DELZANT Antoine - 1955 s

DELZANT (Antoine), né à Paris le 1er janvier 1935, décédé à Paris le 14 mars 2013. – Promotion de 1955 s.


Antoine Delzant appartenait à une famille où l’on prati- quait à la fois l’étude et l’ouverture au monde extérieur, sous la forme d’une militance chrétienne tournée vers l’avenir et non accrochée à des nostalgies passéistes . Son père, Daniel Delzant, occupa des responsabilités importantes dans le scou- tisme catholique . Quant à sa mère, Marie Jacqueton, qu’il eut la douleur de perdre jeune, elle venait d’une famille de la région de Thiers qui avait fourni des historiens de l’Auvergne .

Le grand-père d’Antoine, Gilbert Jacqueton, qui mourut l’année même de sa naissance, fut élève de l’École des chartes, où il fut formé à la rigueur de la méthode historique et philologique . Sa thèse de l’École des chartes a donné lieu à un livre, paru en 1892 dans la Bibliothèque de l’École des hautes études (Sciences historiques et philologiques, tome 88), consacré à La politique extérieure de Louise de Savoie (la mère de François 1er, régente du royaume de France pendant la captivité de son fils en 1525-1526) . C’est un ouvrage remarquable, que les spécialistes utilisent encore aujourd’hui ; dans la meilleure tradition de l’érudition, aucune hypothèse n’est avancée qui ne soit appuyée par des documents, et en même temps l’ensemble se lit avec plaisir, car l’auteur fait preuve d’un réel talent d’écrivain . Gilbert Jacqueton fit une partie de sa carrière d’archi- viste-paléographe en Afrique du Nord, et les travaux qu’il a consacrés à l’histoire du Maghreb font partie des classiques de la discipline . La famille Jacqueton possédait, près de Puy-Guillaume (entre Vichy et Thiers), la belle propriété de Barrias, à laquelle Antoine était très attaché et où il séjournait régulièrement tant qu’elle est restée dans la famille . Quand il disait « chez nous », cela faisait référence à ce coin d’Auvergne dont il connaissait même le patois, pour y avoir vécu tout un hiver sous l’Occupation, et il rappelait volontiers que son prénom était usuel dans la région . Il y avait chez lui quelque chose du paysan qui ne s’en laisse pas imposer par les bourgeois de la ville, et moins encore par des Parisiens pétris de leur importance, même lorsqu’ils affichent des idées avancées qui, d’une certaine manière, relèvent de la culture des nantis .

Au terme de solides études à Montaigne et à Louis-le-Grand, Antoine s’oriente vers la taupe, tout en ayant le soin d’acquérir une bonne culture littéraire, artistique et philo- sophique ; il avait en horreur les spécialistes incapables de porter leur regard plus loin que leur discipline, comme si elle était le centre du monde . L’École polytechnique ne l’attirait guère – vous n’y pensez pas : une école militaire ! –, et son entrée à la rue d’Ulm a répondu vraiment à ses goûts . À l’École, il s’oriente vers les mathématiques, tout comme son camarade de promotion Michel Demazure, à qui le liera toujours une grande amitié, et passe l’agrégation pour entreprendre ensuite une carrière d’enseignant-chercheur . Mais, loin de rester enfermé dans ses équations, il participe à plusieurs mouvements et assume notamment le rôle de président de la Fédération française des étudiants catholiques, comme avant lui Guy Lafon (1952 l) et après lui André Vauchez (1958 l) . En même temps il noue des contacts, qui resteront durables, avec la Mission ouvrière et le mouvement des prêtres ouvriers . Cette époque est celle d’une grande fermentation dans le monde catholique en France, avec des manifestations d’indépen- dance d’esprit qui provoquent de la part de Rome interdits et condamnations . On était, par ailleurs, en pleine guerre d’Algérie, et Antoine a fait partie de ceux qui se sont mobi- lisés lors de l’affaire Maurice Audin, ce jeune mathématicien d’Alger, membre du Parti communiste français, arrêté et torturé à mort en 1957 par des parachutistes . Il a ainsi été amené à côtoyer la mouvance communiste, tout en étant – et il le restera toujours – très critique à l’égard du marxisme comme système global d’explication du monde : inutile de prendre ses distances avec un catholicisme de type dogmatique si c’est pour lui substituer cette solution de rechange .

Ne pas s’enfermer dans un domaine, tout en étant un « pro » et non un amateur dans le champ que l’on cultive, avoir le souci de vastes perspectives sans pour autant papillonner, voilà ce qui a toujours caractérisé Antoine . Mais vient un moment où des choix s’imposent . En 1963, il renonce à sa carrière de mathématicien pour entrer au séminaire des Carmes : choix mûrement réfléchi, mais qui a certainement été doulou- reux, car il avait l’étoffe de faire une belle carrière et de construire une œuvre . Il en reste un article, publié en 1962 dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences ; d’après les renseignements que m’ont fournis Michel Demazure et Thomas Delzant, neveu d’Antoine qui s’est lui aussi orienté vers les mathématiques – il est aujourd’hui professeur à l’Université de Strasbourg –, c’est un travail de valeur1 .

Ordonné prêtre en 1967, Antoine est d’abord aumônier de lycée, tout en ache- vant ses études de théologie à l’Institut Catholique de Paris et en enseignant dans cet établissement . En 1977, il y soutient sa thèse de théologie, préparée sous la direction de Guy Lafon, et en tire un livre important qui paraît en 1978 dans la collection Cogitatio fidei aux éditions du Cerf, sous le titre La communication de Dieu. Cette thèse a fait date par le souci qu’y manifeste l’auteur de confronter la démarche du théologien à une mentalité moderne façonnée par la science, ainsi qu’il le déclare dans son exposé de soutenance2 :

« Devant toute affirmation qui ne montre pas ses procédures, qui ne dit pas le rapport de l’expérimentateur à son champ d’expérience et qui ne propose pas des modes de vérification, nous restons interdits, jusqu’à penser parfois que nous sommes manipulés . Or tel souvent nous apparaît le discours de la théologie . On s’étonne d’y voir désignés des êtres, affirmées des profondeurs, nommées des vérités . L’esprit habi- tué à la recherche scientifique se perçoit alors comme rejeté, forclos d’un monde ou d’un espace de communication auquel il n’a aucune part . »

Les voies nouvelles qu’explorait A . Delzant ne plaisaient guère aux esprits qui concevaient la théologie comme la répétition d’une orthodoxie, et il est l’objet de dénon- ciations anonymes à Rome qui provoquent chez lui une blessure profonde, même si son enseignement n’est pas contesté à la Catho . À ses yeux, la théologie devait se confronter au débat critique au lieu de fonctionner comme un discours d’autorité qui reste dans son sérail : la théologie est une chose trop importante pour qu’on en confie la gestion aux seuls théologiens . Ce fut la raison de la création, en 1980, de l’association ALETHE (Association libre d’tudes théologiques), à l’initiative d’Antoine Delzant, Guy Lafon et Jean Lavergnat ; indépendante de toute institution, elle se voulait – et a été effective- ment – un lieu ouvert de réflexion et de propositions sur les questions neuves posées à nos contemporains, et aux chrétiens en particulier, par la société actuelle . Antoine en a été le premier président et a contribué à en définir les orientations .

A . Delzant était une personnalité hors normes, un inclassable . Chez ce prêtre, pas l’ombre d’une onction cléricale . Chez ce théologien, refus de manier un discours d’autorité qui prétendrait révéler le sens ultime . Lorsqu’il abordait une question ou étudiait un texte biblique – et il a animé nombre de groupes de lecture, dont les participants ont été marqués par cette expérience –, sa conclusion était souvent : « je ne sais pas », ce qui est, bien entendu, aux antipodes du scepticisme ; il y avait quelque chose de socratique en lui, et il a d’ailleurs toujours proclamé une vive admi- ration pour l’œuvre de Platon . Chez ce professeur à la Catho, refus de se complaire dans la posture d’un magistère intellectuel à plein temps, mais volonté de mettre les mains « dans le cambouis », comme vicaire puis curé de paroisse amené à gérer la vie quotidienne d’une communauté, ici encore sans adopter la posture de l’autorité, mais dans un esprit de partage et de dialogue . Il fut successivement vicaire à Notre-Dame des Champs, curé de Saint-Merry (et en même temps chapelain du Centre pastoral Halles Beaubourg), chapelain de Saint-Bernard de Montparnasse, curé de Sainte- Geneviève des Grandes Carrières dans le XVIIIe arrondissement . C’est certainement dans ce dernier lieu qu’il fut le plus heureux, comme animateur d’une communauté bien éloignée des beaux quartiers de la capitale .

En 2006, A . Delzant a rassemblé, dans un livre intitulé Croire quand même (Paris, Bayard), quelques-unes de ses publications . Et en 2008, lors de la cérémonie où lui était remise la Légion d’honneur, il résume l’essentiel de sa démarche dans un texte intitulé « Théologie et liberté » :

« Je voudrais mettre en évidence une règle, un principe auquel j’ai voulu me tenir . Cette règle est simple . Elle est empruntée à Emmanuel Kant [ ] : « Sapere aude. Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Pour ces Lumières, il n’est requis rien d’autre que la liberté, et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir faire usage public de sa raison dans tous les domaines . » [ ] Ces deux principes ont été pour moi des guides aussi bien dans le champ laïc que dans le champ religieux . Il n’a pas toujours été facile de se tenir à la liberté de penser, dans l’Église en particulier . [ ] Peut-on revoir toute la dogmatique chrétienne dans ce mode de pensée ? Peut-on lui donner une façon de s’exposer qui échappe à sa dimen- sion autoritaire ? La chose n’est pas évidente . Mais elle ne m’a pas semblé impossible . [ ] C’est dans cette direction que je me suis risqué . »

S’il n’a pas, comme d’autres qui allaient dans le même sens – je pense par exemple à Michel de Certeau –, connu la célébrité, A . Delzant a eu, par l’originalité de sa démarche, un grand rayonnement . Je n’en veux pour preuve que la foule immense qui a participé à la cérémonie de ses funérailles le 19 mars 2013 . Et quelques mois plus tard, l’association ALETHE a organisé en son honneur une journée d’étude dont les actes, intitulés Antoine Delzant ou le risque de croire, ont été publiés en 2015 . Nombreux sont ceux à qui il a permis de garder l’espérance, et c’est à lui que je lais- serai le soin de conclure3 :

« L’espérance est la vertu de la nuit . Quand les certitudes s’estompent, quand les épreuves accablent, elle demeure une force dans la faiblesse . »

Charles DE LAMBERTERIE (1965 l)

Notes

  1. 1 .  A . Delzant, « Définition des classes de Stiefel-Whitney d’un module quadratique sur un corps de caractéristique différente de 2 », Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, tome 255, juillet-décembre 1962, n° 1366 .

  2. 2 .  A . Delzant, « L’alliance nouvelle . Par-delà utile et inutile . Essai théologique sur l’ordre symbolique » . Cet exposé de soutenance, resté inédit du vivant de l’auteur, a été publié dans Les Cahiers d’ALETHE en 2013 .

  3. 3 .  A . Delzant, « L’espérance qui est en nous », La vie spirituelle, 1990, texte repris dans Croire quand même, p . 289-305 (citation p . 304) .