DESROUSSEAUX Alexandre Marie, alias BRACKE - 1881 l

DESROUSSEAUX (Alexandre Marie), alias BRACKE, né le 29 septembre 1861 à Lille (Nord), décédé le 25 décembre 1955 à Paris. – Promotion de 1881 l.


Comme d’autres normaliens de cette époque (18 dans sa promotion), il n’a jamais fait partie de l’Association amicale ; il paraît toutefois indispensable de rappeler l’homme, par une notice, et le maître incomparable par ses deux activités soigneu- sement séparées sous les noms de son père, philologue, et de sa mère, derrière lequel se cachait le député de Lille.

Il aimait à se définir plaisamment comme le frère cadet du Petit Quinquin . En effet son père Alexandre Joachim Desrousseaux (1820-1892) est pour la postérité l’auteur de cette canchon dormoire qui a bercé, berce et bercera tous les enfants du Nord et du Pas-de-Calais1 . Il survit par son recueil de Chansons et pasquilles lilloises, publié en 1862, et par le portrait qu’en fit le peintre valenciennois Auguste Moreau- Deschanvres . Il avait écrit en patois de Lille une chanson, L’Espoir du prolétaire, imprimée chez Bracke, à Lille, en 1851 . Ce nom est celui de son épouse, Marie Bracke . Ils

habitaient le quartier Saint-Sauveur . Ils étaient fiers de leur fils, qui reçut leurs deux prénoms2 et s’illustra sous leurs deux noms, tout autant que du système scolaire qui l’éleva sans qu’il leur en coûtât un sou depuis l’âge de 8 ans .

Une fois bachelier, il resta effectivement boursier à Louis-le-Grand, où il prépara le concours d’Ulm qu’il réussit à 19 ans . Élève de la section des lettres (grammaire), il devint dès l’agrégation membre de l’École française de Rome, où il s’initia à la paléographie au contact des manuscrits de la Vaticane . Dès son retour en France, il fut chargé de cours à la faculté des lettres de Lille, où il resta trois années avant d’être nommé maître de conférences (directeur d’études) à l’École pratique des hautes études (1891) . Il y prenait la succession d’Édouard Tournier (1850 l) . Il fut vite nommé directeur adjoint, pour la partie grecque, puis directeur chargé de toute la section des sciences historiques et philologiques . Parallèlement à cet enseignement, hautement spécialisé, il donna, en collaboration avec Tournier, toute une série d’édi- tions scolaires, Lucien, Sophocle (Électre, Ajax, Antigone, Œdipe-Roi), des extraits des Oiseaux d’Aristophane, d’Hérodote (avec Paul Couvreur, son collègue lillois), toutes œuvres inscrites au programme des lycées, de la troisième à la première ; il y ajouta de son cru le fabuliste Babrios (pour la troisième) en 1892, et un Bacchylide dès la publication des papyrus de Berlin (1898) .

Pour célébrer la cinquantième année d’enseignement supérieur (à Lille et à Paris) de celui qui était alors le maître incontesté de la philologie, ses collègues, dont beaucoup étaient ses disciples, baptisèrent en 1938 rufulianum le second vers d’une tripodie ïambique, abrégé de sa dernière syllabe longue3 (les philologues allemands continuent de désigner un pareil vers Kurzvers car ils l’analysent tout différemment) .

Alphonse Dain, l’éditeur de Sophocle, le rénovateur de la grammaire grecque du chanoine Ragon, entre autres, fut un de ses meilleurs disciples . Dans Les Manuscrits (1948), il désigne Desrousseaux comme « dans le domaine grec le maître incontesté, héritier des Turnèbe, des Étienne, des Casaubon, des Cobet, des Tournier, [qui] dispensa pendant plus de cinquante ans [...] un enseignement critique qui fait auto- rité » . Dans son Traité de métrique grecque (Klincksieck, posthume), il poursuivait cet hommage et il montrait par une élégante litote l’importance des travaux, achevés et à venir, de son élève Jean Irigoin, achevant ainsi une sorte d’aurea catena .

Comment ne pas s’étendre sur sa contribution à la « Collection des Universités de France », la « collection Budé », dont il révisa dans les années 1930 les trois premiers volumes de l’Anthologie palatine, signés de Pierre Waltz, lequel remercia « le censeur sévère, le guide sûr et le conseiller diligent » . Il fut le maître d’œuvre du volume IV (épigrammes funéraires du livre VII), traduisant les cent premières et répartissant entre le doyen Alphonse Dain, les pères Camelot et des Places, ses élèves, les centaines suivantes . L’établissement du texte était là encore dû à Waltz . On ne peut qu’être admiratif devant la précision et l’élégance de la langue, l’érudition du commentaire de ces textes, si exigeants pour le lecteur comme pour l’éditeur . La mort l’empêcha de continuer cette publication, de même qu’elle arrêta au premier volume son édition critique des Deipsnosophistes ; le manuscrit était achevé en juillet 1953 et le volume, dédié à la Ville de Lille, ne put paraître qu’après la mort de son auteur, courant 1956 . Cela fait ainsi soixante-dix années que l’édition Budé d’Athénée de Naucratis est en attente ; nul n’a repris le flambeau . Ses Observations critiques sur les livres III et IV avaient été publiées en 1942 dans la « Bibliothèque de l’École pratique des hautes études », fascicule 283, chez Champion (le fils d’Édouard Champion, qui avait réalisé le Tombeau de Louis Ménard cité plus haut) .

On sait qu’Alphonse Dain fut longtemps le doyen de l’Institut catholique de Paris pour sa faculté des lettres . Il ne pouvait pas ignorer que, les jours où son maître n’enseignait pas aux Hautes études, ni n’étudiait les manuscrits de la Nationale, il restait sur la rive gauche, à la Chambre des députés, où il siégea sans relâche deux décennies comme député du Nord, élu de Lille . Car Desrousseaux avait partagé sa vie en deux parties égales et rigoureusement étanches : en politique, il s’appelait, du nom de sa mère, Alexandre Bracke, et là encore ses publications comme son influence dépassent le demi-siècle .

Il avait adhéré au parti socialiste, celui de Jean Jaurès (1878 l), en 1886 (certaine- ment sous l’influence de Tournier ; Lucien Herr [1884 l] est son cadet de trois ans), et il avait choisi de suivre Jules Guesde . Il devint très vite le secrétaire de son Parti ouvrier français et il se fit remarquer dès 1896, lors d’une virulente interpellation de Guesde au député chrétien-social, le comte Albert de Mun (15 juin), suivie d’une autre le 26 juin à M . Paul Deschanel, académicien et député (le futur président) : Guesde publia les questions et les réponses et fit comprendre, par une lettre auto- graphe remise au « citoyen Bracke », que celui-ci l’avait beaucoup aidé dans cette entreprise de démystification, ou de démolition, du catholicisme libéral .

Sous ce nom de Bracke, il fit paraître plusieurs traductions (de Nietzsche, Humain trop humain, chez Hachette ; et il diffusa bien avant le conflit de 1914 les œuvres de Rosa Luxembourg) . Dès 1901 il donnait un vade-mecum Onze ans d’histoire socialiste qu’il dédiait Aux travailleurs de France ; il préfaça de multiples ouvrages, comme celui de son mentor en politique, Jules Guesde : En garde ! Contre les contrefaçons, les mirages et la fausse monnaie des réformes bourgeoises (1911) ; et après la Libération parurent coup sur coup, avec des préfaces signées Bracke, Le Droit à la paresse de Paul Lafargue (un des gendres de Karl Marx, le livre fut imprimé au Perreux-sur-Marne), Jean Jaurès, le culte de l’idéal d’Agnès Masson, À l’échelle humaine de Léon Blum (1890 l) et un recueil de paroles et musiques des Chants de la Liberté compilés par Vincent Gambon .

Le trait d’union entre ces deux vies se trouvera dans son Discours à la Chambre (des députés) du 9 juin 1913 sobrement intitulé Les Humanités, où il prenait la suite de Jaurès . Un extrait de Sur le capital et la nationalisation des usines montrera sa position lors du Congrès de Tours qui marqua la scission entre socialistes et communistes : « Comment pourrais-je “adhérer” à des “thèses” qui dans ce qu’elles ont de socialistes et de révolutionnaires ont été miennes de tout temps et que Lénine et Trotsky – qui prétendent nous les imposer – ne m’ont empruntées que pour les dénaturer ou les trahir et en faire tant d’armes aux mains de l’ennemi ? »

Il fut de ce fait très proche de Léon Blum, et c’est tout naturellement qu’il prit la tête de la Société des amis de Léon Blum dès sa mort en 1950 : ses vice-présidents étaient Guy Mollet, le maire socialiste d’Arras, et Julien Cain, l’administrateur de la Bibliothèque nationale ; parmi les présidents d’honneur, Eleanor Roosevelt, Édouard Herriot (1891 l), André Gide, Roger Martin du Gard, Jacques Maritain, Léon Jouhaux . Lors de la réunion constitutive qu’il présida en Sorbonne le 8 février 1951, il expliqua les buts de la Société, en priorité rassembler les écrits de l’homme politique si souvent décrié, pour lui rendre justice et continuer son combat .

C’est Guy Mollet qui, présidant le 1er juillet 1956 le 48e congrès de la Section française de l’Internationale ouvrière, ouvrit les réunions par un long hommage à Bracke-Desrousseaux . Il commença par la lecture de l’émouvant testament rédigé le 25 août de l’année précédente par un Desrousseaux sain de corps et d’esprit4, désirant être incinéré loin de toute manifestation publique et réservant à ses amis socialistes l’exclusivité d’un hommage . L’orateur salua d’abord le serviteur de la Grèce antique, un des hellénistes les plus éminents, ajoutait-il ; mais la phrase suivante : « universitaire, il l’était si peu ; ou au contraire il l’était si complètement » traduit le dédoublement de l’homme, qui selon Mollet aurait été un peu le professeur de Blum dès l’École normale avant de devenir son intime (seule la seconde proposition est correcte) . Après les propos de circonstance, Guy Mollet en vient à des confidences et nous permet d’entrer dans l’intimité de Desrousseaux . Car si sa rudesse était légendaire (en fait celle de Bracke), si avec Luce son épouse ils étaient parfois surnommés « les deux ours », Guy Mollet se revendique comme l’un des deux « oursons » adoptés par le ménage Desrousseaux et devenus leurs intimes (le second étant Jean Texcier) . De lui, il retenait que le socialisme était « la réalisation complète de l’homme qui, libéré de toutes les servitudes, peut enfin s’élever aux plus nobles activités de l’esprit », et il voulait que les hommes devinssent « maîtres de leur destinée, au lieu de la recevoir toute faite » .

Sans être helléniste lui-même, l’orateur savait que « les traductions qu’il a lais- sées font encore autorité » et qu’« il travaillait encore à l’une d’elles dans ses derniers jours » ; il veut assurément parler des épreuves de l’Athénée de Naucratis inachevé qui, d’après la recension de Jean Préaux (Revue belge de philologie et d’histoire, t . 36, 1958, p . 950) est autant un « testament » qu’un « chef-d’œuvre » . Guy Mollet a bien transmis l’ultime message de son propre maître, et son souhait de discrétion : « il a voulu que sa mort soit entourée de silence » .

Que ces lignes rappellent l’éminence de ses ouvrages, le rayonnement de son enseignement et sa certitude de s’inscrire à la fois dans la révolution socialiste et dans la tradition humaniste5 .

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

Notes

1 . Il faut signaler que Jacques Chailley et César Geoffray ont tous deux harmonisé, pour quatre voix comme il se doit, Le Petit Quinquin. Le premier était le compositeur des musiques de scène pour le Groupe de théâtre antique de la Sorbonne .

  1. 2 .  Combien de citateurs modernes le prennent pour une femme, et développent les deux lettres A M (pourtant non liées) de sa signature en Anne-Marie !

  2. 3 .  Une tripodie est composée de trois pieds et si elle est ïambique, de trois ïambes (une syllabe brève suivie d’une syllabe longue ; c’est donc grosso modo la moitié d’un sénaire ïambique, le mètre des dialogues dans la tragédie grecque . Les premières syllabes des pieds impairs (1 et 3) peuvent être longues ou brèves, indifféremment mais pas la deuxième (pied pair, pied pur) . Le rufulianum se compose donc de cinq syllabes, réparties sur deux pieds et demi .

  3. 4 .  Selon Alphonse Dain (Les Manuscrits, p . 182-183), c’est entre la rédaction de ce testament et son décès qu’il faut placer la plus remarquable intuition philologique de Desrousseaux, qui l’a conduit à rectifier dans les Trachiniennes de Sophocle l’incompréhensible o¥¥` au vers 1019 et à trouver la véritable leçon h¥¥` (esprit rude : de l’impossible œil le texte passe à la poigne, c’est au moment où Héraklès demande à son fils Hyllos de l’aider à entasser les pins qui serviront à son bûcher) .

  4. 5 .  Comme pour la notice d’Édouard Delpeuch (1879 l) parue dans L’Archicube 33 bis, je crois devoir ajouter les souvenirs d’Hubert Bourgin (1895 l) dans son polémique De Jaurès à Blum ; c’est du bord opposé, du Louis-le-Grand d’André Bellessort, que viennent ces lignes, renfermant parfois quelques traits personnels . Il le classe dans les « premiers et seconds rôles du Guignol parlementaire » (p . 289) : « pour la science, Painlevé ; pour les lettres, Herriot ; et pour l’érudition, Bracke-Desrousseaux » . Il rappelle « ses ripostes violentes, ses coups de gueule, tels que sa mâchoire semblait se désarticuler ; il devenait écarlate » . Il mentionne son voyage à Stockholm en 1917 pour le congrès de l’Interna- tionale au moment de la prise du pouvoir par Lénine de l’autre côté de la Baltique, où il lui reproche d’avoir cédé aux sirènes incarnées par Marcel Cachin et de n’être plus alors qu’un mystificateur ; il voit dans le groupe socialiste le délire s’installer, dominé par sa voix puissante, il note « sa face cramoisie, ses vociférations, ses yeux exaltés »... Bracke à la Chambre est alors l’antithèse absolue de Desrousseaux : « humaniste épris des lettres anciennes, grand liseur, agréable causeur et controversiste, ce polémiste qui s’est fait guesdiste pour réussir dans des conditions qu’il savait favorables » . Rien ne semble plus différent d’un helléniste, d’un ami des Muses grecques, qu’un guesdiste . Pourtant il y a dans le criticisme suraigu d’un disciple de Tournier et dans le talent dialectique que ce criticisme appelle, quelque affinité avec la sophistique qui constitue la partie supé- rieure de la politique selon Guesde . Bourgin rappelle qu’en août 1914 les cent députés socialistes de toute tendance furent les premiers à proclamer l’Union sacrée et que « les guesdistes furent au premier rang des patriotes » . Bracke-Desrousseaux, pour Bourgin, le fut « disciplinairement, scolastiquement, fidèlement, adoptant gestes et paroles de son chef » . Il note pour finir sa « démarche lourde et maladroite de myope distrait, de vieux normalien négligé, d’universitaire bohème » ; il se rappelle son visage « soigné, rasé de frais, sa moustache pimpante, sa chevelure argentée bien peignée, raie au milieu, ondulation et bouclettes » . Et s’il termine en reprenant le qualificatif d’ours, c’est pour y accoler les épithètes « bien savonné, bien parfumé » et achever le portrait par « un monsieur chic » .