LEMAIRE Jacques - 1961 l

LEMAIRE (Jacques), né le 7 octobre 1939 à Hautmont (Nord), décédé le 28 décembre 2020 à Bovelles (Somme). – Promotion de 1961 l.


Avec Jacques Lemaire, nous avons été condisciples et amis pendant huit ans, de 1957 à 1965 : deux séquences de quatre ans, à Lille puis à Paris . Au lycée Faidherbe, nous fûmes ce que des khâgneux peuvent être, jusqu’à la corde... ou au succès, en juillet 1961 . On ne mesure guère de Paris, où se concentre la fabrique des élites, l’émerveillement d’« intégrer » depuis une khâgne de province ! D’un coup Lille avait mis sur orbite trois garçons et deux filles (pour Sèvres, les concours étant encore séparés) .

Entrer en hypokhâgne en 1957, c’était découvrir l’autre sexe au travail – si j’ose dire – et des différences de classe, donc de culture, qui n’ap- paraissaient pas immédiatement dans toutes leurs conséquences . Parmi les garçons, il y avait les fils de petits bourgeois en veston-cravate et les internes en blouse grise qui venaient de toute la région .

Jacques portait la blouse grise et il venait de Calais . Nous apprîmes peu à peu que son père était policier et qu’il n’avait de talent que pour empêcher son fils de travailler à la maison... Nous découvrîmes aussi que Jacques était déjà fiancé (un hapax à cette époque !) .

Les trois années que nous avons passées à préparer ensemble ce fichu concours ont fait apparaître un personnage à la fois sérieux et blagueur . Jacques assimilait le conditionnement théorique et pratique des humanités classiques, français-latin- grec, plus vite et plus gaiement que la plupart d’entre nous . Il avait appris à jouer le jeu, pondait le double de copie pendant les concours blancs, et il lui restait assez de ressource, après les matches, pour faire fructifier la bouffonnerie . Il aimait telle- ment les mots qu’il initia au calembour ceux qui avaient peur de ne pas paraître profonds en demeurant graves ! Poète, il versifiait en connaissance de cause dans une mouvance valéryenne, ravi d’y ajouter les nuances érotiques, voire paillardes qui dissipaient la sinistrose des fins d’année . J’ai le souvenir d’un poème à vocation d’oaristys qu’il commençait par Hiante...

Bref, Jacques inventait une variante du Gay Sçavoir dispensée par un « sujet » qui devait tout à l’école républicaine et à ce fameux ascenseur social, désormais en panne .

Pendant les années d’École, il « remplit son contrat » : licence, mémoire de maîtrise, agrégation de Lettres classiques ; mais, alors que déjà la plupart s’orientaient vers l’enseignement « supérieur » en poussant quelque « recherche », Jacques choisit l’enseignement secondaire : en lycée, puis à l’inspection académique régionale . En cela, il rendait un hommage pratique aux profs qui l’avaient formé, et en particulier à notre prof de lettres Adrien Faugautier (1944 l)2 dont il fut l’ami toute sa vie .

Jean-Philippe CHIMOT (1961 l)

Notes

1 . Pour cette panne d’ascenseur, cf . la notice de Jean-Claude Larrat (L’Archicube 29 bis, 2021, p . 217) .

2 . Décédé le 29 février 2016 . Sa notice nécrologique figure dans ce même numéro de L’Archicube, p . 112.

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Mon témoignage personnel pourrait éclairer la personnalité de l’ami que nous venons de perdre, en un temps où elle s’est dessinée et affirmée : dans la khâgne du lycée Faidherbe de Lille . Rien à voir avec les classes de Louis-le-Grand ou d’Henri- IV tant dans son recrutement que dans sa relation avec l’horizon de la rue d’Ulm : depuis la guerre, elle avait fourni bien peu de normaliens et notre succès de 1961 (trois garçons et deux filles – à Sèvres) y ouvrait une ère nouvelle . Je suivais la trace de deux cousins plus âgés . Jacques, né, lui, dans une famille où l’on n’accédait pas à l’enseignement supérieur, se trouva d’abord si « déplacé » dans l’hypokhâgne de Lille qu’il s’enfuit après une brève expérience pour retourner à Calais . Je ne sais si le succès et la carrière ultérieure de Jacques paraissent encore possibles dans le système des grandes écoles de notre xxie siècle .

Si Jacques reprit le chemin de Lille, c’est d’abord parce que le prof de philoso- phie, alors Georges Snyders (1937 l), partit pour Calais le chercher et le convaincre de revenir . Il nous rejoignit donc, dans une sorte de couveuse où des archicubes de grand talent, Snyders puis Michel Simon (1947 l), Adrien Faugautier, Fernand Deparis (1933 l), se donnaient pour mission de nous pousser, nous provinciaux, vers la capitale .

Dans cette petite communauté, Jacques se distinguait de plusieurs façons : d’abord par son installation précoce dans une vie d’adulte et un projet amoureux et familial qu’il a accompli jusqu’aux derniers jours . L’interne du lycée de Lille se mua en un normalien marié (et donc non logé, chose rare à l’époque) . Le logement du couple accueillit, outre les amis, Olivier, un petit garçon qui ajoutait à son premier vocabulaire le nom, prononcé sans trop de difficulté, de Marcel Proust . Ce sujet de mémoire de Diplôme d’études supérieures était dans la droite ligne d’une évidente vocation littéraire et poétique .

Car je ne peux évoquer d’aussi près ce que fut ensuite, de Tunis à Amiens, la vie du professeur puis de l’inspecteur . Mais nos rencontres et nos échanges pendant toutes ces années n’ont pu que renforcer mon image de Jacques Lemaire : un homme qui aimait la langue, les mots, et de toutes les façons – lire, écrire mais aussi dire et chanter . Ses productions de jeunesse étonnaient par l’aisance, la fécondité, d’une écri- ture élégante, jaillissante, peu raturée . Écriture conservée, à ma connaissance, toute sa vie, sans concession à aucun moyen mécanique ou numérique ! Dans sa collection quasi complète de la Pléiade qu’il me faisait visiter encore il y a quelques mois, les poètes occupaient évidemment la première place et il était, je crois, l’un des leurs, sans prétention : il accompagnait ainsi les évènements amicaux et familiaux, ornait les courriers de productions généralement humoristiques (il avait dans nos années étudiantes un talent de caricaturiste) . Cet inspecteur exigeant, je crois (d’autres en parleront mieux), possédait trois guitares et comment, pour nous, écouter Brassens sans penser à la façon dont Jacques l’interprétait ? Sa voix, aussi, nous manque .

Jean-Pierre HIRSCH (1961 l)
 

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De ces soixante années où nos parcours se sont souvent rejoints, je retiens d’abord deux images anciennes : dans une sombre salle du lycée Faidherbe à Lille, « Lemaire » (comme le note par ailleurs Bernard Alluin, nous ne nous appelions pas entre nous à cette époque par nos prénoms) alignant, sitôt le sujet découvert, les pages de dissertation avec une régularité impressionnante qui tenait à la fois de l’aisance et de l’application ; Lemaire planchant à l’oral du concours sur « L’amour » et étonnant le jury – pas moins que Jean Hyppolite (1925 l) et Michel Foucault (1946 l) – en opérant, après un passage obligé par Freud, un fervent retour à Platon .

Je retiens encore deux instantanés, dans des circonstances similaires, qui se superposent dans ma mémoire : je rejoignais ma nouvelle résidence à Amiens où je devais poursuivre mon service militaire avant d’enseigner à la Cité scolaire où Jacques terminait le sien, détaché de l’armée mais tenu de garder l’uniforme devant ses élèves – cela se passait juste avant 68 ; des années plus tard, j’allais écouter un de mes étudiants qui passait alors l’oral de l’agrégation de Lettres modernes devant un jury dont faisait partie Jacques . Et voici que, dans un cas comme un autre, sans qu’il ait pu s’attendre, lui, à cette rencontre, je l’aperçois soudain marchant dans ma direction, et il accueille ces retrouvailles du même petit sourire qui renoue instanta- nément notre vieille connivence .

Une fois retraités l’un et l’autre, nous nous sommes périodiquement retrouvés, le plus souvent chez lui, autour de celui qu’il appelait, respectueusement tout autant que familièrement, « le Maître », notre professeur de littérature en khâgne, Adrien Faugautier . Nous échangions souvenirs, réflexions, découvertes, et il nous arrivait de reconstituer en chœur les textes que nous aimions et que, parfois, nous avions étudiés ensemble . Jacques semblait, sans ostentation aucune, avoir tout lu et avoir beaucoup relu . Ces échanges se sont poursuivis au téléphone où, malgré la maladie, il me faisait part de ses enthousiasmes et, parfois, de ses déceptions quand il jugeait sévèrement une œuvre dont la réputation lui paraissait surfaite . Dans ces conversations amicales, comme – d’autres que moi en témoignent par ailleurs – dans l’exercice de ses fonctions d’enseignant puis d’inspecteur, sa parole s’imposait par une alliance toute personnelle de chaleur, d’exigence et d’humour .

Bernard CROQUETTE (1962 l)

 

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Aux souvenirs des trois archicubes « Lillois » s’ajoutera celui d’un khâgneux de Faidherbe ; puis deux témoignages de ses collègues, inspecteurs de l’Éducation nationale.

Le soir du 30 septembre 1957, j’aurais été bien étonné si l’on m’avait dit, au moment où j’entrais pour la première fois dans le dortoir du lycée Faidherbe, que je serais conduit à participer, soixante-cinq ans plus tard, à la notice de mon voisin de lit . C’était Jacques Lemaire, avec qui je fis connaissance en cette veille de rentrée scolaire . Il avait choisi de dormir dans une forme d’alvéole sans porte, qui était séparée par une cloison de l’immense salle voisine qui abritait quatre-vingts lits . L’étroit renfoncement (à l’intimité toute relative, puisqu’il était ouvert à la vue de tous ceux qui passaient) comportait deux couchages : Jacques occupait l’un et moi l’autre . Nous évoquâmes, lui le lycée de Calais, moi celui de Douai, chacun de nous ayant été préservé jusqu’alors de l’univers étranger et hostile, selon nous, de la pension . Si cet espace contigu nous rapprochait, favorisant les conversations du soir, les études de lettres classiques que nous entamions, la préparation du concours à laquelle nous aiguillonnaient nos professeurs, firent de nous des frères d’armes .

L’année suivante, nous étions un peu plus « civilisés » et nous quittâmes notre grotte pour nous retrouver dans l’immense dortoir voisin . Admissibles tous deux à Normale sup’, en carrés puis en cubes, nous retrouvâmes nos tête-à-tête dans la chambre d’hôtel que nos professeurs nous avaient réservée à Paris pour toute la durée de l’oral . Nous épaulant l’un l’autre, nous commençâmes une année de bica ; mais au bout de quelques semaines, je quittais la khâgne, abandonnant Jacques sur la route qui devait le conduire au succès .

Quel souvenir ai-je gardé du khâgneux dont j’ai été si proche durant un peu plus de trois années ? D’abord peut-être, celui d’un jeune homme sûr de ses capacités mais dépourvu d’ostentation et de toute ambition . En témoigne l’incident qui marqua l’esprit de ses camarades : Jacques avait suivi pendant quelques semaines les cours d’hypokhâgne lorsque, un jour, il disparut . Nous apprîmes plus tard qu’il avait souhaité rejoindre Calais, retrouver la jeune fille qui l’attendait et embrasser la carrière d’instituteur . Il fallut l’énergie et l’éloquence de notre professeur de philosophie (qui fit le voyage de Calais) pour remettre le « fuyant » dans le « droit chemin » .

Ces années d’amitié me permettent-elles de dessiner la figure de Jacques Lemaire ? Je garde en tous cas un souvenir net de notre deuxième année de khâgne . Lorsque nous étions carrés, nous nous sommes retrouvés, après les cours, en « étude non surveillée », – situation tout à fait exceptionnelle dans l’établissement et propice aux échanges . Nous n’étions que cinq, le soir, dans la grande salle de classe et c’est en ce lieu privilégié que mes trois camarades anglicistes et moi-même découvrîmes quelques facettes de la personnalité de Lemaire (je redis que l’usage du prénom était banni à cette époque ancienne) . Il aimait à faire rire, y compris par les voies du dessin : il avait croqué sur le tableau noir de notre classe diverses caricatures de notre professeur de latin, tableau qu’il n’effaça pas lorsque notre maître philologue arriva sur les lieux – plusieurs d’entre nous en possèdent encore la photographie . Il mani- festait par ailleurs une virtuosité verbale qui faisait de lui, entre autres, un maître en paillardises . Lors de la « revue » de fin d’année d’hypokhâgne où il était de tradition d’imiter nos professeurs en leur présence par des sketches qui faisaient l’objet d’une création collective, il fit preuve de beaucoup d’inventivité en plaçant dans la bouche de notre maître Faugautier (que j’étais chargé d’incarner) des pastiches du Cid, usant de formules qui, alors, firent beaucoup rire, sans doute autant par leur audace que par leur force comique, mais que, à l’âge avancé que j’ai désormais atteint, je n’ose- rais répéter devant personne . Il se livrait à des plaisanteries parfois faciles mais « bon enfant », maniant le jeu de mots et le calembour avec beaucoup de dextérité . Ce maniement du verbe, il le déployait chaque soir en écrivant à Marie-Jo une lettre, ce que nous trouvions parfois interminable . Nous avions le sourire facile, – mais discret – devant ce que nous dénommions, de façon un peu vulgaire, les « bafouilles » de Lemaire, alors que nous aurions pu les appeler, si nous avions un peu plus de culture, les « Lettres à la fiancée » . Car si Lemaire n’était pas Victor Hugo, il avait à coup sûr la prolixité de l’illustre poète . Poète, il l’était en effet, écrivant de longs textes en vers libres qu’il ne nous montrait que rarement et qui devaient être nourris de son expérience, qui n’était pas la nôtre, et de sa grande culture littéraire . Celle-ci nous impressionnait quand il récitait, sous notre regard secrètement émerveillé, des passages entiers de La Jeune Parque, qu’il connaissait par cœur .

Mais il savait compartimenter sa vie et, une fois les plaisanteries terminées, les lettres rédigées et les poèmes couchés sur le papier, il était capable de travailler inten- sément, malgré les nombreux bavardages qui pouvaient l’entourer .

Après la khâgne, nos chemins se sont séparés . Mais nous nous retrouvâmes de temps à autre, au fil des années, dans la maison que son épouse et lui possédaient à Amiens et où Marie-Jo accueillait chaleureusement d’anciens camarades (et d’an- ciens professeurs) de son mari, qui étaient devenus ses amis ; Marie-Jo dont il faut souligner le soutien actif qu’elle apporta toute sa vie à son époux .

Ces derniers temps, au moment où l’accablait une dure maladie, Jacques et moi nous conversions de temps à autre par téléphone et, s’il me parlait de son mal qui progressait, il savait aussi sortir de lui-même pour regretter le lourd travail qu’il donnait à Marie-Jo, pour prendre des nouvelles de ma famille et surtout commenter nos lectures respectives . Ma femme et moi devions lui rendre visite en cette année 2020 : le virus Covid passa par-là, qui rendait risquée toute rencontre : nous ne nous revîmes pas .

Bernard ALLUIN

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Jacques Lemaire est nommé IPR (Inspecteur pédagogique régional) en 1980 . Sa compétence pédagogique couvre toute l’académie où il est nommé, tandis qu’un IA (Inspecteur d’académie, à compétence administrative) dirige, dans un département donné, les services académiques .

Il exerce cette nouvelle fonction, d’abord dans l’académie de Dijon, où Marie-Jo qui enseigne à Revelles – commune voisine de Bovelles, où ils se sont fixés au retour de Tunis – vient le rejoindre durant les vacances scolaires (et les zones ne coïncident pas...) . Il y exerce deux ans, puis est nommé dans l’académie de Lille qu’il quitte en 1989 : je lui succède alors . En 1989, nous devenons collègues dans l’académie d’Amiens jusqu’à son départ en retraite (1999) : dix années où nous sillonnons les routes des trois départements qui composent la Picardie : l’Aisne, l’Oise et la Somme .

L’inspection des enseignants n’est pas la seule activité d’un IPR : il participe à diverses réunions, ce centre de formation connu sous divers acronymes : d’abord CPR (Centre pédagogique régional), puis, après l’IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres), l’ESPE (École supérieure de professorat et d’éducation) : il s’agit d’encadrer les stagiaires, lauréats des concours (Capès, agrégation) ; le collège des IPR qui rassemble toutes les disciplines, une vingtaine à Amiens, se réunit régulièrement : la convivialité est de mise, souvent les réunions se terminent dans un restaurant de choix . Les IPR contribuent également à la préparation des épreuves des brevets (brevet des collèges ou brevet de technicien supérieur), des baccalauréats (épreuves de français de première, de latin, de grec) . S’y ajoutent les journées de formation, avec les conseil- lers pédagogiques que les IPR choisissent, les participations à divers jurys, les épreuves de titularisation (ou non) des stagiaires en fin d’année scolaire .

Il y a aussi les rencontres annuelles avec nos ministres de tutelle et nos inspecteurs généraux : trois jours denses qui se déroulent le plus souvent à Sèvres, où Jacques prend souvent la parole, soit pour poser une question, soit pour une remarque ou un commentaire – et chacun note que ses prises de parole sont toujours attendues avec beaucoup d’intérêt . Nous avons connu de nouveaux programmes qu’il fallait aller expliquer, commenter, des inspections sur ordre du recteur pour les enseignants dits à problèmes .

Une vie professionnelle riche en kilomètres, en nombre d’enseignants et d’éta- blissements visités, collèges et lycées, publics et privés : rencontres qui ont donné naissance à des amitiés durables .

Marie-Claude ZEISLER-DECOUT
IPR de lettres retraitée

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Calaisien comme moi, Jacques était en terminale au collège public place de la République à Calais, quand j’étais en première A ; et je l’ai connu alors pour sa réputation de brillant littéraire et déjà poète ; je l’ai aperçu dans la cour de récréation lors de ses premières rencontres amoureuses avec Marie-Jo, qui devait devenir rapi- dement la compagne dévouée de toute sa vie .

Puis, arrivé en octobre 1958 à la faculté des Lettres de Lille où j’ai fait toutes mes études supérieures jusqu’à l’agrégation de grammaire en 1964, j’ai perdu de vue Jacques jusqu’en 1967 . Claudine mon épouse et moi, de retour de coopération en Algérie (tous deux professeurs de lettres classiques à Tlemcen de 1965 à 1967), avons été nommés à Amiens et avons emménagé alors, par hasard, dans le même immeuble que Jacques, « les Jonquilles » . Jacques et moi enseignions à la Cité scolaire d’Amiens et des relations professionnelles et amicales se sont nouées entre nos deux familles en cette année 1967-1968, si particulière . Nous sommes allés ensemble, pendant une bonne semaine, faire passer le baccalauréat entièrement oral à Laon (Aisne) à la fin juin 1968, après les longues grèves de mai : lui en tant que vice-président du jury pour les épreuves de première et moi interrogeant les candidats en français, parfois sous son œil et son oreille avertis ; nous avons apprécié en cette occasion la compli- cité amicale qui s’est prolongée tout au long de sa vie .

Cette amitié s’est encore renforcée à Tunis où nous nous sommes retrouvés à la faculté des Lettres de 1973 à 1977 : lui y arrivait du lycée français (Carnot) de Tunis, pour y enseigner avec compétence et brio la littérature française, moi je venais de Lille en tant qu’assistant de grammaire . Le normalien qu’il était m’impressionnait par son immense culture acquise dans une boulimie de lectures, en particulier des auteurs français des xixe et xxe siècles, de Balzac à Proust et à bien d’autres qu’il avait lus intégralement . Jacques partageait souvent ses lectures assorties de joyeuses facéties, dans les conversations entre amis, alors qu’il était parfois assailli de bouf- fées d’angoisse tout à fait injustifiées sur le plan professionnel . Il les apaisait alors par des parties de pêche solitaire et s’égayait volontiers dans nos parties de football du dimanche après-midi sur la plage de Raouad, ouvertes à tous et toutes, enfants, femmes et mâles de nos familles réunies...

De retour en France, après une année de collège à Amiens indigne de sa culture littéraire mais sans doute instructive sur le plan pédagogique, Jacques est nommé IPR de lettres dans l’académie de Dijon, avant de rejoindre celle de Lille, puis d’Amiens, où il accomplit tout le reste de sa carrière . Il a été en quelque sorte mon mentor, m’incitant à candidater la même fonction en 1987, alors que j’étais professeur-forma- teur des enseignants algériens (et algériennes) de français à Oran (1982-1988) . J’ai accédé à cette fonction en 1988, d’abord dans l’académie de Nancy, puis celle de Reims, avant de terminer ma carrière dans celle de Créteil . Là encore, il a eu l’heur de se faire remarquer de moi par quelques-unes de ses interventions lors de nos jour- nées pédagogiques nationales à Paris avec l’Inspection générale des Lettres . Jacques méritait de devenir Inspecteur général, mais, à ma connaissance, sollicité, il s’est récusé, tant il restait modeste sous son sourire narquois . De plus, pris par sa passion professionnelle, il se jugeait plus utile en tant qu’IPR pour soutenir les professeurs de Lettres de l’académie d’Amiens dans leurs classes et leurs différentes missions : préparation des sujets des divers examens, corrections et participation aux jurys, formations pédagogiques, entre autres . Beaucoup de ces professeurs ont tenu à lui rendre hommage lors de ses obsèques, malgré le confinement .

Nos carrières professionnelles, en partie parallèles, ne sauraient cependant éclipser les longues relations amicales tissées entre nos deux couples, d’Amiens à Tunis d’abord, puis en France pendant plus de trois décennies . Un grand merci à Jacques pour tous ces partages, sans oublier Marie-Jo .

Michel KELLE
IA-IPR de lettres retraité (Créteil)