977, départ dont il ne m’a jamais parlé – sinon pour me dire qu’il ne pouvait pas m’envoyer travailler avec Pierre Bourdieu (1951 l) – et qu’il n’a jamais mis en scène comme une rupture ? Entré à l’École normale en 1959 depuis la khâgne de Marseille, JCC avait passé l’agrégation de Lettres classiques en 1962 et il avait décou- vert la sociologie auprès de Bourdieu, comme d’autres jeunes normaliens. En 1963, celui-ci le fit nommer assistant à l’université de Lille puis en 1965 « chef de travaux » à l’École pratique des hautes études. JCC travaille alors au Centre de sociologie européenne fondé en 1960 par Raymond Aron (1924 l), il y contribue à plusieurs enquêtes collectives majeures, parmi lesquelles Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (Minuit, 1965), et il y conduit avec Madeleine Lemaire une impressionnante enquête sur les grands ensembles (ces articles ont été republiés dans Jeunesse et classes sociales, Rue d’Ulm, 2015), tout en participant aux grandes aven- tures du Centre : Le Métier de sociologue (Minuit, 1968) dont il est le « troisième » auteur (avec Bourdieu et Passeron), la revue Actes de la recherche en sciences sociales, la collection « Sens commun » aux Éditions de Minuit. Son départ du Centre l’avait privé de presque tous ses anciens soutiens matériels et intellectuels, ce que je n’ai pu alors que soupçonner.
Faut-il les dater de 1968, l’année où Pierre Bourdieu prit la direction du Centre de sociologie européenne et où JCC devint caïman à l’École normale supérieure, ou de plus tôt encore ? C’est ce que me dit un jour l’une de ses vieilles amies, qui se souve- nait des départs tardifs après les séances de travail pour Le Métier de sociologue, alors que JCC devait prendre le train pour Poissy (Yvelines) où il habitait avec sa famille une jolie maison avec jardin. Elle se souvenait aussi qu’il lui arrivait de prolonger des visites à Bourdieu sur la route des vacances, et qu’alors il laissait femme et enfants l’attendre des heures durant dans la voiture pleine.
En janvier 2020, Nicole Ruster et moi sommes allées rendre visite à JCC dans l’EHPAD où il résidait. Nicole avait été sa secrétaire à l’École normale de 1978 à 1988, nous étions devenues amies en ces temps héroïques. Nous n’avions pas vu JCC depuis quelque temps. Nous avions tardé – la visite était programmée depuis octobre ; je souhaitais lui remettre en mains propres un exemplaire de son dernier livre, Territoires, culture et classes sociales, paru en 2019 Rue d’Ulm. En 1998, alors qu’il avait déjà beaucoup de mal à travailler, il avait tenu à coordonner un petit volume d’hommages à Raymond Aron intitulé Raymond Aron, la philosophie de l’histoire et les sciences sociales pour marquer ce qu’il lui devait intellectuellement. En 2016, son article sur la Provence, Récits de voyage et perception du territoire, paru dans un format confidentiel en 1983, avait été réédité dans un volume d’hommages à son ami de toujours Marcel Roncayolo (1946 l). Depuis 2015, j’avais organisé la publication de ses travaux : après le premier volume préparé par Paul Pasquali, Jeunesse et classes sociales, Dominique Schnapper avait accepté de préfacer la réédi- tion de son grand article de 1984 Émile Durkheim. Le social, objet de science, et je venais de terminer le troisième, avec Gilles Laferté, qui ouvre des perspectives pour comprendre les transformations de l’espace rural en France, et de ses images, au croisement d’une iconographie sociale (comment naissent et se propagent des stéréo- types), d’une histoire politique de longue durée et d’une sociologie des pratiques et des appartenances locales.
Nous passons avec JCC une heure de palabres un peu hésitantes. Un surprenant compagnon de couloir s’impose avec timidité. Il y a le bruit d’un juke-box que nul ne sait éteindre ; je finis par débrancher la prise. Chamboredon s’étonne que le gâteau au chocolat soit seulement pour lui, et nous réussissons finalement à rire tous les trois : son œil est resté espiègle et son accent provençal n’a pas disparu. Pour finir, souhaitant abréger avec courtoisie la visite que nous lui rendons, il se lève et nous dit : « Ma femme m’attend. » Nous le raccompagnons à sa chambre nue, nous décou- vrons qu’il ne peut plus lire parce qu’il ne voit rien et, touchées par ses tentatives de préserver les « apparences normales », nous décidons de revenir le voir rapidement. Deux mois plus tard, sa mort le 30 mars 2020 a changé la signification de cette mystérieuse formule : il nous semble à présent qu’il fallait peut-être la prendre au sérieux.
Courtoisie plutôt que bienséance, sérieux plutôt que gravité. C’est ainsi que Chamboredon dressait son autoportrait en 1984 : « Comme l’écrivait une sorte de griot senoufo (Jean Jamin les connaît bien) à Arnaud de Vacqueyras, troubadour provençal de mes amis : “Si nous faut la bienséance, point courtoisie ; si la gravité, point ne manquons de sérieux”. » Il concluait par ce feu d’artifice une démonstration menée tambour battant dans un bref article au titre inoubliable : « Le plaisir du “texticule” (sur les vices impunis de l’herméneute) », fleurant la provocation mascu- line (horresco referens), qui aurait pu s’autoriser de Rabelais, de Raymond Queneau ou d’Alain Rey. Pour les lecteurs pressés, il me semble utile de déplier complète- ment la phrase attribuée par JCC à un poète africain (« une sorte de griot »), ami de l’ethnologue Jean Jamin, s’adressant à un poète provençal ami de Jean-Claude Chamboredon (le « troubadour provençal » Arnaud de Vacqueyras, du nom d’un vin de la vallée du Rhône proche du Gigondas et connu des vrais amateurs) : Si nous faut [senoufo] la bienséance = si la bienséance nous fait défaut (et c’est bien le cas), nous ne manquons pas de courtoisie.
Rien de plus juste, du moins d’un point de vue juridique, que d’opposer bien- séance et courtoisie. Comme le rappelle le Bureau canadien de la traduction (une mine !) dans sa partie juri-dictionnaire : « la bienséance se définit généralement comme la conduite sociale qui est conforme aux usages », tandis que la courtoisie « est la reconnaissance qu’une nation accorde sur son territoire aux actes législatifs, exécutifs ou judiciaires d’une autre nation, compte tenu à la fois des obligations et des convenances internationales et des droits de ses propres citoyens ou des autres personnes qui sont sous la protection de ses lois ».
En d’autres termes, la joute oratoire qui opposa en 1984 le sociologue Chamboredon (allié dans cette affaire à la revue Annales où avait paru son premier compte rendu) et l’ethnologue Jamin (allié à la revue Études rurales qui publia son compte rendu et accepta ce « texticule » comme droit de réponse de Chamboredon) était en effet éloignée de toute bienséance tant elle se conformait peu aux usages polis et indiffé- rents qui tiennent endormi le milieu académique. Elle opposait l’école toulousaine d’anthropologie européenne, proche du folklore occitan et des études littéraires, et l’école parisienne de sociologie européenne, qui revendiquait l’unité de la « science sociale » fondée par Durkheim (1879 l) et Mauss, un arc-en-ciel qui s’étend de la sociologie statistique, de la démographie et de la science économique jusqu’à l’his- toire, la science politique et la linguistique. Cette joute est loin d’être achevée.
Mais elle n’était pas dénuée de courtoisie, tout au contraire : elle renvoyait en réalité, si l’on suit le Bureau canadien, à une règle de droit réciproque, en l’espèce une règle de prudence réciproque entre deux « nations », celle des historiens d’un côté, représentée par Annales et dont Chamboredon se voulut le héraut, celle des anthropologues de l’autre, représentée par Dominique Blanc et Daniel Fabre, deux chercheurs du Centre d’anthropologie de Toulouse alors en pointe dans la discipline, et par Jean Jamin qui devait fonder en 1986, avec Michel Leiris, la revue Gradhiva.
L’affaire était en effet d’importance. Las, échaudés par les multiples blagues dont JCC avait émaillé son « tout petit texte » (il était allé jusqu’à traiter de texti- culteurs les anthropologues toulousains), les lecteurs ne comprirent pas le courage de Chamboredon qui pourfendait là non pas les moulins à vent d’une culture déjà disparue, comme Don Quijote de la Mancha, mais les futures éoliennes à grands bras d’une culture à venir. Il tentait de résister aux prémices d’un vent de post- modernité, certes ralenti en France par la forteresse structuraliste, mais qui allait bientôt revendiquer, au nom d’une différence « épistémologique » entre l’anthropo- logie et le reste des sciences (fussent-elles humaines, comme l’histoire), la liberté de ne s’inquiéter d’aucun contexte historique : ni le contexte des évènements rapportés par la « tradition orale », ni les conditions de la production d’un document écrit, ni les conditions de sa réception.
Mais il est impossible, aujourd’hui encore, et malgré le tragique de la situation, de ne pas rire aux éclats aux multiples blagues dont JCC a émaillé son tout petit texte. Pour ne pas lasser le lecteur, comme pour m’éviter à moi-même de tomber malade de rire, je n’en retiendrai que deux : elles sont cachées dans les notes, ce qui oblige à tourner les pages pour en saisir le sel.
Dans l’exergue, la note 1 renvoie pour « Les immoncéphales glossés » (c’est un vers du poème Avenir d’Henri Michaux), à cette définition : auteurs de gloses immenses et frêles, d’après l’exégèse proposée par Zenonkiev lors d’une séance du Cercle linguistique de Moscou sur l’application de la classification Aarne Thompson à la poésie contemporaine (source : tradition orale).
Deux lignes avant la fin (le texte compte trois pages un tiers), le mot « folklore » renvoie à la note 4 : à moins qu’il ne s’agisse de fakelore [tiens, vous avez dit fake ? fakenews ?]. Je n’irai pas (suivant la même toute jeune fille in Le phoque de Laure, Pétrarque, Le Tombeau de Brancusi, inédit) jusqu’ à parler de fuck-lore.
Trente-six ans plus tard, nous avons, plus que jamais, besoin de rire sans retenue, pour continuer à ramer à contre-courant sans y laisser notre peau ; ou, plus exac- tement, beaucoup de personnes savent aujourd’hui ce que signifie y laisser sa peau. Entre le burn-out professionnel et les ravages produits par la désorganisation du quotidien, nous sommes nombreux à tenter de « faire bonne figure ». Mais cette prudence apparente nous interdit en réalité de penser collectivement ce que révèlent de la situation sociale globale nos symptômes psycho-pathologiques – anxiété, colère, crise maniaque, troubles de la communication et troubles de la mémoire. Ce que Chamboredon m’a appris, c’est que la sociologie est à la fois une science inductive – nous découvrons chaque jour de nouvelles hypothèses, au fur et à mesure que le monde se transforme autour de nous – et une science cumulative : nos seules armes dans notre lutte pour penser l’actualité, ce sont les œuvres de nos prédécesseurs.
Florence WEBER (1977 L)