LEVILLAIN Philippe - 1961 l

LEVILLAIN (Philippe), né le 27 novembre 1940 à Paris, décédé le 4 octobre 2021 à Suresnes (Hauts-de-Seine). – Promotion de 1961 l.


Dans son dernier livre, Le Tableau d’honneur, paru en 2020, peu avant sa mort, Philippe Levillain évoquait, avec une gratitude inentamée envers l’enseignement public, ses années de lycée à Bordeaux, au début des années 1950 . Qu’on se reporte à ces pages ! Entre humour et émotions, entre tableaux de mœurs et souvenirs attendris, sa person- nalité s’y retrouve le plus fidèlement du monde : dans une ambiance où mûrit peu à peu ce goût de l’histoire et ce talent pour l’illustrer qui l’ont conduit, au fil d’un beau chemin républicain, passant par le lycée Henri-IV, jusqu’à notre École .

Comme beaucoup d’autres, après les fécondes austérités de la khâgne, il sut tirer un plein profit de la latitude offerte de découvrir rue d’Ulm mille choses du monde et de la pensée . Ceux de nos camarades de promotion qui survivent, celle de 1961, pourraient témoigner de la gaité et de l’appétit de vivre libre qui s’offraient à nous, historiens en herbe, et dont nous étions bien contents : lui au premier chef . Les liens mutuels étaient resserrés par les expéditions géographiques qu’organisait si bien le caïman Marcel Roncayolo (1946 l) . Philippe y démontrait, là et ailleurs, un sens solide de l’amitié, attentive et fidèle . Il le prouva à mon égard dans le cours du tour du monde que m’avait offert la fondation Singer-Polignac et dont il partagea, pour une part, l’aventure, en particulier aux États-Unis : il passait alors quelque temps à l’université de Harvard . Nous traversâmes lentement le continent en voiture, une expérience qui nous fut formatrice pour toujours .

Auparavant je vis sa curiosité se diriger tôt, après l’agrégation, vers l’univers de l’Église catholique . Appelé par René Brouillet (1930 l), qui fut un grand ambas- sadeur de France auprès du Saint-Siège, à renforcer son équipe lors de la dernière session du concile de Vatican II, il put nourrir d’observations concrètes la curio- sité qui le conduisait spontanément vers ce monde à la fois étroit et universel . Me trouvant son témoin et son complice lors de ces quelques semaines séminales, je pus voir, en cette occurrence, s’affirmer sa vocation et s’affiner ses curiosités entre sa foi et la science .

C’est ainsi qu’il choisit de consacrer sa première thèse (on disait alors « de troi- sième cycle ») à la « Mécanique politique » du Concile qu’il avait pu observer en marche . Cette approche profane du sacré était vouée à intéresser, selon de nouveaux paramètres . Le livre l’installa donc aussitôt parmi la petite pléiade des historiens français qui s’attachaient à « la Rome noire », selon un juste mélange de considération maîtrisée et d’indépendance intellectuelle . Dès ce premier temps de ses travaux, comme toujours ensuite, son regard d’analyste et de commentateur s’enrichissait, outre son expérience directe, de la lumière qu’apportait un rapprochement : avec une histoire politique, celle des mécanismes du pouvoir, que sa génération, la nôtre, sous les auspices de René Rémond (1942 l), son directeur de thèse, était en passe d’approfondir et d’élargir, notamment grâce à une proximité inédite avec l’histoire, culturelle, des sensibilités .

C’est à cette rencontre que son œuvre fleurit . Le livre de 1982 où il traita du général Boulanger, posé comme « fossoyeur de la monarchie », à partir de sources inédites dénichées dans des familles qui ne les avaient pas encore ouvertes, se situa dans ce paysage intellectuel . Sa thèse, surtout, témoigna de la pente qui fut toujours la sienne . Consacrée à Albert de Mun, elle est sous-titrée : Catholicisme français et catholicisme romain, du Syllabus au Ralliement . Autour de l’important personnage restitué, un monde resurgit, trop négligé jusqu’alors – peut-être parce qu’en somme il avait été vaincu . L’ouvrage fut publié par les soins de l’École française de Rome qui devint, après la rue d’Ulm, un lieu privilégié pour l’activité de Philippe Levillain : entre l’enseignement et la recherche .

Au palais Farnèse, en effet, au long d’un séjour de cinq années, entre 1977 et 1981, qui furent, il le disait volontiers, parmi les plus heureuses de sa vie professionnelle, il fut chargé, comme directeur des études pour l’époque moderne et contemporaine, de l’élargissement de la vocation de ce grand établissement au profit d’une meilleure connaissance de l’Italie des deux derniers siècles .

Rome devint, dès ce moment-là, à côté de Paris, un lieu focal pour ses affections et ses adhésions, il y retourna ensuite le plus souvent qu’il put, saisissant chaque occasion de ressourcer dans la ville splendide, du côté des deux antiquités, classique et chrétienne, ses motifs d’y être serein et productif . Il aima la langue italienne .

Dans cette mission à l’École française de Rome, il encouragea bon nombre de jeunes vocations, qu’il sut à bon escient susciter et canaliser . Une responsabilité qu’il continua d’assumer après 1981, lorsqu’il fut nommé professeur à l’université Lille-III, avant de revenir à Paris-X Nanterre, où il avait été précédemment, entre 1967 et 1981, assistant et maître-assistant . Cet établissement demeurait auréolé d’un pres- tige qu’il tenait des circonstances turbulentes de sa naissance et Philippe y retrouva promptement sa place .

En 1994, il organisa ce qui demeure son opus magnum, un grand Dictionnaire historique de la papauté, publié aux éditions Fayard . Il eut l’art d’y faire se conjoindre toutes les compétences du moment, françaises et étrangères : pas moins de deux cent cinquante contributeurs . On sait ce que ce type de tâche, entre la diversité des talents et des susceptibilités rassemblés, exige de doigté, de diplomatie sans concessions . Il y réussit au profit d’une publication qui est devenue classique et qui n’a pas fini de fournir une foule d’informations et de réflexions à toutes les curiosités .

Philippe Levillain eut toujours le goût de se faire l’intermédiaire entre les arcanes du Vatican et un public intéressé par ses dimensions temporelles tout autant que spirituelles . Depuis son livre intitulé Le Vatican ou les frontières de la grâce, paru en 1984, jusqu’à La Papauté foudroyée, la face cachée d’une renonciation, qui date de 2015, en passant notamment par Le Moment Benoit XVI, en 2008, et une étude, en 2010, sur la dissidence de Mgr Lefebvre et des siens, il a toujours figuré parmi les compétences auxquelles les médias aimaient à faire appel chaque fois que l’actualité y incitait : ce à quoi il se pliait avec un plaisir manifeste .

Dans le monde de la Curie aussi, son expérience et son savoir, indépendants des coteries et exempts de toute tentation de sarcasme, furent salués et mis à profit . On y eut la sagesse de ne pas s’offusquer de ses sévérités, en conscience de sa solidarité profonde avec l’Église qui sut utiliser ses talents et sa compétence au cœur de ses conseils . C’est ainsi qu’il fut appelé à siéger au Comité pontifical des sciences histo- riques, de 2003 à 2012, s’y montrant ardent, notamment, à bousculer les prudences trop étroites qui enserraient les archives pontificales .

Il avait le goût, ne s’enfermant dans aucune tour d’ivoire, de contribuer au rayon- nement de la recherche historiographique en mouvement . Il put le déployer en étant recruté, aux côtés de Jacques Le Goff (1945 l), Michelle Perrot et Roger Chartier, comme l’un des producteurs des fameux Lundis de l’histoire, sur les ondes de France Culture . Le hasard de ma présence, alors, à la tête de Radio France me permit d’y pourvoir . Il demeura trente-deux ans à ce micro, auquel il fut très attaché, depuis 1982 jusqu’à 2014, date de la fin de l’émission : ce très long didactisme put élargir ses curiosités, son influence et sa notoriété bien au-delà du domaine particulier auquel il s’était si bien consacré .

Au cours de sa vie, le tempérament passionné de Philippe Levillain bouscula parfois, chez lui, la sérénité, mais son sens – professionnel – de la longue durée tempérait l’éclat de ses réactions aux êtres et aux choses . Son langage profus, son style coruscant, souvent plus baroque que classique, nourri aux meilleures sources de la littérature et de l’histoire, l’aigu de son regard, son sens diplomatique des situations servirent son influence .

Il eut ainsi la grande satisfaction d’être élu, en décembre 2011, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, dans la section d’histoire et géographie, au fauteuil de Pierre Chaunu, auquel il lui revint de rendre un hommage remarqué . Dans ce cénacle spécifique, dont il goûtait l’atmosphère feutrée, il fut populaire . Il y fut apprécié pour son urbanité et ses compétences, qui furent souvent sollicitées au profit des thématiques qui étaient, d’année en année, privilégiées par ses pairs .
 

Philippe Levillain n’aurait pas pu conduire son parcours d’universitaire et de lettré sans l’amour et la complicité d’Henriette, sa femme . Elle-même, qui fut professeure des universités en littérature comparée, notamment à Paris-Sorbonne, est renommée pour ses travaux sur Madame de Lafayette, Marguerite Yourcenar, Virginia Woolf et surtout Saint-John Perse, dont elle est la spécialiste reconnue . Ils ont eu trois fils . L’aîné, Charles-Édouard, a repris le flambeau : normalien de la promotion 1992, il est actuellement professeur d’histoire britannique à l’uni- versité Paris-Cité . Le deuxième, Armand, est Carme déchaux dans la province de Toulouse . Le troisième, Amédée, est à la tête d’une entreprise spécialisée dans les fonds de pension .

Jean-Noël JEANNENEY (1961 l)