DELPEUCH Jean-Baptiste - 1879 l
DELPEUCH (Jean-Baptiste, Édouard), né le 24 juillet 1860 à Bort-les-Orgues (Corrèze), décédé le 20 septembre 1930 à Paris. – Promotion de 1879 l.
Parcours exemplaire de la Troisième République, et dans la suite de Charles Loyson (1811 l ; voir sa notice plus haut) qui ouvrit la voie aux normaliens attirés par les choses de la cité, la vie d’Édouard Delpeuch se partagea entre la poli- tique et le foyer familial .
Il était certes né en Corrèze, mais son père, médecin, exerçait à Paris, et c’est au lycée Charlemagne qu’il effectua son cursus jusqu’à la classe de Première vétérans (notre hypokhâgne) ; il remporta le deuxième prix de version grecque au Concours général (1877, section de Paris et Versailles), et cette année-là il prononça une conférence sur Charles Darwin devant le cercle Olivaint ; il fut reçu au Concours deux ans plus tard . Cette même année 1879, lors du banquet de la Saint-Charlemagne, le 1er février au lycée éponyme, il avait prononcé un discours en alexandrins (où par prétérition, il refuse faire rimer l’Empereur avec champagne), en neuf pages, associant pour la rime Boileau et cordeau, l’abbé Delille et Eschyle, il constatait que « sans quelques vers gaîment on ne peut festoyer », et après avoir salué l’art de la version : « Traduire c’est peu, mais vouloir inventer..., peut-on résister au désir d’être auteur ? », il se lançait dans la présentation, toujours en vers, de quelques nouveautés inconnues sur l’agora : le téléphone, le phonographe et le ballon captif 1 .
Pareil aérostat, neuf ans auparavant, avait permis au ministre Léon Gambetta de quitter Paris assiégé et d’organiser la résistance aux armées prussiennes . Le jeune Delpeuch trouva en ce républicain son modèle et quasiment son mentor . Après trois ans rue d’Ulm, le jeune agrégé partit à Châteauroux pour une suppléance ; il quitta le lycée au cours du premier trimestre pour celui de Bourg-en-Bresse, où il dut, étant le plus jeune des professeurs et le dernier venu, prononcer le 4 août 1883 le tradi- tionnel discours de distribution des prix . Il ne manqua pas d’évoquer les gloires de l’Ain, la haute présence d’Edgar Quinet, ni de saluer la mémoire du député Baudin mort sur les barricades de 1848 . Il passa très vite sur Anthelme Brillat-Savarin, pour traiter de la Grande Patrie ; celle qu’illustraient le général Chanzy et le ministre Gambetta, tous deux récemment disparus, deux exemples majeurs pour la jeunesse . Il citait Paul Bert (« aimez votre patrie d’un amour exclusif et chauvin ») et annon- çait au nom de ses jeunes collègues qu’il sacrifiait volontiers l’exemption du service militaire dont bénéficiaient les enseignants .
L’année suivante, il servit la patrie par un enseignement à Brest puis en 1884 au prytanée militaire de La Flèche . Ensuite, après un passage au lycée Malherbe de Caen, à la rentrée 1886 il retrouva le lycée Charlemagne dans une chaire de Rhétorique et trois ans plus tard il obtint celle de Condorcet . C’est alors qu’il acheva sa carrière universitaire, après avoir rempli son engagement décennal, car la fièvre politique l’avait saisi : il devenait, parallèlement à son enseignement, chef de cabinet du président de la chambre des Députés, puis du ministre de l’Instruction publique Eugène Spulller ; il fut ainsi chargé de l’aménagement du musée Alaoui de Tunis (l’actuel Bardo) et y représenta la France lors de son inauguration en 1887 . Ensuite Eugène Spuller, nommé aux Affaires étrangères, le rappela en son cabinet, poste qu’il conserva auprès de son successeur, Alexandre Ribot .
Il se présenta aux élections législatives de 1889 dans sa Corrèze natale, mais il fut battu par le sortant, le boulangiste René Vacher . L’élection fut invalidée et en avril suivant il fut élu (avec 108 voix d’avance sur 16219 votants), le discrédit du général Revanche ayant été diffusé en province . Il siégea huit ans au Palais-Bourbon et représenta à Tulle le canton de Seilhac . Il prit souvent la parole à la Chambre (sur le traitement des instituteurs, sur la taxe militaire et sur les manufactures de tabac) . Brillamment réélu en 1893 (avec 1300 voix d’avance ; mais un quart des électeurs de 1890 s’était abstenu), il devint rapporteur du budget de l’Instruction publique et des Cultes . Jules Méline devenu président du Conseil lui confia le sous-secréta- riat aux Postes et Télégraphes en mai 1896 ; il occupa ce poste deux ans, laissant son nom à la loi sur la gratuité des colis postaux ; mais aux élections de 1898 il fut nettement battu par le même Vacher avec plus de 2300 voix d’écart 2 . Ce fut la fin de sa carrière politique (il obtint en compensation la direction des services financiers du VIII° arrondissement de Paris 3) . Il tenta vainement de se faire réélire à Tulle en 1903 ; de même il ne put conquérir la mairie de Neuilly-sur-Seine en 1908, à la tête d’une liste républicaine .
Il partagea dès lors sa vie entre de multiples associations et sa nombreuse famille . Il devint très vite l’incontournable gardien du Temple gambettiste, ne manquant jamais d’aller fleurir le premier dimanche de janvier à Ville-d’Avray la maison mortuaire de son modèle en politique ; il en vantait le génie prophé- tique et proposait pour lui le Panthéon (discours de 1889) . Dans celui de 1897, il évoquait les récents décès de deux fervents gambettistes, Paul Challemel-Lacour (1846 l) et Eugène Spuller . Il était devenu le parent de son ministre de tutelle, par son mariage en 1888 avec sa nièce Alice, mais elle mourut en couches lors de la naissance de leur fille Madeleine, l’année suivante 4 . Il se remaria dix ans plus tard (1er mars 1899) avec Marthe Mühlbacher, fille d’un carrossier, qui lui donna trois garçons et deux filles, et décéda en 1913, ce mariage résultant de son implication dans les associations regroupant les Alsaciens-Lorrains ayant choisi la France après l’annexion au Reich .
Il prononça de nombreux discours autour de leurs arbres de Noël (des sapins des Vosges, dont l’usage se propageait alors, en soutien symbolique aux provinces perdues) et il en publia quatre sous le titre Souvenirs français (imprimés à Elbeuf- sur-Seine en 1913) . Il rappelle l’attachement de tous les Français à la ligne bleue des Vosges (selon la formule : « y penser toujours, n’en parler jamais ») . Ainsi pour la Noël 1907 (à Saint-Mandé), il est présenté par le vice-président comme « le bras droit dans différents ministères de [son] illustre parent, M . Spuller, ami et bras droit, lui aussi, du « grand Gambetta ». Mais leurs idées modérées, voire opportunistes, ne faisaient déjà plus l’unanimité 5 et Delpeuch n’a pas de mots assez durs pour stigma- tiser en ce Noël 1907 « le groupe tapageur et cynique qui prétend ne rien savoir de l’année terrible [soit les évènements menant de Sedan au mur des Fédérés], insulte le drapeau et blasphème la Patrie . »
Il écrivait dans de nombreux journaux (notamment Le Matin) et dirigeait la société des Amis du musée du Luxembourg créée en 1903 (devenue récemment la société des Amis du Centre Pompidou) ainsi que la société des Artistes peintres et sculpteurs (il fut à l’origine de sa création en 1905, sur le modèle de la société des Gens de Lettres) . Il présidait aussi l’association des parents d’élèves des lycées Carnot et Pasteur, et siégeait à divers conseils d’administration de sociétés d’assurances ou de constructions mécaniques .
Grand-croix de la légion d’honneur, dès 1887, il avait été décoré de l’ordre russe de Sainte-Anne, à la suite des pourparlers préliminaires à la visite du tsar Alexandre III scellant l’alliance franco-russe où il rencontrait discrètement le ministre Skobéleff6 . La France humiliée et vaincue de 1870 reprenait alors sa place dans le concert des nations .
Pour terminer ces lignes, il convient d’appliquer à Édouard Delpeuch le terme de galant homme en reprenant l’hommage de son cadet Hubert Bourgin (1895 l) : « De ces honnêtes, de ces purs normaliens, de ces Athéniens de la République polie, je n’en n’ai connu qu’un, après la guerre . C’était un survivant, un témoin d’une époque évanouie, celle de la République libérale, patriotique, académique et diserte, celle où le régime s’organisait en mettant en pratique les institutions qui devaient fatalement l’incliner puis le pousser et le précipiter à l’effroyable et trop ressemblante carica- ture de lui-même . Quand je fis sa connaissance en 1919, il n’appartenait plus au Parlement . Il avait été député et sous-secrétaire d’État . Il pouvait apparaître comme la preuve vivante qu’on pouvait, dans ce temps-là, faire partie de la Chambre, ou du Sénat, et du gouvernement, sans perdre ses qualités d’esprit ni ses forces morales . Il était resté honnête homme et galant homme . Il était resté universitaire et normalien . Il avait même conservé la coupe de figure et l’allure de ses camarades de l’École et de l’Université . Il était blond, il avait le teint clair, les yeux lumineux et doux, la bouche fine et aimable, le geste mesuré et la démarche calme . Toute sa personne exprimait la courtoisie et la bonté . Il avait une exquise aménité, une distinction affable, et la parfaite simplicité de manières et de langage à laquelle prédispose une nature sincère, et que confirme une forte culture . Édouard Delpeuch était un lettré raffiné, à la fois savant et connaisseur. »
Et Bourgin, lui-même resté dans l’enseignement à Louis-le-Grand, de pour- suivre sa lucide analyse de la déliquescence de ce régime pourtant démocratique, et ce deux ans avant l’effondrement de juin 1940 : « Non, ces conservateurs de bon aloi n’avaient plus leur place parmi les hommes nouveaux, des maqui- gnons, des mercantis, des incultes, des larrons, ou des habiles, ni parmi les vieux hommes qui, pires que les autres, et plus méprisables encore, se mettaient, pour n’être pas rejetés, au goût du jour . Ou bien ils disparaissaient sans mot dire, avec une parfaite dignité, en galants hommes ; ou bien ils se résignaient à entrer dans le nouveau jeu de la démagogie, sans consentir à en partager les gains, et en combattant à leur manière les démagogues, c’est à dire en opposant à la violence la douceur, à l’insolence la courtoisie, au sectarisme la tolérance, aux abus les protestations du droit et de l’éloquence, à la tyrannie une noble et muette indi- gnation . Du moment qu’on renonce à la vraie bataille, la première méthode est encore la meilleure : c’est celle qu’Édouard Delpeuch a préférée . Le régime qu’il avait rêvé, et même pratiqué, était impossible : il nous laisse le regret de géné- reuses illusions7 . »
Patrice CAUDERLIER (1965 l)
Notes
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1 . Il ne put faire entrer dans ses vers, au moment des toasts, l’Association amicale des anciens élèves du lycée Charlemagne ; quelques années plus tard elle était désignée sous le simple vocable de La Carolingienne.
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2 . Il ne fut pas non plus réélu au conseil général : les électeurs auraient-ils été déçus du réseau de chemins de fer desservant depuis Tulle, Seilhac, Uzerche et Argentat (le « Paris-Orléans Corrèze ») mis en service sous le double mandat de Delpeuch ?
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3 . Il fonda en 1910 la caisse de secours mutuel des employés des finances publiques du dépar- tement de la Seine, dont il resta le président d’honneur jusqu’à son décès.
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4 . Sa grand-mère paternelle, née Jeanne Veyriol, était également morte lors de la naissance de son père (1826) .
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5 . Aux élections législatives de 1881, Léon Gambetta recueillait à Belleville 4 510 voix, contre 3 536 à Sigismond Lacroix, représentant la gauche radicale (le candidat de droite en rassemblait 608), et dans la circonscription voisine le journaliste Tony Révillon contrai- gnait Gambetta au ballottage – c’était le temps des candidatures multiples .
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6 . C’était le fils du général qui avait conquis le Turkestan pour Alexandre II en 1882 . Son nom subsiste dans une friandise nivernaise .
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7 . Hubert Bourgin, De Jaurès à Léon Blum, l’École normale et la politique, Paris, Fayard, 1938, p . 226-234 .