GUÉNA Jocelyne - 1977 S
GUÉNA (Jocelyne), née le 27 août 1957 à Brest (Finistère), décédée le 15 août 2019 aux confins du Népal. – Promotion de 1977 S.
La vie de Jocelyne Guéna a commencé tout au bout de la Bretagne . Jocelyne a deux frères ainés qu’elle adore, surtout Jean-François, d’un an son aîné, qui décédera à 24 ans dans un accident de voiture . Elle a aussi une sœur et un frère cadets, issus du second mariage de sa mère, qu’elle materne comme ses propres enfants . La réussite scolaire de Jocelyne fait la fierté de sa famille qui respecte profondément ses études . Jocelyne a toujours été une élève hors pair, avide de nouvelles connaissances, déjà volontaire, n’ayant de cesse d’atteindre l’excellence .
1975 : Mention très bien au baccalauréat, puis classes préparatoires au grand lycée Kerichen de Brest .
1977 : Jocelyne a 20 ans lorsqu’elle est reçue brillamment à l’École normale supé- rieure dans la section de physique-chimie .
Jocelyne surprenait par ses grands yeux un peu inquiets, mais pleins de douceur et de gentillesse . Personnalité réservée et grave, elle se distinguait aussi par son envie d’apprendre et de progresser . Dans un contexte de première année d’École, où la tendance est de faire la fête pour décompresser après les classes préparatoires, Jocelyne est tourmentée, comme elle le sera toute sa vie, par l’idée de ne jamais faire assez bien – ou de laisser passer quelque chose d’important qu’elle n’aurait pas compris . Jocelyne est d’une exigence intellectuelle sans limites .
À la sortie de l’École normale, Jocelyne Guéna s’est engagée dans une carrière de chercheuse où elle a excellé . Elle obtient son doctorat d’État dès 1985 au laboratoire Kastler-Brossel, dans l’équipe de Marie-Anne Bouchiat (1953 S) . Elle aura contribué à la première observation de la violation de la parité dans l’atome de césium, qui constitue un test expérimental à basse énergie des théories d’unification des interac- tions entre les particules élémentaires de la matière subatomique – cela en exploitant leurs symétries fondamentales . Plus précisément, cela consiste à tester la symétrie de l’interaction atome-rayonnement par réflexion dans un miroir : on fait sur des atomes éclairés par laser deux expériences qui sont images l’une de l’autre dans un miroir et on vérifie si leurs résultats présentent à leur tour cette symétrie dans un miroir . Dans le jargon des physiciens la question se formule en ces termes : « La parité est-elle conservée ? » Ces expériences étaient extrêmement difficiles : il s’agis- sait d’isoler un effet très petit qu’il était bien sûr nécessaire de distinguer d’erreurs expérimentales systématiques pouvant le simuler .
La découverte de cet effet encore inexploré, et dont l’existence même avait été longtemps entourée d’un épais nuage d’incertitudes, fut un succès, qui a eu un grand retentissement sur le plan international . Cette réussite couronnant un travail d’équipe de longue haleine doit énormément au talent d’expérimentatrice hors pair de Jocelyne ainsi qu’à sa puissance de travail et à sa ténacité rarissime . En tant que chercheuse au CNRS, Jocelyne a, par la suite, poussé de façon ultime la précision de ces mesures de violation de la parité, développant en particulier de nouveaux montages expérimentaux à la pointe des techniques expérimentales en physique atomique . Et elle a reçu en 1999 le prix Servant de l’Académie des sciences pour sa contribution à ce champ de recherche .
En 2005, elle a effectué un changement de thématique vers la métrologie des étalons de fréquence . Elle a passé deux années en Suisse, à l’observatoire de Neuchâtel puis au Metas à Berne, où elle a participé au développement d’une fontaine atomique à jet de césium continu refroidi par laser .
En 2007, elle a rejoint le Syrte à l’Observatoire de Paris où elle s’est consacrée au développement de l’art des fontaines à atomes froids de césium et de rubidium, à leur exploitation pour l’amélioration des performances en métrologie temps-fréquence et pour réaliser des tests de physique fondamentale . Pour ces travaux, elle a reçu en 2017 le Prix de la recherche du Laboratoire national de métrologie et d’essais .
Grâce à sa longue expérience, à son goût pour ce type de physique expérimentale, à sa rigueur et à sa détermination, elle a développé une compréhension profonde de la physique des fontaines atomiques et une connaissance précise de tout ce qui influence leur fréquence .
Jocelyne Guéna a ainsi mené des études vraiment ardues qui ont ensuite permis de définir des méthodes de référence et de gagner en précision, jusqu’aux limites ultimes (quelque 1E-16 d’exactitude en fréquence relative) . Avec l’ensemble de fontaines du Syrte, elle a apporté des contributions majeures à l’élaboration du temps atomique international calculé par le BIPM (et notamment les toutes premières contributions d’un étalon secondaire, avec la partie rubidium de la fontaine double) et de la réfé- rence française UTC (OP), représentation physique du temps universel coordonné de l’Observatoire de Paris .
Ces fontaines atomiques étant devenues des dispositifs expérimentaux parfaite- ment maîtrisés et rendus opérationnels, elles permettent en permanence de réaliser des expériences en collaboration, par exemple, des comparaisons locales ou à distance entre étalons ou des tests fondamentaux concoctés avec des collègues théoriciens . Grâce à son dynamisme, à sa disponibilité, à ses connaissances et à son goût pour les sujets abordés, Jocelyne a ainsi apporté des contributions clés à beaucoup d’expé- riences de ce type : entre autres des mesures de fréquences optiques essentielles pour l’évolution à long terme du domaine, à savoir une redéfinition de la seconde . Elle a aussi effectué de nombreux tests de physique fondamentale ou de recherche de matière noire, qui sont autant de contributions expérimentales de grande valeur à d’importantes problématiques de la physique moderne .
Ainsi, Jocelyne a entretenu des collaborations suivies avec de nombreux collègues du Syrte, en France et à l’étranger . Dans toutes ces collaborations, elle était unani- mement appréciée . Ses qualités humaines, ses compétences scientifiques et son sens profond de l’intérêt général l’avaient conduite à prendre des responsabilités impor- tantes au sein du Syrte et de la communauté temps-fréquence internationale .
Jocelyne Guéna a été, et restera dans la mémoire de ses collègues, une grande scientifique . Mais derrière ce personnage d’apparence effacée, parfois un peu sévère, au souci d’efficacité quelquefois démesuré, qui a passé une grande partie de sa vie à manipuler toutes sortes de faisceaux laser dans des salles obscures, se cachait un personnage secret, sensible et très attachant .
En effet, Jocelyne ne travaillait pas tout le temps, comme certains le pensaient . Elle aimait les grands voyages et avait soif de découvrir des cultures étrangères . Très jeune, avec des amis du lycée, elle partait en vacances en stop pour sillonner l’Eu- rope . Cette passion des voyages et des échanges, défiant la diversité des langues, ne l’a jamais quittée . Elle a entraîné ses amis de l’ENS dans des équipées mémorables : Italie, Grèce, USA, Maroc, Tunisie, Algérie... mais aussi Europe de l’Est : en 1981, elle traverse à pied le rideau de fer, au milieu des miradors, entre l’Allemagne de l’Ouest et la Tchécoslovaquie .
À cette passion des voyages est venue s’ajouter celle de la montagne, qu’elle fréquen- tait en toutes saisons . Depuis 2005, Jocelyne faisait partie du Club alpin français où elle s’était fait de nombreux amis (de préférence non scientifiques...) en compagnie desquels elle alternait sorties dans la forêt de Fontainebleau et randonnées, aussi bien hivernales qu’estivales . Elle partait souvent dans les Alpes, et aussi en Himalaya . Plus encore que par les paysages grandioses, elle y était attirée par les habitants, leur gentillesse, leur art de vivre développé dans des conditions matérielles si difficiles .
En août 2019, Jocelyne entreprend un trek dans la province reculée du Mustang, qui est séparée du Népal par une barrière rocheuse . Un voyage dont elle rêvait depuis longtemps : un pays magnifique à la population particulièrement accueillante, des monastères bouddhistes accrochés aux falaises dans des paysages majestueux... Le voyage idéal en quelque sorte . Elle marche au milieu des sommets himalayens pendant deux semaines, entre 4 000 et 5 000 m d’altitude . Elle arrive au bout de sa randonnée, mais son corps épuisé l’abandonne : mal des montagnes, problèmes respiratoires, déshydratation . Dans ce pays enclavé, où le très mauvais temps rend les secours impossibles, Jocelyne décède la nuit du 15 août 2019 dans un village perdu .
Hélène BOUCHIAT (1977 S)
Merci à Bernard ABGRALL,
Jean-Sébastien BIZE,
Geneviève et Marie-Anne BOUCHIAT,
Vincent CROQUETTE
et Marc PLIMMER pour leur contribution à cette notice .