LARAUZA Jean-Louis - 1811 l
LARAUZA (Jean-Louis), né le 8 mars 1793 à Paris, décédé le 29 septembre 1825 à Paris. – Promotion de 1811 l.
Il semble nécessaire, cette année, de saluer la mémoire d’un des plus anciens maîtres de conférences de l’École, auquel le terme de caïman ne s’appliquait pas encore, et de rappeler les vicissitudes de sa courte carrière, fauchée net par l’ordonnance de Louis XVIII du 6 septembre 1822 .
Car il n’était plus maître de conférences à l’École depuis cette date, puisqu’il n’y avait plus d’École ; en fait il n’était plus rien, puisque le décret supprimait l’institu- tion, renvoyait les élèves (avec, pour certains, l’exclusion de l’Université) et continuait le traitement des maîtres (et du personnel de service) jusqu’au 1er janvier 1823 . Rien n’était prévu ensuite, sauf pour le directeur .
L’ordonnance royale supprimant l’École n’était pas même motivée . Elle aurait pu se terminer par « car tel est notre bon plaisir ». Un mois auparavant, les élèves s’étaient fait remarquer lors de la distribution des prix du Concours général (voir la notice consacrée à Jean-George Farcy, et son rôle, ce jour-là, comme, quelques lignes plus bas ici-même, des couplets hostiles aux Jésuites chantés par Jean-Louis Larauza), et cette manifestation intempestive motiva l’ire de l’abbé Frayssinous, chargé à son retour d’Odessa de remettre l’Université au service de la Religion . Il fut, cette année-là, nommé Grand-Maître de l’Université et évêque (in partibus) d’Hermopolis en Égypte . Lui et son supérieur en politique le ministre de l’Intérieur, chargé de l’Instruction publique, le comte de Corbière, se partagent la responsabilité de l’ordonnance . Les autres motifs, repérés par Paul Dupuy (1876 l)1 en disciple de Thucydide recherchant « la cause la plus vraie », sont certes matériels : l’obligation de rendre aux Pères du Saint-Esprit le bâtiment où Napoléon avait logé « son » École rue des Postes (notre rue Lhomond) puisque les missionnaires l’avaient racheté, la volonté de la bonne ville de Paris de prolonger la rue des Poirées, là où le Conseil royal de l’instruction publique avait prévu, dans le périmètre de la vieille Sorbonne, de reloger l’École normale (c’est maintenant le passage Gerson entre la rue Saint- Jacques en face de Louis-le-Grand et la cour d’honneur de la Sorbonne) . Mais ils sont aussi, et certainement surtout, politiques : outre la volonté de réaction qui caractérisa la fin du règne de Louis XVIII après l’assassinat du duc de Berry, la réputation de libéralisme, voire de libre-pensée, qui s’attachait à certains cours de l’École (tels ceux de Théodore Jouffroy, 1813 l, le futur auteur de Comment les dogmes finissent), la désignait comme l’ennemie de l’Autel, et donc du Trône . Paul Dupuy va même jusqu’à soupçonner un épisode de la querelle entre Jansénistes et Jésuites, ces derniers dominant alors l’esprit du roi et de sa chère Zoé du Cayla : il montre que François Guéneau de Mussy, le directeur-médecin de l’École, n’avait pour titre à cette désignation après Waterloo que d’être alors le médecin privé du comte d’Artois (qui deviendra Charles X en 1824) et que toute la famille Guéneau était très proche des milieux jansénistes2 .
Normale représentait l’ennemi à abattre en priorité pour extirper le libéralisme de l’esprit de la jeunesse et surtout du corps enseignant . Déjà l’ordonnance du 27 février 1821 confiait aux évêques la surveillance de tous les établissements scolaires... Sainte-Beuve parlait en 1831 du « régime déplorable qui assassinait l’instruction publique. » Le tout-puissant ministre Jacques de Corbière minimisait l’affaire dans ses Mémoires3 : « Dans ma courte apparition à l’Université, j’avais supprimé l’École normale pour la remplacer par un noviciat analogue dans chaque académie . C’était un premier pas pour rétablir plusieurs centres d’instruction publique . On supposa que je n’avais songé qu’à me débarrasser d’un petit foyer de libéralisme . Ma véritable intention ne fut même pas soupçonnée . » Mais l’on sait combien le nonce apostolique se félicitait de la disparition de cette « sentine de tous les vices » que représentait à ses yeux l’École...
Paul Dubois (1812 l) fut à la tête du journal libéral Le Globe, créé en 1824 par Victor Cousin et Pierre Leroux avec les fonds du libraire Lachevardière, avant de diriger l’École de 1840 à 1850 . Il fait le point sur ces évènements dans l’Annuaire 1865, en rédigeant la nécrologie de Louis Hachette (1819 l) . Il ne doutait pas que l’École ait été sacrifiée à la Congrégation ; il rappelait les liens entre les Jésuites et les Pères du Saint-Esprit, redevenus propriétaires des locaux loués à l’École Normale . Il répartit les rôles du ministre Corbière, du Grand-Maître Frayssinous et de cet abbé Nicolle, ancien enseignant de Sainte-Barbe, qui pour préparer dès février 1821 un « merveilleux et hypocrite moyen de sauver l’odieux de la violence de M . Corbière, avait inventé les Écoles normales partielles » (Paul Dupuy) . Et le secrétaire général cite alors une lettre anonyme extrêmement curieuse, en sa possession, attribuée à un élève de l’École et qui fait le point sur le climat qui y régnait, ainsi que sur trois des quatre surveillants, recrutés après Waterloo et notoirement connus pour avoir servi dans la Vendée . Ils passaient pour des mouchards au service du ministre de l’Inté- rieur . En effet, depuis la réforme de Royer-Collard (1816), chaque soir après le dîner, un élève, à tour de rôle, devait lire à haute voix le Moniteur et ses camarades affi- chaient hautement et sans gêne leur opinion sur le gouvernement . Eugène Géruzez (1819 l), le futur bibliothécaire de la Sorbonne, attribuait la suppression de l’École à ces trois agents subalternes .
La notice de Paul Dubois déjà citée mentionnait également deux incidents montés en épingle pour attirer les foudres royales : les applaudissements bien trop vifs de la promotion 1819 lors de la distribution des prix du Concours général de 1822, saluant Camille Jordan, le fils d’un député récemment décédé et proche des idées libérales représentées par Royer-Collard (George Farcy, dont il sera question dans la notice suivante, en était le meneur) et « presqu’en même temps, d’ingénieux couplets aux cris de « Halte à la milice de Loyola » chantés dans un banquet d’anciens élèves par le plus religieux et le plus inoffensif des hommes, le bon et savant Larauza » . Voici la brève carrière de celui-ci, puis de celui-là .
Jean-Louis Larauza avait consacré sa vie à l’étude, à l’enseignement et à la recherche . Orphelin de père et de mère, dernier d’une famille nombreuse, il avait été recueilli par un oncle, négociant nommé Andry (il lui dédia sa thèse française, 22 pages : De la poésie bucolique) ; et très tôt il manifesta des dons pour le travail intel- lectuel : il obtint le second prix de thème latin au Concours général des Troisièmes en 1807, élève du lycée Napoléon, interne pension Savouré . Il fut de la troisième promotion de l’École, reconstituée par l’Empereur et son ministre Fontanes après la tentative inaugurale de l’an III . Il soutint sa thèse latine De natura et objectu metaphysicæ le 28 juillet 1813, 26 pages écrites dans la foulée de l’agrégation (ce n’est qu’après 1816 que les normaliens étaient agrégés d’office) . Il fut nommé au collège de Montpellier ; l’année suivante il passait à Alençon dans la chaire de Rhétorique . Mais en 1816 Royer-Collard, le porte-parole des idées libérales, dans sa première réorganisation de l’École, accrut les maîtrises de conférences, et il choisit Larauza pour des conférences de grammaire générale et l’explication des auteurs latins (il enseignait alors au collège Bourbon) . Son biographe poursuit : « Sous la direction d’un chef habile et respecté [on aura reconnu le directeur Guéneau de Mussy sous cette périphrase], l’École poursuivait ses paisibles travaux lorsqu’elle fut dissoute par une ordonnance rendue sur le rapport de M . le ministre de l’Intérieur [Corbière], sans avoir été soumise au conseil des Ministres ni à celui de l’Université » : elle fut en effet simplement lue en conseil des Ministres le 11 septembre .
Larauza achevait alors son second voyage en Italie sur les terres chantées par ce Virgile qu’il savait par cœur (à pied, à l’économie, comme son premier voyage par la route de Suisse, les glaciers et les précipices) et à l’annonce que son traitement lui serait maintenu, il voulut achever ce second voyage d’études par la route du Grand Saint-Bernard : la reconstitution de l’itinéraire d’Hannibal lui tenait à cœur . À son retour à Paris il comprit le désastre intellectuel et moral que représentait l’ordonnance . Il fut consterné « du coup qui renversait le précieux établissement » où il espérait consacrer ses services . Il s’inquiétait surtout du sort des élèves, bien plus que de son propre avenir : il se contenta d’une place de sous-bibliothécaire à la Sorbonne, son service en collège étant également supprimé (et ses indemnités) dès le 1er janvier . Après la vacance de la chaire d’éloquence latine, la succession de Delaplace était ouverte : Larauza se désista pour un candidat plus âgé et ne consentit plus à la moindre démarche personnelle . Il lisait constamment l’Ancien Testament, devenait mélancolique et solitaire . Ne pouvant exposer à l’Académie des inscriptions et belles-lettres le résultat de ses travaux sur l’itinéraire d’Hannibal (car il savait que l’illustre orientaliste Jean-Antoine Letronne n’en serait pas convaincu et il souhaitait attendre son retour d’Égypte pour argumenter avec lui, et avec Leduc), il s’intéressa à la musique des Anciens et se lança dans la composition musicale ; toujours selon son biographe, « ses compositions pleines de vigueur et de charme étonnèrent maîtres et connaisseurs habiles ».
Il opposait alors la prière et l’étude aux désillusions du monde . Il fut atteint par une maladie inflammatoire qui l’emporta, à 32 ans, après une « horrible agonie.» Ses derniers mots furent pour s’inquiéter du sort d’un ancien élève . Victor Cousin prononça son éloge avant que sa tombe ne se referme, le 1er octobre 1825, pour un oubli dont il ne serait pas plaint : sa piété et sa modestie le conduisaient de son vivant à « l’oubli généreux de lui-même »4 .
Patrice CAUDERLIER (1965 l)
Notes
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1 . Voir Paul Dupuy (1876 l), » Le centenaire de la suppression de l’École », Bulletin de la société des anciens élèves et des amis de l’ENS, n° 7 (déc . 1922, p . 23-34) . Le caïman général (= secrétaire) qu’il fut très longtemps cite, parmi ceux qui furent purement et simplement exclus de l’Université, à la suite de George Farcy, les noms d’Eugène Géruzez et de Louis Hachette, qui ont, tous deux, été honorés d’une Notice dès leur décès (en 1865) : le premier devint le bibliothécaire de la Sorbonne, le second fit la carrière commer- ciale que l’on sait . Il ne semble pas que Dupuy se soit borné à l’ordre alphabétique, en sonnant ce glas des « perdus définitivement pour l’Université » .
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2 . Les deux derniers frères furent placés à Dijon : l’un obtint la chaire de grec à l’Université et l’autre la préparation à Polytechnique au Lycée . François Guéneau avait suivi les cours des Oratoriens à Lyon, et l’on sait la persistance des idées jansénistes dans cet ordre . Est-ce un hasard ? Le porte-parole des élèves de l’École, le 4 octobre 1822, le « cacique général » comme on dira plus tard, était le cube « Guillaume Eugène » André dit Pontier, dont j’ai cru pouvoir démontrer dans une notice complémentaire (L’Archicube bis de 2015) que son frère avait passé le concours d’entrée en ses lieu et place, et il avait des liens fami- liaux avec Neuilly-sur-Marne, qui fut deux siècles durant un repaire, sinon un foyer, de jansénistes . Paul Dupuy publie in-extenso le discours au directeur au nom de ses camarades le jour de la Saint-François d’Assise (son saint patron), ce papier était resté en possession de son petit-fils Ernest Lebègue (1883 l) . C’était la dernière semaine avant la dispersion, et il s’achevait par l’espoir d’une résurrection de l’École, et du retour à sa tête du même directeur .
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3 . Elles ont été publiées par Bernard Heuvré aux Presses universitaires de Rennes (2012) ; la citation figure p . 189 .
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4 . En préface de son ouvrage posthume Histoire critique du passage des Alpes par Annibal (Dondey-Dupré père et fils, 1826), douze pages sont signées V... Elles sont la princi- pale source de cette notice . Ce V... est à n’en pas douter un élève de Normale, et il y a toute vraisemblance pour que ce soit Épagomène Viguier, de la même promotion, dont il sera souvent question dans la notice suivante . Il était en effet comme Larauza maître de conférences de lettres (il le sera de grec en 1835) comme encore Henri Patin et Jean-Louis Burnouf ou en philosophie Victor Cousin et Théodore Jouffroy ; le grec était alors confié à Giovanni Battista Mablini, le seul non-normalien, surnommé le Toscan attique . Bien vite celui-ci francisa son patronyme .
Qu’il suffise ici de dire l’assurance juvénile de Larauza d’avoir réglé définitivement le problème de l’itinéraire du chef carthaginois traversant, avec ses éléphants, le massif alpin pour déboucher dans la Gaule cisalpine, et de signaler aux non-spécialistes que, depuis ses travaux, plus de quatre cents livres et articles ont traité de cette question, sans pouvoir déterminer par quelle voie à partir du Rhône, par quel col dans le massif alpin, Hannibal avait rejoint le Pô . Quelle rivière avait-il suivie depuis cette énigmatique île où il avait quitté le fleuve, quel col avait-il franchi, depuis le pays des Allobroges jusqu’aux neiges éternelles ? Les commentateurs de Polybe (III, 49-56) n’ont pas encore réussi à concilier le texte de l’historien grec avec les §§ 31 à 36 du livre XXI de Tite-Live, bien que pratique- ment tous les cols du massif alpin entre la vallée du Rhône et celle de la Durance aient été explorés, par des gloses philologiques autant que par des expéditions pédestres, la plupart sans accompagnement d’éléphants . Larauza avait sollicité, lors de son passage à Rome en 1823 Angelo Mai, le cardinal-bibliothécaire, pour reconnaître le nom de l’Isère dans le manuscrit Vaticanus 124. Évidemment, il profitait de la monumentale édition de Polybe récemment achevée par Schweighaüser . Il concluait au passage par Grenoble, Chambéry et le Mont-Cenis .
Les commentateurs anglais citent toujours son nom parmi les savants les plus autorisés sur la question qui reste pendante .
Larauza avait dédié son ouvrage aux Pères de l’hospice du Grand Saint-Bernard, alors de l’ordre de Saint- Augustin, en hommage à leur hospitalité, digne d’Abraham et d’Homère . Est-ce une piste de plus pour orienter vers les survivances du jansénisme ?