DEHEUVELS René - 1942 s
DEHEUVELS (René), né le 22 mars 1923 à Roubaix (Nord), décédé le 15 septembre 2016 à Antony (Hauts-de-Seine). – Promotion de 1942 s.
En 1923, à la naissance de leur fils René, Jules et Suzanne Deheuvels habitaient un logement modeste, 42 rue de Sébastopol à Roubaix . Il n’y avait ni eau courante ni électricité et une lampe à pétrole comme seul éclairage . En l’absence de berceau, le jeune René fut couché dans un tiroir . Un deuxième enfant, Paul, naquit en 1926 . Il deviendra agrégé de lettres et proviseur du lycée Louis-le- Grand . En 1929, Jules Deheuvels bénéficia d’un emprunt grâce à la loi Loucheur, et construisit une maison, au 129 avenue Alfred-Motte à Roubaix, où il emménagea, avant que la crise ne le réduise au chômage . Son épouse Suzanne, institutrice à Lys, porta alors sur ses épaules les charges familiales . En 1929, René entra à l’école primaire, et réussit, cinq années plus tard, le concours des bourses d’État, lui ouvrant l’accès à l’école primaire supérieure . Cette filière courte, s’achevant par le Brevet, exista jusqu’en 1941 . La préparation du baccalauréat, entrée de l’enseignement supérieur, se faisait au sein de lycées payants . René Deheuvels se montra doué pour les sciences . En 1938, un de ses professeurs expliqua à ses parents que leur fils avait l’étoffe d’accéder à l’X ou à l’ENS, et qu’il lui fallait passer le baccalauréat . Jules et Suzanne Deheuvels, perplexes, consultèrent leur Larousse sans trouver trace ni d’X, ni d’ENS, mais ils suivirent le conseil à la lettre . Le baccalauréat nécessitant une deuxième langue, René Deheuvels suivit des cours du soir d’espagnol . En juin 1939, le jour de l’examen, le train Roubaix-Lille eut une avarie et le jeune René arriva avec une heure de retard à l’épreuve de fran- çais . Par chance, il put composer malgré le règlement . Avec un 18 en espagnol, il fut reçu à la première partie du baccalauréat avec la mention Bien . Pressé par sa mère, René Deheuvels se rendit en juillet 1939 à Douai, pour se présenter au concours de l’École normale d’instituteurs . Sa moyenne le classa premier, mais il fut recalé par une note éliminatoire en orthographe, ayant écrit « quelle que » en lieu et place de « quelque » . Le directeur de l’École ne voulut pas faire d’exception, décision qui fit échapper le jeune René à un destin subalterne . Fort de son baccalauréat, il s’inscrivit, en octobre 1939, en terminale au lycée de Tourcoing .
Depuis le 1er juillet 1939, la France était en guerre, et Jules Deheuvels avait été mobilisé . Devant l’avancée de l’armée allemande qui avait envahi la Belgique le 10 mai 1940, Suzanne Deheuvels quitta le Nord, avec son fils Paul, âgé de 13 ans, pour rejoindre une sœur aînée à Montreuil-sous-Bois, à l’est de Paris . Resté seul, René Deheuvels décida, quelques jours plus tard, de partir à vélo, avec l’un de ses cama- rades, emportant comme seul bagage un lourd Mémento Larousse . La route de Paris étant réservée aux convois militaires, les jeunes gens se dirigèrent vers Saint-Omer . Ils dépassèrent des files de véhicules immobilisés, bivouaquèrent dans un parc, et repar- tirent le lendemain vers Abbeville, traversant la Somme le 19 mai 1940, quelques heures avant un bombardement qui détruisit les ponts . Dormant dans une grange, ils se trouvèrent réveillés par le fracas des bombes, et durent continuer leur progression sans carte, au milieu de cohortes de réfugiés se faisant mitrailler par les stukas . Une trentaine de kilomètres plus loin, la campagne devint déserte et ils dormirent dans une maison pillée dans laquelle ils trouvèrent deux cadavres . Leur cheminement les mena à Montreuil-sur-Brèche, dans l’Oise, où ils se firent héberger par l’autre sœur de Suzanne Deheuvels . Deux jours plus tard, ils repartirent vers le sud, sur des routes occupées par des soldats et des postes de tir . Ils arrivèrent enfin à Montreuil-sous- Bois, y rejoignant Paul et Suzanne . Devant la poursuite de l’avancée allemande, la famille Deheuvels décida de repartir . Empruntant l’un des derniers trains, ils abou- tirent à Quimper, où Suzanne obtint un poste d’institutrice remplaçante et fut logée dans son école . René Deheuvels put ainsi compléter, en juin-juillet 1940, sa terminale au lycée de Quimper . L’armistice fut signé le 22 juin 1940, et ils furent consternés par la rapidité de la débâcle . Cependant, le bruit courait déjà qu’un général français avait appelé à continuer le combat . De son côté, Jules Deheuvels, fait prisonnier, avait réussi à s’évader . Alors que les Allemands avaient aligné sa file de prisonniers devant une rangée de maisons, il ouvrit une porte derrière lui et s’y engouffra, tandis que ses camarades resserraient les rangs . Il demeura ensuite dans la clandestinité, repre- nant son métier d’escaliéteur à Roubaix à la fin 1940 . Les Allemands étant arrivés à Quimper le 20 juin, y demeurer n’avait plus de sens pour la famille Deheuvels, qui entreprit de regagner le Nord . Ils firent étape à Montreuil-sous-Bois, avant d’en repartir en ordre dispersé . En septembre 1940, Suzanne et Paul se joindront à un groupe de Belges remontant vers le nord . René, quant à lui, fila sans attendre à vélo jusqu’à Montreuil-sur-Brèche, avant de gagner Roubaix en une seule étape de 200 km . En juillet 1940, le Nord, le Pas-de-Calais et la Somme s’étaient vu attribuer un statut spécial par les Allemands et leur accès était contrôlé . Empruntant des routes secondaires, René Deheuvels se fit arrêter par une sentinelle, et arriva à la convaincre qu’il se rendait à Amiens pour s’y faire établir un laissez-passer . Grâce à cette ruse, il parvint au but le 22 juillet 1940 . Ce même jour, le « Journal de Roubaix », qui avait repris sa parution, annonçait une session exceptionnelle d’examens . Se précipitant à Lille, René Deheuvels s’y inscrivit in extremis, et fut reçu à la deuxième partie du baccalauréat avec la mention Très Bien .
Afin d’échapper au Service du travail obligatoire, il prit durant le mois de septembre 1940 un emploi d’instituteur stagiaire qu’il quitta en octobre pour s’ins- crire en mathématiques supérieures au lycée Faidherbe de Lille . En 1941, il fut admis en spéciales . En 1942, deux élèves de cette préparation, dont lui, furent reçus à la fois à la rue d’Ulm et à l’École polytechnique . Il opta pour l’ENS, qu’il rejoignit le 31 octobre 1942 . N’ayant pas de valise, il y transporta ses affaires dans une caisse en bois assemblée par son père . De 1942 à 1944, il donna libre cours à sa passion pour les mathématiques, en suivant les enseignements de Bruhat et de Cartan, ne rentrant chez lui que pour les vacances d’été . En juin 1944, la gare de Longueau ayant été bombardée, le trafic ferroviaire vers le nord fut interrompu . Pour rejoindre Roubaix, René Deheuvels dut emprunter un cheminement complexe, passant par les Ardennes . Le 25 août 1944, Paris fut libéré, puis Lille, le 3 septembre . René Deheuvels ne parvint à retourner à l’ENS qu’en mars 1945 . Il y vit qu’une partie des élèves avait été mobilisée et envoyée à Cherchell, en Algérie .
Tombant sur une affiche appelant des volontaires pour une formation d’officiers de marine, il s’y inscrivit juste avant la date limite . Il rejoignit, en avril 1945, le centre maritime de Logonna-Daoulas dans le Finistère, où il reçut une formation accélérée, assortie de manœuvres sur un chasseur de sous-marins . Durant les temps morts, il travaillait l’analyse mathématique à l’aide du livre de Valiron (1905 s) . Il écrivit à la secrétaire de l’ENS pour se faire inscrire à l’agrégation de mathématiques . Le commandant de la base maritime lui accorda une permission pour passer les épreuves, et il fut reçu premier . Achevant sa formation, il obtint ses galons d’aspirant de marine peu après la capitulation de l’Allemagne .
Comme la guerre avec le Japon n’était pas finie, il se porta volontaire pour l’Extrême-Orient, et se vit envoyé à Toulon . Il y attendit un embarquement jusqu’en décembre 1945, date à laquelle il put partir de Marseille sur le transport de troupes britannique « Arundel Castle », jumeau du « Windsor Castle », qui avait été torpillé peu avant . L’« Arundel Castle » traversa la Méditerranée, passa le canal de Suez, essuya une tempête au large de Ceylan, et vit son pont couvert de poissons volants dans l’océan Indien . Il remonta ensuite le détroit de Sumatra pour aboutir à Saïgon à la mi-janvier 1946 . René Deheuvels embarqua alors sur « Le Fantasque », ancré dans la rade à côté du porte-avions « Le Béarn », et en compagnie de son navire jumeau « Le Triomphant » . Ces deux contre-torpilleurs étaient parmi les plus beaux fleurons de la flotte française . Ils avaient échappé au sabordage de 1942, et, forts de turbines de 100 000 chevaux, ils pouvaient atteindre la vitesse de 42 nœuds (75 km/h) . Ces deux navires firent campagne au Tonkin pour réduire des contingents irréguliers chinois qui s’y étaient infiltrés . Le 16 mars 1946, ils essuyèrent le feu de leur artillerie, et subirent des pertes . Ils ripostèrent au canon et firent sauter un dépôt de muni- tions, entraînant la reddition ennemie . Ces missions de combat furent entrecoupées de patrouilles au sol durant les premiers mois de 1946 . René Deheuvels découvrit l’Extrême-Orient, prenant tantôt l’avion de Hanoï à Phnom-Penh, et visitant les temples de Siem Reap et Banteay Srei, tantôt voguant sur son navire, qui fit escale à Hong Kong, puis dans la base navale de Yokosuka, au Japon, aux côtés de l’imposante flotte américaine . Cette même année, il rencontra le général Leclerc venu inspecter son poste de garde . En juin 1946, « Le Fantasque » dut retourner en métropole pour réparer des avaries . Il fit halte à Colombo, Djibouti, Aden et Suez, permettant à René Deheuvels de faire une brève excursion aux pyramides . Après une dernière escale à Bizerte, « Le Fantasque » accosta à Toulon, où René Deheuvels fut démobilisé et accueilli par ses parents . Ses souvenirs d’Orient remplissaient deux belles valises en cuir, achetées à Saïgon, contrastant avec son modeste bagage de 1942 .
La traversée d’une France ruinée, avec des tickets de rationnement, vers un Roubaix noir de suie, fut rude . René Deheuvels se sentit pris dans une nasse lorsque sa mère voulut organiser sa vie personnelle et lui annonça qu’elle lui avait fait réserver un professorat au lycée de Douai . Il prit la fuite, se rendant au ministère des Affaires culturelles pour solliciter la première mission disponible à l’étranger . Ce fut Istanbul avec le lycée de Galatasaray . René Deheuvels partit en Turquie, par un avion faisant escale à Tunis et Damas, et arriva à Istanbul fin septembre 1946 . Il se vit invité aux festivités liées au passage du navire école « La Jeanne d’Arc », où il rencontra la fille du consul général, France Lagarde . Celle-ci accepta de l’épouser . Le 22 mars 1947, il écrit dans son agenda : « ma vie commence le jour de mes 24 ans » . Le mariage fut célébré, et leur fils Paul naquit en 1948 . Ils vécurent quelque temps dans une relative insouciance, malgré la déception éprouvée par la jeune mariée lors de son voyage de noces à Roubaix, atteint après plusieurs jours passés dans l’Orient-Express . Le beau- père de René, Louis Lagarde, consul général de France en Turquie, avait une forte personnalité . Ayant devancé l’appel en 1914, il avait été blessé à Verdun en 1916, avant de mener une carrière diplomatique au Moyen-Orient . En rejoignant la France Libre dès 1940, il avait vécu des temps difficiles, avant de se voir confier des respon- sabilités importantes à la Libération . Le général de Gaulle lui avait, d’ailleurs, envoyé une lettre de félicitations pour le mariage de sa fille . Comprenant que son gendre, ancien élève de la rue d’Ulm et premier à l’agrégation, occupait un emploi inférieur à ses qualifications, il l’incita à préparer une thèse pour accéder à l’Université . Toute la famille revint en France en 1951 . Louis Lagarde avait été rappelé par le Quai d’Orsay, son adhésion à la France Libre étant devenue, pour lui, un handicap depuis que le général de Gaulle avait quitté le pouvoir . Il fit acquisition d’un pavillon à Bourg-la- Reine, et s’y installa avec son épouse, son fils Jean, le jeune couple Deheuvels, et son petit-fils de trois ans .
Sur le conseil de son beau-père, René Deheuvels rechercha un directeur de thèse . À sa surprise, il fut mal accueilli, se voyant reprocher son engagement en Extrême- Orient, dont il était revenu avec la Médaille coloniale . Heureusement, il trouva bon accueil chez le professeur Jean Leray (1926 s) . Ce dernier venu à Bourg-la-Reine pour le rencontrer, fut pris pour le serrurier par la belle-mère de René . Et de répondre, sans se démonter : « Non Madame, je ne suis que professeur au Collège de France » .
Un drame survint : affaibli par les séquelles de ses blessures de guerre, Louis Lagarde décéda à 57 ans, en décembre 1951 . Dans une situation familiale tendue, René Deheuvels s’enfouit dans le travail, et parvint ainsi à soutenir une thèse de doctorat d’État le 22 juin 1953, en un temps record . La famille Deheuvels dut tirer le diable par la queue, ne subsistant que sur une modeste bourse du CNRS, et logée à l’étroit . Heureusement, les recherches de René Deheuvels furent remarquées, et il reçut une prestigieuse invitation de la part du professeur Marston Morse à l’« Institute for Advanced Study » de Princeton . Il y séjourna de 1953 à 1955, aux côtés de grands savants comme Albert Einstein et Robert Oppenheimer . De retour en France, la situation de René et France Deheuvels changea du tout au tout . Ils ramenèrent des États-Unis une belle limousine, et eurent les moyens d’acquérir leur propre maison à Bourg-la-Reine . René Deheuvels fut nommé, en 1955, professeur à la faculté des sciences de Lille . L’année d’après, il put cumuler cet emploi avec celui de professeur à l’École polytechnique . Il repartit un an aux États-Unis en 1959-60, à l’université de Yale . Peu après, en 1962, il obtint une chaire à l’université de Paris . René Deheuvels publia une cinquantaine d’articles scientifiques, et trois livres, dont l’ouvrage de réfé- rence « Tenseurs et Spineurs » . Il organisa deux colloques internationaux en 1957 et 1959 . Il présida le Conseil supérieur de l’École pratique des hautes études de 1974 à 1978, et fut, de 1972 à 1975, conseiller pour l’Enseignement supérieur auprès du ministère de l’Éducation nationale . Ses travaux concernent trois thèmes où il apporta des innovations majeures : le calcul des variations et la théorie des points critiques, les invariants topologiques d’une application continue, l’homologie et la cohomologie des ensembles ordonnés . Enseignant réputé, il dispensa de nombreux cours à l’étran- ger, comme au Brésil, durant un semestre, en 1965 .
On ne peut comprendre René Deheuvels sans évoquer sa personne . Ses parents ayant éduqué leurs enfants dans un calvinisme austère, il mettra des décennies à s’affranchir de ce carcan moral, qui culpabilisait le moindre loisir . Dans ses dernières années, il viendra même au catholicisme, par un cheminement construit . Par goût, il était homme d’extérieur, ne se sentant heureux que dans les voyages et les grands espaces . Il séjournait tant qu’il le pouvait dans une propriété de collines dans le Tarn, se brûlant sans modération au soleil du Sud . Curieux de tout, il était passionné d’art et de littérature, et se délectait de la musique de Bartók . Quoique d’un abord chaleu- reux, il déroutait par un tempérament secret, ne se livrant pas sur ses sentiments profonds . Comme auteur de ces lignes, j’ai eu, bien des fois, l’occasion de le regretter .
Paul DEHEUVELS (1967s), son fils