DE BALMANN Louis - 1957 l
BALMANN (Louis de), né le 15 août 1934 à Cilaos (Réunion), décédé le 9 mars 2017 à Paris. – Promotion de 1957 l.
J’ai quelque scrupule à participer à cet hommage à Louis de Balmann qui n’était féru ni de discours, ni de cérémo- nies, et qui était mon ami . Je ne viens donc qu’en simple témoin du professeur d’hypokhâgne qu’il a été pendant un peu plus de trente ans au lycée Henri-IV, et donc aussi du collègue . Une foule de khâgneux, et de normaliens, dont beaucoup sont devenus ses amis, se souviennent sans nul doute, avec respect et affection, de ce maître, très savant, précis, rigoureux mais disponible, enjoué et jamais doctoral . Il aimait en particulier initier les « grands commençants » qu’il savait entraîner et passionner et dont il a su faire souvent de bons hellénistes . Il avait choisi ce métier, d’être un passeur, de grec et de latin, de grands textes, de mondes, et de vie. En toute liberté, sans illusions, en restant sur son quant à soi, mais avec probité et, si l’on prêtait un peu l’oreille, par fidélité aux émotions du jeune étudiant venu de la lointaine Réunion et immergé un jour d’automne dans l’univers d’Henri-IV et du Quartier latin . Au lycée il était le plus discret et le plus présent des collègues . Tous connais- saient son prestige auprès des élèves, son expertise et sa générosité . On pouvait faire appel à lui . C’est ainsi qu’il s’était prêté au jeu d’emmener des élèves, et des professeurs, en voyage en Grèce ou en Italie, de devenir un guide recherché et un pilier de l’Association Athéna, d’animer les réunions du Café homérique, d’être conseiller, et au besoin acteur, des représentations annuelles des Tragiques grecs à la Sorbonne, conférencier sur l’iconographie des églises orthodoxes grecques, lecteur de Montaigne, et même un jour, et cela l’avait beaucoup amusé, expert en prononciation du grec ancien pour une reconstitution télévisée des Guerres médiques . Devenu, malgré lui, de bouche à oreille, un personnage en somme et une autorité, qu’on sollicitait, il n’en était, j’en témoigne, pas dupe, toujours guidé par l’envie, la curiosité et le plaisir .
Nous étions collègues, volontiers complices, comme ce jour où En l’absence de M. de Meaux, empêché, M. de Balmann a été chargé de prononcer l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre en Salle des Médailles, devant un parterre de khâgneux qui avaient cette œuvre à leur programme . Il était venu en clergyman, avait prononcé solennellement l’oraison . L’un des spectateurs, venu d’un autre lycée, m’a dit à la fin que « ce jeune prêtre avait la voix peut-être un peu trop douce » . Il avait alors près de soixante ans .
Nous avions, depuis notre retraite, pris l’habitude de partir au mois de juin visi- ter, à l’aventure, Îles grecques, Macédoine, Dalmatie, Istrie, Monténégro, Bosnie, à la recherche des traces du Monde ancien, mais à la rencontre des habitants chez qui nous logions le plus souvent . La Roumanie était à notre programme .
Nous étions amis, de très longue date ; nous n’avons cessé de converser, avec le sentiment de parler la même langue, ce qui permet d’être économes en mots . Depuis trois ans les circonstances nous avaient obligés à le faire à distance, au téléphone, tous les mardis - peu cérémonieux, Louis aimait les rites - . Nous nous sommes ainsi quittés un dernier mardi . J’ai été, je crois, le dernier à lui parler . Bon, salut, à la prochaine. À bientôt .
Jean-Paul BALLORAIN
J’ai connu Louis de Balmann il y a longtemps ; il était mon professeur de grec ancien au lycée Henri-IV . Un an seulement, pour un cours d’initiation qui m’a laissé une impression durable . La passion avec laquelle il enseignait, l’amour de sa matière, sa simplicité ne pouvaient s’oublier... Et cette chose bizarre qu’il nous faisait décou- vrir, ce fruit défendu, si peu goûté qu’il en est presque obscène à certaines oreilles : la prononciation restituée . Ainsi, une langue ancienne, ce n’était pas que du vocabulaire et des règles de grammaire, des thèmes et des versions, c’était quelque chose avec un rythme, une identité sonore qu’on apprivoise et qu’on se met en bouche . Savoir si l’on dit (d)Zeus ou Zdeus, thalassa ou thalatta, n’étaient plus dans son enseignement des questions cantonnées aux notes de bas de page, et l’iota souscrit, ou l’aspiration contre nature de thêta, phi et khi, s’incarnaient . C’était cela que Louis nous donnait : un accès aux mystères de la chair du grec ancien . J’avais l’impression qu’enfin, avec lui, une langue morte vivait .
Philippe GARNIER
Les jeunes hypokhâgneux que nous étions furent saisis d’entendre les vers de Virgile ou d’Homère prendre vie, nous révélant un monde inouï (au sens propre) où l’on entendait soudain et enfin la chair et la musique de langues jusqu’à présent ânonnées, comme vidées de toute substance ou théâtralité . Je crois l’entendre encore moduler de sa voix merveilleusement chantante le fameux vers de Virgile « Apparent rari nantes in gurgite vasto » : tout d’un coup, nous n’étions plus dans cette salle exiguë et vieillotte de ce vénérable lycée, nous étions transportés là-bas, sur le rivage, en train d’assister impuissants mais fascinés au naufrage de la flotte troyenne !
Jamais avant lui, et plus jamais après, au cours de mes quelques années d’études anciennes, je n’ai retrouvé cette capacité fabuleuse d’évocation . Et je sais que des générations d’élèves, avant et après moi, auront été pareillement marquées à vie .
Duy-Thông NGUYEN
C’est une perte douloureuse et inattendue que celle de Louis qui n’aura donc pour ainsi dire jamais été un vieil homme, lui que certains, ici, ont vu, comme moi, galoper dans les Cyclades, il y a à peine plus de deux ans . Perte irremplaçable et très grand chagrin pour nous tous que celle de cet homme rare . Nous aimions tant nous retrouver autour de lui dans les différents groupes qu’il animait avec l’indulgence et l’autorité naturelle que lui donnaient une curiosité à géométrie variable et un savoir encyclopédique .
Il est resté jusqu’au bout pour nous tous, je crois, le maître incontesté, riche de ce savoir disponible dont il a su si généreusement faire cadeau à autrui et en particulier aux membres du Café homérique qu’il a animé sans discontinuer depuis sa création en décembre 2007, du cercle latin ou du groupe de traducteurs de tragédies grecques . Son savoir rigoureux et son travail scrupuleux n’avaient jamais rien de pédant ; il avait le don, jusque dans sa façon particulière d’articuler avec soin chaque syllabe, de rendre ce savoir si précis en même temps très savoureux . C’était un bonheur de le voir rapprocher un passage d’un chant de l’Odyssée d’un poème de Georges Séféris et de l’entendre nous le lire en grec moderne avant de nous le traduire . Ou encore de faire des rapprochements avec une sculpture ou un tableau... Ou de nous rappe- ler avec sa mémoire impitoyable que ce mot qui nous étonnait, nous l’avions déjà rencontré deux fois quelques centaines de vers plus haut . Il nous faisait observer les réalités du texte, y compris quand Homère décrit longuement la construction de son radeau par Ulysse lorsqu’il quitte Calypso . Il nous aidait à décrypter soigneusement le jeu qu’il connaissait si bien des particules, qui sont comme la respiration de la langue grecque .
Il n’avait pas souhaité que le café homérique se passe à la Sorbonne où il aurait pu avoir lieu, mais il le voulait dans un café du quartier latin, dans la rumeur de la ville, dans une convivialité qui se concrétisait ensuite par un repas pris en commun auquel il manquait fort rarement et qui était l’occasion de discussions animées . Il aimait que les amis du café homérique disent publiquement de longs passages d’Homère au moment des Dionysies et il avait une irremplaçable oreille de musicien et de spécia- liste pour nous aider à dire et scander, y compris dans les arcanes de la métrique grecque et latine ! Louis a aimé sortir le savoir universitaire du cadre scolaire et souhaité le faire vivre dans la ville .
Louis aimait les voyages ; il aimait la Grèce depuis les Mycéniens jusqu’à aujourd’hui . Il parlait couramment le grec moderne auquel il a formé des stagiaires pendant de nombreux étés dans l’île d’Alonissos . Voyager avec lui et l’association Athéna, et j’ai eu cette chance, c’était s’initier à la grande culture grecque, à la mythologie, à l’histoire de l’art, mais aussi regarder les coquelicots d’un rouge écla- tant au temple de Poséidon au cap Sounion, ne pas oublier de contempler les arbres aux fleurs roses de Chypre ni de déguster un ouzo après avoir traversé une partie de l’île de Rhodes au triple galop . Ce pouvait être aussi initier son petit-fils Alexandre à un voyage en Épire et en Grèce du Nord sur la tombe de Philippe de Macédoine, comme il y a cinq ans . Mais sa curiosité débordait largement le cadre de la Grèce classique ; par exemple, il s’y connaissait en icônes et même en prières de la liturgie orthodoxe ou, plus étonnant, il aimait repérer les plaques d’égout dont il m’a invité parfois à déchiffrer l’origine française non seulement à Paris mais en Grèce ou en Dalmatie .
Car plus que tout, il aimait comprendre et l’épigraphie le passionnait . Il aimait le faire sur place dans ses voyages, notant avec soin l’inscription qui avait eu le culot de lui résister et qui ne perdait rien pour attendre . Cette volonté de comprendre les signes ne se différenciait pas chez lui du désir de comprendre, par-delà les mots, les grandes peines et les brèves joies des hommes de l’époque d’Homère, de Sophocle, d’Euripide . Or, malgré les apparences, elles ressemblent beaucoup à celles des hommes de maintenant et de toujours . Imprégné de cette haute culture, Louis a su incarner tout naturellement une belle figure d’humaniste contemporain, lui qui faisait partie des Amis de Montaigne . Et il lui a donné un rayonnement suffisant pour qu’aujourd’hui encore quelque chose de lui demeure avec nous qu’il nous laisse à découvrir et qui pourra, je l’espère, nous aider à surmonter notre chagrin .
Alain MERLET