IVERNEL Philippe - 1954 l
IVERNEL (Philippe), né à Château-Thierry (Aisne) le 10 août 1933, décédé à Paris le 1er juillet 2016. – Promotion de 1954 l.
Peu porté à se mettre en avant et préférant toujours aux feux de la rampe la discrétion semi-obscure d’un regard critique distancié, Philippe Ivernel, mort à Paris le 1er juillet 2016, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, pouvait toutefois se dépeindre sans fausse pudeur au détour de quelques lignes à caractère autobiographique . La présentation de son recueil de textes de Walter Benjamin intitulé Enfance, publié par la fidèle Lidia Bréda aux éditions Payot & Rivages (2011), livre ainsi un portrait en creux de celui qui est né à Château-Thierry le 10 août 1933 . Car il y est justement question de cette « année fatidique pour l’Allemagne, comme on sait, et partant de là, pour l’Europe entière », de cette date dont le poids histo- rique tragique se faisait encore plus prégnant par le choix de l’exergue du philosophe allemand traduit par Philippe Ivernel : « Il y a une chose que peut l’adulte : marcher, mais une autre qu’il ne peut plus – apprendre à marcher . »
1933 ou comment apprendre à marcher dans ce monde périlleux où l’on vient de naître, comment apprendre à se diriger et surtout dans quelle direction aller quand de telles décisions orientent, par leur nature foncièrement politique, la vie entière ? À cette aune, Philippe Ivernel n’aura pas hésité et ses orientations, politiques au sens de la plus noble radicalité, mettent au jour la grande cohérence de son parcours d’enseignant, de traducteur, d’essayiste, d’homme de théâtre .
Élève de l’École normale supérieure, agrégé d’allemand en 1958, Philippe Ivernel commence ses années d’enseignement sous le signe de l’insoumission, de la trans- mission même de cet esprit d’insoumission à la guerre d’Algérie, qui lui vaudra inculpation et mise à l’écart pour subversion de la jeunesse . Dans un article d’Esprit (octobre 1962) consacré à l’après-guerre, il reviendra lucidement sur ce moment qui, pour toute une génération, « servit de révélateur » : « Nous avons encore été élevés dans l’idéologie de la Résistance : c’était notre référence historique, le passé sur lequel nous voulions plus ou moins consciemment construire notre avenir . Nous avions donc entendu parler de l’hitlérisme comme d’un monstre vaincu : et voici que l’Algérie nous renvoyait de nous-mêmes un visage hitlérien . C’est notre cohérence intérieure qui a été, pour ainsi dire, plastiquée . »
Vers où se diriger dès lors quand la réalité supposée glorieuse se révèle si menson- gère ? Le même texte de Philippe Ivernel apporte un élément de réponse : « Le réel n’existe que par ceux qui, l’ayant devancé, l’appellent de leur désir . L’histoire ne se fait pas seule : pour qu’elle s’anime aux yeux de l’homme, il faut qu’elle soit passion- nément voulue » . C’est la vie même de Philippe Ivernel qui sera dès lors placée sous l’égide du désir et de la passion, le désir de transmission, la passion de la découverte .
Assistant à la Sorbonne à partir de 1962, Philippe Ivernel rejoindra rapidement le département d’allemand de l’université de Vincennes devenu Paris-VIII-Saint- Denis, cet espace d’innovation intellectuelle et d’expérimentation pédagogique créé dans l’énergie et l’effervescence de Mai 1968 . Il y restera jusqu’au moment de sa retraite en 1994 . Pendant la même période, entre 1969 et 1994, il sera chargé de cours au Centre d’études théâtrales de l’université catholique de Louvain où des étudiants d’Europe, d’Afrique ou encore d’Amérique du Sud se rassemblaient autour d’un esprit d’ouverture dont témoignait à sa manière l’enseignement de Philippe Ivernel . Il ne s’agissait nullement en effet pour lui de professer depuis une position de surplomb synonyme de pouvoir (il avait la détestation des mandarins), mais d’encourager au contraire l’horizontalité des échanges avec les étudiants, de les amener à laisser éclore une parole propre sans leur opposer le poids d’une expertise ou d’un magistère étrangers à sa vision d’un rapport généreux et attentif au savoir . Décloisonner, bousculer les champs disciplinaires, les ouvrir à d’autres regards, faire appel à l’histoire, à la psychologie, aux arts et à la littérature, ici comme dans d’autres cultures, ne pas se laisser enfermer par le confort de points de vue étri- qués rassurants mais prendre le risque d’un enrichissement des connaissances par la multiplication des formes d’interrogation, se rendre sauf enfin de toute assignation corporatiste au profit d’une liberté de pensée offerte aux étudiants, tout cela fut le souci constant de ce pédagogue, ce passeur .
Germaniste de formation, Philippe Ivernel a surtout eu le théâtre pour passion . Au laboratoire de recherche sur les arts du spectacle du CNRS, comme à Louvain, il contribue à faire connaître le théâtre du xxe siècle dans ses formes les plus variées, les plus novatrices, voire les plus dérangeantes : le théâtre d’agit-prop, le théâtre-action, le théâtre d’intervention, le théâtre anarchiste, le théâtre prolétarien, le théâtre de contestation sociale . Fort opportunément rappelés dans un numéro hommage à Philippe Ivernel de la revue Études théâtrales paru en 2000 (n° 17), certains intitu- lés de ses cours disent à la fois son exigence et sa curiosité, son insatiable appétit : « Le théâtre dans la stratégie de rassemblement antifasciste et de Front populaire en France et dans l’émigration allemande (1935-1939) » ; « Le théâtre baroque en Europe » ; « Le théâtre dérangé : bouffonnerie, folie, clownerie sur la scène d’hier et d’aujourd’hui » ; « Le concept de danse-théâtre (Tanztheater) en Allemagne » . On pourrait y ajouter des cours et séminaires approfondis sur la traduction ou consacrés à des figures philosophiques majeures, mais c’est bien le théâtre, l’esprit incarné en scène, qui se faisait pour lui réel désiré en avance de réalités décevantes, c’est le théâtre qui lui permettait de voir s’esquisser des mondes autres, que la seule force d’entraînement du verbe amenait aux rives du tangible .
Aussi fut-il un généreux compagnon de route de bien des troupes, un véritable commensal aux banquets des amitiés théâtrales, un observateur avisé invité à parti- ciper aux créations collectives comme au travail de table, et non un spécialiste isolé, cantonné à sa vision partiale . Sans pouvoir être exhaustif, citons seulement ses échanges avec le Théâtre de l’Aquarium, où il prit notamment une part active à la pièce La jeune lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras (1976), avec le Théâtre de l’Est parisien de Guy Rétoré ou, plus récemment encore, avec François Tanguy et le Théâtre du Radeau . De même qu’il fut longuement un militant fidèle de sa section locale du PSU dans le xiie arrondissement de Paris (il sera même suppléant aux élections législatives de juin 1968), il restera au plus près du terreau quotidien de la création théâtrale, au plus près de l’interrelation des troupes avec les inquiétudes ou les espoirs des spectateurs, avec les grèves, avec les mouvements sociaux, au plus près de cette possibilité inouïe qu’ont les textes, y compris canoniques, de venir subi- tement s’offrir à l’urgence d’une crise avide de mots sentis .
Ces mots, ceux de la résistance précisément, Philippe Ivernel ne cessera de nous les transmettre par ses nombreuses traductions de l’allemand . Que l’on mentionne la collection « Débuts d’un siècle » de Jean-Michel Palmier, pour laquelle il traduisit L’ABC de la guerre de Bertolt Brecht et Profession : révolutionnaire d’Asja Lacis, ou bien « Critique de la politique », créée par Miguel Abensour et pour laquelle il tradui- sit, avec Sabine Cornille, les écrits de Max Horkheimer, que l’on cite Brecht encore et toujours aux éditions de l’Arche, les œuvres de Günther Anders, de Georg Simmel, d’Ernst Bloch, de Peter Weiss ou de Rainer Werner Fassbinder, la liste est longue des textes fondamentaux – philosophiques ou littéraires – traduits par Philippe Ivernel et qui mêlent aux actes de résistance d’indéniables actes de créations .
La figure de Walter Benjamin est sans doute essentielle pour ressaisir, autant que faire se peut, le parcours et les choix de Philippe Ivernel, lequel rappelait volontiers sa rencontre avec Theodor W . Adorno au moment où naquit son intérêt pour l’auteur de Sens Unique . Il restera assurément l’un de ses traducteurs importants, sans doute aussi l’un des grands germanistes de ces dernières décennies, y compris avec le dernier travail d’envergure qu’il avait entrepris et venait juste d’achever, le premier tome de l’édition critique intégrale des Œuvres et inédits de Walter Benjamin, à paraître aux éditions Klincksieck : les Critiques et recensions, traduites avec Marianne Dautrey . Walter Benjamin, le même qu’il décrivait dans le recueil Enfance, à Moscou, « en situation d’apprendre ou de réapprendre à marcher sur le sol gelé, hivernal, d’une révolution à la croisée des chemins » .
Qu’un adulte réapprenne à marcher, qu’il bouleverse ou révolutionne sa vie pour retrouver l’enfance d’un éveil au monde, voilà non pas un miracle, mais le fruit d’un travail . Celui que nous lègue Philippe Ivernel a assurément, et pour longtemps, cette même fin : ouvrir un chemin, pointer une direction, permettre de se saisir d’une orientation claire et ferme en nos temps de détresse, laisser venir à nous l’air d’une révolution fût-elle, cette dernière, celle d’un simple geste, l’amorce d’une marche .
Florent PERRIER,
maître de conférences en esthétique et théorie de l’art, université de Rennes-II