HELLEGOUARCH Yves - 1957 s

HELLEGOUARCH (Yves), né le 18 septembre 1936 à Angers (Maine-et-Loire), décédé le 5 février 2022 à Biéville-Beuville (Calvados). – Promotion de 1957 s.


J’ai fait la connaissance d’Yves à notre entrée à l’ENS, en 1957, ce fut le début d’une amitié de plus de 60 ans . Nous partagions alors un bureau, une « thurne », avec deux autres élèves de la même promotion, Claude Latrémolière et Michel Minier . Un cinquième occupant était le violoncelle d’Yves dont la caisse évoquait un personnage ventru avec une petite tête : nous lui avions donné le nom d’un respecté professeur de mathématiques de la Sorbonne . Le père d’Yves dirigeait l’école de la rue Ampère dans le 17e arrondissement où sa mère était aussi enseignante . Ils y avaient un logement

de fonction . Yves était initialement externe et participait peu aux activités de l’École . Las peut-être des allers et retours entre le 5e et le 17e arrondissement, il demanda à se faire « interner » . Le dortoir des élèves de première année étant complet, il fut logé confortablement dans l’infirmerie, là où Pasteur avait eu son laboratoire .

Avant son admission à l’École, Yves avait eu un parcours scolaire peu courant . Ses parents le destinaient à une carrière musicale . Il commença le violoncelle à l’école de musique d’Angers, puis la famille s’étant installée à Paris à la rentrée 1946, il fut admis au Conservatoire de Paris où son professeur de violoncelle était Maurice Maréchal et il se consacra dès lors à temps plein à la musique . Il obtint le premier prix de violoncelle du Conservatoire national de musique de Paris en juin 1954 . Il décida alors de se présenter au baccalauréat qu’il prépara en autodidacte . Ayant obtenu la première partie du baccalauréat il voulut entrer au lycée pour démarrer tardi- vement une scolarité normale ; seul le lycée Jacques Decour l’accepta en classe de mathématiques élémentaires grâce aux bonnes relations de son père avec l’inten- dant . Réussissant aussi bien en sciences qu’en musique et en dessin, art où ses dons furent remarqués par le peintre Jean Commère, un ami de la famille, il fut admis à l’École en 1957 . Il n’abandonna pas pour autant la musique, continuant à jouer pour lui-même et parfois pour un cercle d’élèves privilégiés . Grâce à lui, je décou- vris la musique classique, je l’accompagnais parfois à des concerts, ceux du duo Haskil-Grumiaux en particulier et ceux de sa sœur aînée Marie-Jeanne, pianiste, élève d’Yves Nat .
 

À l’École, Yves était très apprécié pour son amabilité et sa gentillesse . Dans sa promotion, il avait noué des relations amicales avec des élèves mathématiciens, Yves Meyer et François Colmez en particulier, des musiciens, Jean-Claude Risset, premier prix de piano du conservatoire de Besançon, et le littéraire Jean-Louis Backès, violoniste . Un autre de ses amis fut Yoshio Abe (P .E . 1958 l), le premier pensionnaire japonais à l’École, qui devint un éminent spécialiste de Baudelaire . Les parents d’Yves possédant une petite maison en Bretagne sur les rives du Belon, il en rapportait parfois des bourriches d’huîtres qui donnaient lieu à de mémorables dégustations entre amis . L’été 1959, il m’a accompagné avec Jean-Claude Risset et Jean-Philippe Grivet (1957 s) dans un tour de l’Italie du Nord où nous visitâmes les principales villes de Toscane ainsi que Ravenne, Venise et Milan . Ce voyage de découverte nous marqua durablement et renforça notre amitié .

En octobre 1961, après l’agrégation, au sortir de l’École, Yves obtint un poste d’assistant à la faculté des sciences d’Orsay, annexe récemment créée de l’université de Paris, et démarra une activité de recherche en mathématiques sous la direction de François Châtelet . Cela lui permit d’obtenir un sursis au service militaire, lequel était alors très long à cause de la guerre d’Algérie, heureusement sur le point de se terminer . Il occupa en colocation avec Jean Ginibre (1957 s) une maison inconfor- table mais bien placée près de la gare du RER – à l’époque ligne de Sceaux – de Bures-sur-Yvette et proche de la faculté . Nous avions de multiples occasions de rencontre, en particulier à la cantine de la faculté, une ancienne ferme située près de l’Yvette .

Fin 1960, Yves rencontra Wynne Thomas, une jeune femme galloise ayant terminé des études de langues vivantes à l’université de Cambridge . Ils suivaient tous deux des cours de russe à l’Institut national des langues et civilisations orientales . Ils se marièrent en août 1963 ; Yves effectua alors son service militaire à l’École navale de Brest où il enseigna les mathématiques . Ils acquirent un appartement à Versailles en partie acheté grâce à la vente d’un violoncelle ancien de Carcassi, le luthier italien de renom . Ils ne séjournèrent pas très longtemps à Versailles qu’ils quittèrent pour Besançon à la rentrée 1967, où Yves occupa pendant trois ans un poste de chargé de cours proposé par François Châtelet . Wynne obtint un poste d’assistante d’anglais . Leur fille aînée, Anne, naquit en septembre 1967 et leur seconde fille, Catherine, en octobre 1971 . Elles devinrent toutes deux agrégées d’anglais .

Dans sa thèse soutenue à Besançon en 1972, intitulée « Courbes elliptiques et équation de Fermat », Yves a étudié la courbe elliptique Ea,b,c associée à une solution non triviale de l’équation de Fermat xp + yp = zp et les propriétés de ramification de ses points de division par p . Ces courbes associées à des contre-exemples au dernier théorème de Fermat ont été aussi étudiées plus tard par le mathématicien allemand Gerhard Frey . Elles sont connues maintenant sous le nom de « courbes de Hellegouarch-Frey » . Elles sont devenues à la mode en 1986 et ont conduit à la démonstration du théorème de Fermat .

Yves souhaitant se rapprocher de son Anjou natal et Wynne de la Grande- Bretagne, ils eurent la chance d’obtenir en 1971 deux postes à l’université de Caen, Yves un poste de maître de conférences en mathématiques, département dirigé par Roger Apéry (1936 s), et Wynne, après avoir passé l’agrégation, un poste d’assis- tante d’anglais . Ils s’installèrent au Fresne-Camilly, un village proche de Caen qu’ils quittèrent pour une maison en ville en 1978 . Yves obtint rapidement un poste de professeur à l’université, où eut lieu la suite de sa carrière . Il fut nommé première classe en 1989 et classe exceptionnelle en 1999 . Il dirigea huit thèses de 1983 à 1998 . Il fut très souvent membre du jury d’agrégation de mathématiques à partir de 1976 . Ma femme et moi avions le plaisir de l’héberger quand il faisait passer les oraux à Paris . C’était aussi l’occasion de rencontrer des archicubes mélomanes comme Hélène et Étienne Bize (1956 s) .

Yves était très apprécié de ses collègues et de ses étudiants pour ses compétences scientifiques et ses qualités humaines . Il fut chargé entre autres de la préparation à l’agrégation, fut directeur du département de mathématiques et de la formation doctorale . Il a noué des collaborations fructueuses avec des universités étrangères, en particulier avec Dublin, Wurtzbourg et Tromsö . Tout en poursuivant ses recherches en arithmétique et théorie des nombres, il s’est intéressé aux relations entre mathé- matiques et musique et a publié plusieurs articles sur ce sujet . Il a animé à Caen en 1986 le colloque Destin de l’art et Desseins de la science dont les actes ont été rassemblés dans le livre homonyme .

En 1981, Yves rencontra Isabelle Flory, fille de Georges Flory (1941 s), qui venait de fonder le groupe de musique de chambre L’Arpeggione . Il entra dans cet ensemble qui comptait aussi parmi ses membres Jacques Delannoy (1958 s), pianiste ayant abandonné l’enseignement des mathématiques pour se consacrer à la musique. Devenus de grands amis, ils ont joué en trio avec Isabelle et en duo pour des récitals de sonates, en particulier pour le bicentenaire de l’ENS en octobre 1994 . Auparavant, il avait fait partie d’un quatuor d’amateurs à Caen et dirigé l’orchestre universitaire . Il a joué en soliste avec l’orchestre universitaire de Wurtzbourg et à plusieurs reprises avec celui de Rennes .

La démonstration du théorème de Fermat par Andrew Wiles en 1994 eut un grand retentissement ; le travail de pionnier d’Yves fut reconnu, il publia en février 1996 un article de vulgarisation « Fermat enfin démontré » dans la revue Pour la science et en 1997 un livre intitulé Invitation aux mathématiques de Fermat-Wiles, réédité en 2009 . Il fut aussi invité à donner des conférences sur le sujet . J’ai assisté à l’une d’elles au Conservatoire national des arts et métiers à Paris en juillet 2000 dans le cadre de l’Université de tous les savoirs . L’amphithéâtre était plein et on avait dû ouvrir des salles annexes où la conférence était retransmise par télévision . Parmi les auditeurs, peu furent capables de suivre l’orateur, qui avait évité la facilité – une constante chez lui . Nous finîmes agréablement la soirée avec François Colmez et son épouse dans le restaurant où officiait leur fille Christiane .

En novembre 2007, le jubilé de notre promotion fut organisé de main de maître par François Colmez dans les locaux de l’École . Ce fut un grand moment de retrou- vailles entre archicubes . Yves et Jean-Claude Risset jouèrent magnifiquement la sonate Arpeggione de Schubert . Certains auditeurs les avaient pris pour des musiciens professionnels invités à cette occasion .

En 2012, Yves fut sujet à des troubles de mémoire, premiers symptômes d’une maladie neurodégénérative . Ces troubles au début bénins s’amplifièrent malheureu- sement à partir de 2018 . Il décéda en février 2022 d’une affection pulmonaire .

Dans la vie, Yves était un éternel distrait qui redécouvrait le monde à tout moment . Il adorait la musique de Bach, les héros romantiques, Évariste Galois (1829 s), les chats – il y en avait toujours chez lui – et bien sûr ses filles et ses quatre petits-enfants . C’était un brillant mathématicien et un musicien inspiré . En mathé- matiques comme en musique, il recherchait et appréciait la beauté et l’harmonie . Pur esprit, il traversa les vicissitudes de l’existence comme en rêve avec la naïveté des grands artistes . Partager son amitié fut un privilège sans prix .

Jean-Pierre RENARD (1957 s)