LECOURT Dominique - 1965 l

LECOURT (Dominique), né le 5 février 1944 à Paris, décédé le 1er mai 2022 à Paris. – Promotion de 1965 l.


Déjà, il paraissait auréolé de la philosophie aux khâgneux basiques . Nul ne fut surpris d’apprendre en octobre 1968 que son mémoire de diplôme était, dans la foulée de la soutenance, publié in-extenso (et chez Vrin, et dans la collection « Bibliothèque historique de philo- sophie ») . Le titre L’Épistémologie historique de Gaston Bachelard évoquait pour les profanes que nous étions la thèse de Raymond Aron (1924 l), et selon les dires du préfacier Georges Canguilhem (1924 l lui aussi) ce travail laissait présager une œuvre d’exception . Le fondateur de

l’épistémologie et directeur du mémoire avait été frappé de « l’intelligente sobriété avec laquelle l’auteur interrogeait l’œuvre épistémologique de Bachelard », autant que « du discernement dans la visée des points où l’interrogation doit venir » . Et au fil des pages l’École était visiblement, plus que la khâgne, le substrat ayant permis à cette pensée de se constituer . Certes Lecourt avait profité de l’exemple et des cours de Louis Guillermit, récemment nommé à Louis-le-Grand, certes celui-ci avait cosigné avec Canguilhem un ouvrage d’épistémologie, et avait pu déjà orienter Lecourt avant son entrée à Ulm (qui nous semblait une évidence), mais c’est à l’École et par l’École qu’il trouva sa voie et affirma sa personnalité . Les notes renvoient en effet à deux conférences de cette année universitaire : celles de Pierre Macherey (1958 l) et, quasiment dans chaque mouvement, celles de Louis Althusser (1939 l) .

Il resta jusqu’à la fin un ami indéfectible de celui qui vécut quarante années à l’École et à partir d’elle rayonna sur la pensée marxiste . Lecourt (pourtant très engagé dans les mouvements de mai-juin 1968) ne prit jamais personnellement sa carte du Parti, et ces réserves doivent provenir de sa réaction devant l’affaire Lyssenko, dont, par les biologistes de l’École, les informations venant de Moscou arrivaient plus vite rue d’Ulm que place du Colonel-Fabien . Il y consacra un ouvrage définitif, que Louis Althusser préfaça, paru dès 1976 chez François Maspero et qu’il fit rééditer en 1995 aux Presses universitaires de France dans la collection « Quadrige » . Lyssenko, histoire réelle d’une « science prolétarienne » décortique dans ses deux cents premières pages le mécanisme qui avait conduit à la notoriété Trofim Denissovitch Lyssenko (dont la simple évocation du nom mettait le placide Althusser dans une sorte de fureur sacrée) et, par voie de conséquence, avait ruiné l’agriculture de l’URSS et conduit à la famine des républiques entières . C’était l’époque où, sous l’impulsion de Joseph Staline, l’Asie centrale allait être irriguée et ses steppes se transformer en radieux champs de blé protégés par d’immenses forêts de sapins, et la Révolution d’Octobre, modifiant radicalement le paysage, apporter l’abondance et la prospérité . Succédant à un arboriculteur visionnaire (Mitchourine), Trofim Lyssenko avait traité toute la génétique issue des travaux de Gregor Mendel (un moine !) de petite-bourgeoise inféodée à la réaction, en avait fait table rase et prônait des modèles radicalement opposés pour l’ensemen- cement ou la protection contre le gel . Bien entendu les expériences de la nouvelle théorie agronomique échouèrent, et tout aussi évidemment la bureaucratie truqua les rapports pour attester le grand succès de la pensée du maître du Kremlin relayée par l’académicien Lyssenko . Bien entendu également, dès 1937 celui-ci avait fait expédier en Sibérie ses adversaires scientifiques . Il fallut attendre, non pas la mort de Staline, mais la disgrâce de Nikita Khrouchtchev pour que Lyssenko disparaisse (en 1974) de l’Académie des sciences soviétique – que Staline avait peuplée de ses partisans . En 1965 une imposante délégation de savants soviétiques se rendit à Brno honorer le centenaire des découvertes de Mendel sur l’hybridation (des petits pois, comme nous l’ânonnions pour le baccalauréat), et les autorités choisirent pour représenter la communauté scientifique les adversaires des théories et des pratiques de Lyssenko, réhabilités pour l’occasion .

Cette affaire Lyssenko avait (ou aurait) eu, dès 1949, une conséquence à l’École : le suicide de Claude Engelmann (1945 s), alors secrétaire de la cellule du Parti, avait été attribué à sa consternation devant la découverte de la vérité scientifique ; cela bouleversa Louis Althusser et le marqua profondément . L’ouvrage de Lecourt est accompagné d’annexes avec des comptes-rendus de séances académiques, stupé- fiantes avec le recul du temps .

Très rapidement Lecourt alla enseigner à l’Université, dans la toute jeune faculté d’Amiens ; l’agrégation de philosophie avait mis Gaston Bachelard au programme pour le concours de 1974 . Il fut donc tout naturellement chargé de la préparation à Ulm sur cet auteur . Ce fut l’occasion de son Bachelard ou Le jour et la nuit, publié en 1975 chez Grasset, dans une collection dirigée par Bernard-Henri Lévy (1968 l) . Lecourt y lève la crux des commentateurs, et en partant des observations de Jean Hyppolite (1925 l) reprises par Canguilhem et François Dagognet, en constatant que la même année Bachelard écrivait (et publiait) La Philosophie du Non et son Lautréamont, introduit cette succession (nycthémérale en somme) entre les œuvres d’imagination et les travaux scientifiques . Dans cet ouvrage très dense Lecourt fait référence à la leçon inaugurale de Pierre-Gilles de Gennes (1951 s) au Collège de France, pour l’annexer à Bachelard . Car ce philosophe était pour lui essentiel à cause de la notion de coupure épistémologique qui joue un si grand rôle dans la formation de la pensée de Karl Marx (avant et après l’année 1845) telle qu’Althusser l’a définie dans son recueil Pour Marx .

Très vite Lecourt fut nommé professeur de philosophie à l’université de Paris-VII (Censier devenue Tolbiac après l’épisode de l’amiante et baptisée Denis-Diderot) . Il eut ainsi l’occasion de rédiger différents ouvrages sur le philosophe encyclopédiste de Langres (haute vallée de la Marne après celle de l’Aube) et sur d’autres, pour présenter sa discipline, ou la défendre . Il convient de citer :

À quoi sert donc la philosophie ? édité aux PUF en 1993, dans la collection « Politique d’aujourd’hui » (qu’il dirigeait), sous-titré Des sciences de la nature aux sciences politiques : trois cents pages émiettées en 24 chapitres stimulants, à l’adresse des non-philosophes, ses collègues dans une université où sa matière était quantita- tivement marginale . Dès le premier chapitre (« Philosophie et université ») il met en exergue le rôle primordial de l’École des années 1825 pour la diffusion de la philoso- phie écossaise avec notamment Théodore Jouffroy (1813 l) . Dans le deuxième (« La philosophie dans l’histoire des sciences »), il résume les apports de Bachelard et de Canguilhem .

– « De la nature comme fiction », « Le cerveau et la philosophie », « La notion de programme s’applique-t-elle à la pensée » ? Voilà quelques titres de chapitres stimulants, où interviennent souvent les travaux d’Alain Prochiantz (1969 s) . On y retrouve « Marx au crible de Darwin » – un sujet qu’il a plusieurs fois abordé – « Sade et l’éthique » (donc avec Lacan), suivi de « Sade et Foucault ». Lecourt reprend également une conférence donnée au Sénat (Grammaire du mot laïcité) et termine par « Instruire ou éduquer ? » Jean-Claude Milner (1961 l) et John Dewey étant ses intercesseurs .

La Philosophie sans feinte, coédité par Jean Edern Hallier et Albin Michel dans la collection « META » : recueil d’articles, où l’on trouve p . 127 une bonne discus- sion de la définition althussérienne équivoque : « la philosophie est une théorie de la pratique théorique », à laquelle il faut préférer « la philosophie est lutte de classe dans la théorie » . Un peu plus loin (p . 132) il évoque son maître et ami « un philosophe communiste qui loin d’essayer de nous convaincre que nous étions marxistes sans le savoir nous aidait à comprendre en quoi nous ne l’étions pas encore » . Et pour lui- même la philosophie se définit comme « un dedans sans dehors . On ne peut s’évader du procès de la lutte des classes, échapper aux effets de l’inconscient, sauter par- dessus son ombre . Il n’y a ni à en rire ni à en pleurer mais à le comprendre » . Donc la conclusion s’impose : « Le plus sûr moyen de déjouer une feinte est de feindre de s’y laisser prendre » .

Mais certains, qu’on peut ici qualifier de sophistes même si Lecourt cite rare- ment Platon, ne sont pas les maîtres penseurs que la presse et la télévision encense, et Lecourt a publié (dès 1999, chez Flammarion) à l’intention de ceux qui pourraient se laisser engluer dans leurs filets Les Piètres Penseurs : deux cents pages, douze chapitres sur les vedettes médiatiques (les leaders d’opinion pour le citer) dont l’au- dience est inversement proportionnelle à la valeur . Il semble que l’occasion de cet ouvrage ait été les célébrations du trentenaire du printemps 1968, car les jeunes de 1998 – ses étudiants – lui demandaient : « Qu’avez-vous fait de vous ? Qu’avez-vous fait pour nous ? »

Et contre les technocrates admirateurs serviles du monde anglo-saxon triom- phant, contre ceux qui pérorent, économistes et politologues, il rédige ce recueil, où il parle quelquefois de lui-même (il rappelle qu’avec Alain Krivine, il fut plusieurs fois inculpé d’atteinte à la sûreté de l’État cette année-là, vu son titre de directeur de « publications toutes plus écarlates les unes que les autres ») ; il faut ici rappeler son chapitre « Parler de la rue d’Ulm » (dès la page 21) sur les militants des années 60, l’École étant qualifiée de « temple de la pensée » et lui-même de « super-bête de course qui devait faire ses preuves à l’agrégation » . Les lignes sur Althusser au zénith de la pensée ces années-là sont aussi émouvantes que L’Avenir dure longtemps, l’autobiographie posthume du philosophe-caïman : on y découvre (ou y retrouve) un Althusser aux prises avec d’atroces souffrances physiques, quasiment un martyr de la pensée .

Non, dit Lecourt, il n’y a jamais eu de « pensée 68 », même s’il évoque son propre soulagement, son bonheur devant la propagation des grèves ouvrières en mai . « Seule la politique nous mobilisait » . Et de citer ses modèles : Jean Cavaillès (1923 l) et, de la promotion suivante, son maître Canguilhem, « à l’enseignement rigoureux, à la personnalité intransigeante et généreuse » . Tous les meneurs d’opinion apparaissent : Robert Linhart (1963 l), Jacques Broyelle (1964 l) et son épouse, feu Benny Lévy/ Pierre Victor, secrétaire et porte-parole de Jean-Paul Sartre (1924 l), de la promotion suivante ; l’intérêt historique de ces pages est évident . Le maoïsme, le spontanéisme, le situationnisme, tous ces courants sont analysés historiquement (depuis un texte brûlot parti de Strasbourg en novembre 1966, bien avant les évènements du 22 mars 1968 à Nanterre) . Ces pages sont l’occasion de donner leur place à la pensée de Jackie Derrida (1952 l), celle de Gilles Deleuze ou celle de Michel Foucault (1946 l) ; et le lecteur n’a pas besoin qu’on lui suggère de peser, dans l’équivalent de la balance à génie des Grenouilles d’Aristophane, ces penseurs maîtres, et dans l’autre plateau ces penseurs piètres que lui offre le petit écran ou la presse tabloïde . Au-dessus du premier plateau flotte l’ombre de Michel Pêcheux (1959 l) tragiquement disparu en 1983, après avoir quitté Althusser pour Lacan (cette information complétera la notice que Jean Lallot lui avait consacrée dans notre Annuaire 1986, avec deux autres camarades de sa promotion) .

Son magnum opus est, et restera longtemps, l’indispensable Dictionnaire de la philosophie des sciences paru en 1999 et couronné dès l’année suivante par l’Académie française, aboutissement de sa pensée, méthodique autant que claire .

Longtemps directeur de collections (aux Presses universitaires de France), il eut l’occasion de préfacer plusieurs ouvrages marquants . Il faut citer les préfaces de :

Bachelard dans le monde, dans la collection des PUF « Science, histoire et société » (2000), la publication de quatre journées d’études réunissant à Dijon (du 11 au 14 mars 1998) une quarantaine de savants venus des cinq continents attester la vitalité de la pensée du facteur de Bar-sur-Aube devenu professeur à la Sorbonne, à l’invitation de Jean Gayon et de Jean-Jacques Wunenburger, enseignants dijonnais, successeurs de Jean Brun . Les organisateurs qui n’avaient prévu que deux intervenants français, en l’occurrence François Dagognet et, pour l’université de Dijon, l’irremplaçable Max Milner, ont livré cette indispensable « spectrographie intellectuelle comparée » de soixante années de jaillissements philosophiques et poétiques de l’auteur de La Psychanalyse du feu ; le préfacier a ainsi saisi l’occasion d’un hommage à l’un de ses maîtres .

Faust, le diable et la science (même collection, 2016) écrit par Augusto Forti, partant du véritable docteur Johann Fausten, dit Faustus, né vers 1480, quelque part en Thuringe, chiromancien autant qu’hydromancien, décédé dramatiquement à Prague en 1549, honni des luthériens, continué par Christopher Marlowe, jusqu’à Goethe (mais pas Charles Gounod) . Dans son préambule Faust et nous, Lecourt part de Spengler (Le Déclin de l’Occident, 1918) pour rappeler que Goethe avait en porte- feuille une fin des aventures du docteur Faust le plaçant au service de l’humanité : il asséchait les polders de Hollande et mettait la technique au service de l’amour du prochain ! Ce Faust philanthrope est donc le dernier avatar du mythe de Prométhée et selon Oswald Spengler la dernière illusion de l’humanité sur elle-même . Lecourt avait écrit lui-même un stimulant Faust, Prométhée et Frankenstein.

Ces quelques lignes se bornent à signaler aux non-philosophes l’importance de l’œuvre .

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

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J’ai rencontré Dominique Lecourt (alors Lecourt-Chenot) dans la khâgne 1 du lycée Louis-le-Grand à la rentrée 1963 . Il était « cube », j’étais « carré » . Il était pari- sien, j’étais provincial et interne . Il était de grande taille, j’étais de taille moyenne avec un fort accent sudiste, ce qu’il lui arriva de me rappeler bien longtemps après . Dans la khâgne de Louis-le-Grand, les milieux d’origine des élèves étaient fort diffé- rents, ce qui était une remarquable caractéristique de cette lointaine époque . Ce rejeton d’une grande famille gaulliste, qui, si j’ai bien compris, comptait plusieurs ministres, était un élève profondément sérieux, déjà marqué par la forte éducation dont il n’a cessé de faire preuve tout au long de sa riche carrière à des postes de responsabilité . Sa vocation philosophique était déjà marquée, et sans doute encou- ragée par l’enseignement remarquable de Louis Guillermit, qui fut notre professeur de philosophie pendant l’année 1964-1965 . Comme de nombreux camarades de Louis-le-Grand, nous avons intégré l’École en 1965 . C’est à partir de ce moment- là que nos chemins se sont rapprochés, dans l’entourage de notre maître commun Georges Canguilhem à la Sorbonne . Dominique est toujours resté extrêmement attaché à Georges Canguilhem, ainsi qu’à Louis Althusser dont il fréquenta le Cercle d’épistémologie fondé par ce dernier à l’École . Dans son grand bureau de profes- seur à Paris 7, figurait, bien des années après, et en bonne place, un portrait de Canguilhem . Pourquoi un tel attachement ? Même si Dominique n’a pas suivi les orientations proprement politiques de sa propre famille, il restait marqué par un certain esprit d’indépendance, de résistance, d’affirmation, de décision, et de souci de la France que Canguilhem pouvait aussi représenter à ses yeux . Cependant le choix, nécessaire, d’un maître à un tel moment de l’existence résulte en général d’affi- nités qui tiennent autant de l’affectif que du rationnel . Dans ce qui suit, je ne pourrai présenter toutes les nombreuses facettes de l’influente personnalité que Dominique Lecourt est devenu, me bornant à témoigner personnellement d’un certain nombre de rencontres que nos similarités de formation et d’intérêt ont occasionnées . D’autres pourront sans doute apporter leurs propres témoignages, tant furent nombreux ceux avec qui il collabora .

Au séminaire de Canguilhem à la Sorbonne et à l’Institut d’histoire des sciences (la « rue du Four ») pouvaient se côtoyer des étudiants de maîtrise (dont nombre de normaliens : Yves Schwartz (1963 l), Yves Michaud (1964 l) en faisaient partie), des thésards, des chercheurs du CNRS, des personnalités déjà connues comme Claire Salomon-Bayet, des auditeurs ou auditrices comme Élisabeth Badinter, des collègues enseignants comme Yvon Belaval, et, à l’occasion de tel ou tel colloque, d’éclatantes personnalités comme Michel Foucault (1946 l), François Jacob ou Jacques Monod . Ce bouillonnant milieu de culture portait à son maximum l’excitation intellectuelle qui a caractérisé notre génération, culminant en mai 68 et encore en 69 (je me souviens d’une discussion entre Canguilhem et Pierre Vidal-Naquet venu aux nouvelles rue du Four) . C’est au milieu de ce tourbillon que Dominique élabora son mémoire de maîtrise, que Canguilhem fit publier par la Librairie Vrin sous le titre L’ épistémologie historique de Gaston Bachelard . Ce mémoire eut un franc succès, et l’épistémologie historique devint un marqueur de la philosophie à la française . Ce premier succès laissait présager une belle carrière universitaire, caractérisée, j’y insiste, par une très forte tenue intellectuelle . S’il y avait un message de Canguilhem que Dominique n’a cessé d’expérimenter tout au long de sa carrière, c’est bien que l’université devait être un lieu de tenue . Pour l’assurer, il convenait de marier l’enseignement et des respon- sabilités institutionnelles diverses, universitaires (participant d’une manière décisive au développement de l’université Paris-7 devenue Paris-Diderot qui lui doit énormé- ment), ministérielles, éditoriales, et de création d’institutions, ce que Dominique a fait d’une manière croissante au cours de sa carrière, avec des moyens accrus . Cela ne l’empêcha nullement de poursuivre la création d’une œuvre philosophique au carrefour des sciences, de la philosophie, et de la société, qui compte une quarantaine d’ouvrages .

C’est dans diverses circonstances institutionnelles, alors que nos chemins avaient divergé (avant de se croiser à nouveau), que j’ai pu retrouver Dominique . Je le revois dans le bureau de François Gros à l’Académie des sciences, accompagné de son secrétaire Thomas Bourgeois, où il était venu pour participer à l’organisation du premier Forum mondial Biovision à Lyon (ville que je connaissais bien) . Je le revois ensuite dans un grand amphithéâtre où se tenait ce Forum, auquel avaient participé certaines des plus éminentes personnalités de la biologie moléculaire . Il était dans la suite du Président de la République Jacques Chirac . Je le revois dans une autre occasion, envoyé par le Ministère de la recherche à Strasbourg pour étudier une situation malheureuse résultant d’une erreur de recrutement dans une entreprise importante au croisement des sciences, de l’histoire et de la philosophie des sciences, et des sciences humaines, dans le contexte international particulier de l’université strasbourgeoise . C’est encore lui qui prit la suite sur le plan français, sous l’autorité du ministre Claude Allègre, des recommandations émises par la DG XII de la Commission européenne en faveur du développement de l’histoire des sciences, des techniques et de la médecine dans l’éducation, à la suite d’une conférence européenne que j’avais organisée à Strasbourg pour le compte du réseau ALLEA (All European Academies) en collaboration avec la DG XII et l’univer- sité Louis-Pasteur . Cette conférence avait réuni les représentants de vingt-six pays européens (j’en avais rédigé les conclusions) . Sur le plan proprement français, le fameux « Rapport Lecourt » qui en résulta se traduisit par la création d’un certain nombre de postes de maître de conférences dans une quinzaine d’universités . C’est encore lui qui guida mes premiers pas lors de ma nomination à l’université Paris- Diderot, à la suite des mesures prises par le Ministre Claude Allègre en vue de favoriser la mobilité des chercheurs du CNRS vers les universités . J’ai passé avec lui trois années particulièrement excitantes dans cette université qui avait l’avan- tage d’être réellement transdisciplinaire, entre sciences fondamentales et sciences humaines, une caractéristique qu’elle a toujours su conserver et qui reste sa marque de fabrique . C’est dans cet esprit que je lui ai conseillé d’y créer le Centre Georges Canguilhem, plutôt que dans une université dépourvue de composante scientifique . Ce Centre a pu déployer son activité dans le domaine de la santé, de l’éthique médicale, et de la philosophie du soin, dans un contexte particuliè- rement favorable . Animées par Pascal Nouvel sous l’inspiration de Dominique, les conférences de soirée de l’Amphi 24 à Jussieu étaient une autre manifestation de l’esprit réellement transdisciplinaire de l’université, nourri d’interrogations nombreuses sur la portée sociale des biotechnologies en plein développement à l’époque . Infatigable créateur de structures nouvelles de réflexion et d’action au sein d’un monde universitaire en mutation, Dominique ne fut pourtant pas le maître d’un empire ou plus modestement d’une propriété privée . Car il avait au plus haut point le sens de l’État .

Homme de responsabilités plus que de pouvoir, largement respecté dans un milieu philosophique traditionnellement divisé, Dominique était une personnalité qui avait su organiser sur le plan institutionnel et faire ainsi rayonner une certaine idée du philosophe, de l’intellectuel engagé dans les problèmes de son temps . Diderot, d’une certaine manière, en était un modèle, et l’université qui porte ce nom (vraisem- blablement sous l’influence de Dominique) en reste une remarquable réalisation . Dominique fut un pionnier d’une transdisciplinarité philosophiquement inspirée et motivée .

Claude DEBRU (1965 l)