HEURGON Jacques - 1923 l

HEURGON (Jacques), né le 25 janvier 1903 à Paris, décédé le 27 octobre 1995 à Paris. – Promotion de 1923 l.


Issu d’une grande famille de joailliers parisiens (dont on peut encore aujourd’hui lire le nom au 58 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré), Jacques Heurgon, après des études au lycée Condorcet (où il croise le futur poète Jean Tardieu, avec qui il entretiendra une correspondance), entre en 1923 à l’École normale : il sera reçu premier à l’agrégation de lettres classiques en 1927 . Au cours de ces années, le jeune normalien a l’occasion de rencontrer des

noms devenus prestigieux, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron et Paul-Yves Nizan, tous trois entrés en 1924, Vladimir Jankélévitch (1922 l) . Il retrouvera plus tard à la Sorbonne, comme collègues latinistes, Jacques Perret (1924 l – qui suggérera à IBM le mot « ordinateur » –) et Pierre Wuilleumier (1922 l), l’historien de Tarente . Après avoir rempli ses obligations militaires, Jacques Heurgon rejoint l’École française de Rome et le palais Farnèse, où il entreprend ses premières recherches sur Tipasa et Capoue, qui sera le sujet de sa future thèse1 .

En 1926, Jacques Heurgon a épousé Anne Desjardins, la fille de son ancien professeur de khâgne, Paul Desjardins (1878 l), qui lui ouvre le cercle des Décades de Pontigny où se retrouvaient chaque année une pléiade d’intellectuels et d’écri- vains : Roger Martin du Gard, André Maurois, François Mauriac, Jacques Rivière, André Gide en particulier, qui, à la fin de sa vie, dédiera son Thésée à Anne et Jacques Heurgon . Anne Heurgon-Desjardins devait, à partir de 1952, continuer l’œuvre de son père en créant, dans le même esprit, le Centre intellectuel inter- national de Cerisy-la-Salle . Cette œuvre sera poursuivie par les deux filles du couple, Catherine Peyrou et Édith Heurgon . Le fils, Marc Heurgon, agrégé d’histoire, militera au PSU, dont il se fera l’historien .

On retrouvera le souvenir de ces années, et de celles qui suivront, dans la riche correspondance qu’échangèrent Jacques Heurgon (qui se rêva un moment romancier) et Jean Tardieu, lettres qui constituent l’un des plus beaux témoignages sur la vie intellectuelle des années 1920 aux années 19402 .

Après un passage au lycée Henri-Poincaré de Nancy, Jacques Heurgon rejoint en 1932 la faculté des lettres d’Alger, où il est chargé de cours de langue et littérature latines . Il va y nouer des amitiés et approfondir sa connaissance de l’Afrique romaine . Au cours de son séjour algérien, un lien étroit va se nouer entre le professeur et un étudiant dont il devine aussitôt le génie et les grandes qualités intellectuelles et morales : Albert Camus . L’étudiant rédige en 1936 un mémoire (le Diplôme d’études supé- rieures de philosophie, équivalent du master d’aujourd’hui) : Métaphysique chrétienne et néoplatonisme. Plotin et saint Augustin, qu’il soutient devant un jury constitué de son ancien professeur de philosophie Jean Grenier et le philosophe René Poirier . Au cours de ces années algériennes, Jacques Heurgon suit avec intérêt le mouvement du Front populaire et encourage l’activité culturelle des étudiants socialistes et communistes . Il collabore à la présentation d’une pièce, La Révolte dans les Asturies, sur les grèves des ouvriers en Espagne, conduite par la troupe du Théâtre du travail, animée par Albert Camus . Il fait partie du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes et participe en 1937 au lancement de la Maison de la culture d’Alger, qui publie un bulletin intitulé Jeune Méditerranée (il donne à la revue un article sur Pouchkine, dont la troupe joue le Don Juan, avec Camus dans le rôle-titre) . Comme Camus, Jacques Heurgon a conçu un attachement profond pour la terre d’Algérie (ce qui l’amènera à signer, avec de nombreux universitaires, l’Appel du 23 mai 1956, publié dans Le Monde, pour le salut et le renouveau de l’Algérie française) . Le futur prix Nobel a été marqué par le professeur, qui jugeait son niveau en latin « passable », ce qui est tout à fait relatif : il ne lui en garda pas rancune, puisqu’il dédiera au maître, avec lequel il entretint une correspondance, les pages lumineuses de « L’été à Alger », qui évoque, dans le recueil d’essais intitulé Noces, la vie insouciante des algérois, avec la mer et le soleil .

Vint la seconde guerre mondiale . En tant que lieutenant, puis capitaine de la Troisième division algérienne, le jeune officier prend part, après le débarquement des troupes alliées à Alger en novembre 1942, aux campagnes d’Afrique du Nord et d’Italie . Sa connaissance de la région de Naples et de Capoue est précieuse à la progression des troupes alliées et, lorsque les Américains entrent dans Rome libérée, il lui revient l’honneur d’aller hisser le drapeau tricolore sur le palais Farnèse . Son engagement héroïque lui vaut alors le privilège de rester dans la Ville éternelle pour remettre sur pied le service culturel de l’Ambassade de France à Rome, comme attaché culturel près le Quirinal...

La paix revenue en Europe, Jacques Heurgon, après avoir soutenu sa thèse en 1942, est nommé à l’université de Lille où il occupe la chaire de langue et littérature latines et assume en même temps la direction de la circonscription archéologique du Nord . Il rejoint en 1953 la Sorbonne où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1971, tout en assurant un séminaire d’étruscologie à l’École normale . Son dernier cours portait sur les Bucoliques de Virgile, alors au programme de l’agrégation .

L’œuvre de Jacques Heurgon concerne le champ des antiquités romaines, étrusques et italiques, mais aussi le domaine des antiquités gallo-romaines et africaines . Il est le fondateur, avec Raymond Bloch (1934 l), de l’étruscologie en France . Il fut au début de sa carrière l’historien de Capoue, la Capoue préromaine, à laquelle il a consacré sa thèse3 . Ses Trois études sur le « ver sacrum » (Latomus, 1957) restent un document irremplaçable . En tant que directeur des Antiquités, le savant s’est intéressé au site de Boulogne-sur-Mer4, aux fouilles de Bavay, d’Amiens5 et a rédigé de nombreux articles dans la revue Gallia et dans la Real-Encyklopädie de Pauly-Wissowa (IX, A1, 1961) . C’est bien évidemment sur les antiquités étrusques et romaines que ses contributions sont fondamentales . Son livre paru en 1961 consacré aux Étrusques dans la série « La vie quotidienne » aux éditions Hachette, traduit en plusieurs langues, reste un clas- sique du genre, écrit d’une plume élégante et soignée qui en rend la lecture agréable et passionnante . Dans la collection « Nouvelle Clio », l’ouvrage Rome et la Méditerranée occidentale jusqu’aux guerres puniques, paru en 1969, réédité et mis à jour depuis, constitue aujourd’hui encore le meilleur instrument pour tout chercheur abordant l’histoire des premiers siècles de Rome, un modèle d’intelligence et de clarté .

Philologue, Jacques Heurgon n’avait pas son pareil pour expliquer les auteurs latins à ses étudiants et leur faire découvrir la littérature latine . Ses cours sur Ennius et Lucilius, publiés par la Sorbonne, constituent des références encore consultées par les chercheurs . Il en est de même de son édition commentée du livre I de l’Histoire romaine de Tite-Live, dans la collection « Érasme » (Paris, PUF, 1963), un petit livre qui est bien plus qu’une editio minor . Quant à son édition « Budé » du livre I des Res rusticae de Varron aux Belles Lettres (Économie rurale, Paris, 1978), elle est l’œuvre d’un philologue attentif aux realia et aux progrès de l’archéologie et de la science .

Cette brillante carrière a conduit Jacques Heurgon à l’Académie des inscrip- tions et belles-lettres où il fut accueilli en 1968 et où il a assuré la codirection des Monuments Piot jusqu’à la veille de sa mort, en octobre 1995 . En 1962-1963, il a été invité à l’Institute for Advanced Studies de Princeton . Les honneurs ne lui ont pas manqué et reflètent la considération dont il a été l’objet . Officier de la Légion d’honneur, Jacques Heurgon était commandeur des Palmes académiques, officier des Arts et Lettres . Il était aussi membre de la Pontificia Accademia di Archeologia et de l’Accademia dei Lincei à Rome, de l’Académie royale de Belgique, de la British Academy . Il a participé activement aux travaux des grandes sociétés savantes : le Comité des travaux historiques, la Société nationale des antiquaires, la Société des études latines, la Société française de numismatique, l’association Guillaume Budé .

Les deux volumes de Mélanges qui lui ont été offerts en 1976, L’Italie préromaine et la Rome républicaine, riches de nombreuses contributions en hommage au maître qu’il fut, témoignent de son influence dans tous les domaines des sciences de l’Anti- quité . Ils peuvent être complétés par un volume de Scripta varia où l’on apprécie l’ampleur et la variété de ses recherches6 .

Jacques Heurgon est resté toute sa vie très attaché à l’École : il suivait avec une affectueuse attention les normaliens et les étudiants qui lui avaient été envoyés . L’humaniste était toujours présent derrière le savant affable et bienveillant . Quand il demandait des nouvelles de ses disciples, il se préoccupait avant tout de savoir s’ils étaient heureux, selon sa propre expression . Il leur avait enseigné les leçons des philosophes de l’Antiquité, à la recherche du summum Bonum, le souverain Bien, c’est-à-dire le Bonheur . De ce point de vue, le maître avait en quelque sorte retenu la leçon de son ancien étudiant, Albert Camus .

Charles GUITTARD (1969 l)

Notes

  1. 1 .  Son premier article porte sur les « Nouvelles recherches à Tipasa », MEFR, 42, 1930, p . 182-201 .

  2. 2 .  Jean Tardieu-Jacques Heurgon, Le ciel a eu le temps de changer, Caen, Imec, coll . « Pièces d’archives », 2004 .

  3. 3 .  Recherches sur l’histoire, la religion et la civilisation de Capoue préromaine des origines à la deuxième guerre punique, « Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome », 154, Paris, De Boccard, 1942 ; avec pour thèse complémentaire une Étude sur les inscrip- tions osques de Capoue dites « iuvilas », Publications de la faculté des lettres d’Alger, 1942 .

  4. 4 .  Il a dirigé et préfacé l’Étude sur l’ancien réseau routier du Boulonnais (thèse de l’université de Lille, 1957) d’Alphonse Leduque, et récidivé en 1962 avec sa Topographie historique de l’Ambianie .

  5. 5 .  « La patère d’Amiens », Monuments Piot, 1950, p . 93-115 .

  6. 6 .  Respectivement parus dans la « Collection de l’École française de Rome », 27, 1976 et

    dans Latomus, 191, Bruxelles, 1986 .