MOREAU-NÉLATON Étienne - 1878 l


MOREAU-NÉLATON (Étienne)
, né le 2 décembre 1859 à Paris, décédé le 25 avril 1927 à Paris. – Promotion de 1878 l.


Étienne Moreau-Nélaton (EMN) entre à l’École en 1878 . Il est un des vingt-quatre de la « Grande Promotion », celle de Jaurès, de Bergson et de Cuvillier, de l’helléniste Puech, des médiévistes Diehl et Pfister, de Paul Desjardins et de celui avec lequel il a gardé un lien continu, Alfred Baudrillard, le futur cardinal qui fut auprès de lui tant au moment du bonheur, son mariage, qu’à celui des drames, la mort de sa mère et de son épouse . Parmi les scientifiques de 1878, se trouve aussi un autre artiste, l’auteur de la Famille Fenouillard et du Savant Cosinus, Georges Colomb (Christophe) .

S’il passe le concours, c’est sur les conseils d’une relation de son père, l’historien Ernest Lavisse (1862 l) . Rue d’Ulm, Étienne entreprend des études d’histoire sous la direction de ce dernier . Cependant, rapidement, l’intérêt du jeune normalien se porte vers un autre monde, celui de l’art . Cela le conduit, alors qu’il avait une santé fragile, toujours sur les conseils de Lavisse, à ne pas terminer sa scolarité et à renoncer à préparer l’agrégation, ce qui ne l’empêche pas de garder un profond attachement à l’École, dont témoigne la série des huit eaux-fortes gravées en 1894 à l’occasion du centenaire de l’ENS . Cette série, intitulée Au Palais des Cubes, est une émouvante et tendre illustration de la vie des normaliens à l’École ; l’une d’entre elles (« Le Grammairien ») rappelle la bibliothèque que fréquenta avec assiduité l’ « historien » EMN, une pile de livres sous le bras (Cette dernière est visible dans le Rue d’Ulm, IV, page 620, ainsi que page 126 « le Philosophe aux Ernests ») .

Après sa licence, il choisit définitivement de s’orienter vers les arts . Ce choix n’est pas surprenant étant donné l’héritage familial . En effet, EMN est doublement héritier, d’un capital financier d’une part, d’un capital culturel et artistique d’autre part .

Né en 1859 dans une famille de la grande bourgeoisie, mais dont l’ascension est récente, EMN est à l’abri du besoin . La fortune familiale, aussi bien financière que sociale est l’œuvre de son arrière-grand-père paternel et des fils de ce dernier qui, par leurs fonctions d’agents de change, participent à sa consolidation . Cela permet par la suite à EMN de disposer d’une aisance lui laissant toute liberté pour suivre la voie qu’il souhaite .

L’héritage culturel s’ancre dans les pratiques et activités de son grand-père, Adolphe « père », et de son père, Adolphe « fils » d’un côté, de sa mère de l’autre . Adolphe « père », un passionné de la daguerréotypie, ouvre, dans les années 1830, un salon où se retrouvent peintres et écrivains . Il semble que ce soit une rencontre avec Eugène Delacroix qui ait donné naissance à cette passion pour la peinture qui le conduit à rassembler une très riche collection, forte de plus de 800 toiles, dans tous les genres, œuvres de grands maîtres contemporains comme d’artistes à la mode . Son fils, Adolphe « fils », hérite de ce goût de la collection, bien qu’il l’oriente dans une direction différente, acquérant bibelots, mobilier et sculptures . À la différence de son père, il ne se contente pas de collectionner, il pratique aussi les arts picturaux, en particulier l’aquarelle, sous la direction d’Harpignies . Auteur de deux ouvrages, dont l’un consacré à Delacroix, il entretient les liens tissés par son père avec les artistes . À côté des hommes, une femme joue un rôle majeur dans cet héritage, Camille Nélaton, épouse d’Adolphe « fils » et mère d’EMN . Cette artiste professionnelle, disciple de Troyon, un habitué du salon de son beau-père, a été formée à la peinture par Auguste Bonheur et Harpignies . Sous l’influence de Laurent Bouvier, elle se tourne, par la suite, vers l’art de la céramique où elle acquiert la célébrité .

La carrière d’EMN, en des temporalités successives, embrasse les trois voies empruntées par son grand-père et ses parents : les arts plastiques (peinture, dessin, lithographie, affiche, céramique), le goût de la collection, l’histoire de l’art . Enfin, il faut ajouter les arts décoratifs et la photographie, qui occupent dans son œuvre une place importante . Si le sculpteur Alfred Lenoir est son mentor, lui ouvrant les portes des ateliers d’impressionnistes, c’est Harpignies qui pousse EMN à la peinture qu’il pratique de 1883 à 1907 . Élève de celui-ci ainsi que de Maignan, il reçoit un enseignement académique . Aucun genre ne lui est étranger paysage, nature morte, scènes de genre et religieuses, portrait... , ni aucune technique . Si son premier succès date du Salon de 1884, la reconnaissance est cependant lente à venir . Son échec, lors du Salon de 1887, le conduit à se lier avec Jacques-Émile Blanche et Eugène Carrière . Ensemble, ils créent une société de peinture afin de permettre aux jeunes peintres d’exposer sans avoir à passer sous les fourches caudines du Salon . Lors de la première exposition des « 33 » en 1888, EMN révèle ses talents d’organisateur, mais aux dépens de son œuvre . 1889 est une année doublement faste . Il remporte un certain succès lors de la seconde exposition des « 33 » . Mais c’est surtout l’année de son mariage avec Edmée Braun, la sœur de son ami Roger Braun . L’influence d’Edmée est essentielle car, par sa pratique de la broderie, elle incite EMN à s’inté- resser aux arts décoratifs . En 1896, l’un de ses autres amis, Roger Marx, qui prône la fin des hiérarchies artistiques au nom d’un « art pour tous », le conduit à s’engager dans le mouvement des arts décoratifs en lui faisant découvrir le groupe des Cinq . Il lui commande une affiche destinée aux jeunes écoliers . EMN adhère ainsi aux théo- ries de l’ « art social » portées par le Bulletin de l’action morale, organe de l’Union pour l’action morale, fondée par son camarade de l’ENS, Paul Desjardins . Il rejoint à partir de 1897 le groupe de l’«Art dans Tout» et par la suite celui de «L’Art à l’école » qui participent de ce mouvement d’idées .

1897 est une année terrible pour ENM puisqu’il perd sa femme Edmée et sa mère Camille Nélaton dans l’incendie du Bazar de la Charité, le 4 mai . Ce double choc réoriente en partie ses activités . D’abord, sans renoncer à la peinture, peut-être en souvenir de sa mère, il produit des poteries, des faïences et des grès, qui, lors d’expositions et de salons, rencontrent un succès certain . Ensuite, il se découvre deux nouvelles passions qui l’accompagneront désormais : la collection et l’histoire de l’art .

À la mort de sa mère, il hérite des collections rassemblées par son grand-père et par son père . S’il allège la collection familiale en mettant en vente, en 1900, chez Georges Petit, un certain nombre de tableaux qu’il estime d’importance secon- daire, de tapisseries, de meubles, d’objets d’art, il entreprend, entre 1898 et 1906, d’acquérir des œuvres nouvelles auprès des grands marchands parisiens ou lors de ventes publiques, en achetant aussi quelques-unes directement aux artistes . Tout en complétant la collection familiale des Delacroix et des Corot (il y ajoute une quaran- taine de tableaux de ce dernier, dont la Cathédrale de Chartres), par goût il multiplie les achats de pré-impressionnistes ( l’Hommage à Delacroix de Fantin-Latour, et six toiles de Manet parmi lesquelles Berthe Morisot à l’éventail et le célèbre Déjeuner sur l’herbe) et d’impressionnistes . Il est vrai que le peintre EMN, dès la fin des années 1880, est influencé par la technique de Monet et de Pissarro . Monet et Sisley figurent au cœur de sa collection . Enfin il possède des œuvres de ses amis peintres, en particulier d’Eugène Carrière et de Maurice Denis .

Les collections d’EMN ne se limitent pas à la peinture . Son intérêt se porte aussi sur les dessins et les estampes . Ses cartons en renferment plusieurs milliers, en partie hérités, en partie achetés, ainsi qu’une centaine de carnets d’artistes . Si Delacroix, Corot, Millet en forment l’essentiel, caricaturistes (en particulier Forain qu’il admire, Caran d’Ache) et impressionnistes sont présents .

EMN ne rassemble pas une telle multitude de tableaux, de dessins, de gravures pour le seul plaisir . Reflet de ses goûts esthétiques, ses achats répondent aussi à sa conception « patrimoniale » de la collection . Il s’approprie ces œuvres parce qu’elles représentent un « témoignage de l’histoire de l’art » et que certains artistes sont absents des musées . Elles sont, dans son esprit, destinées à « combler les vides des collections existantes » (Vincent Pomarède) . Cela le conduit à faire deux donations et un legs au musée du Louvre .

La donation de juillet 1906 comprend cent tableaux, des aquarelles et pastels et des dessins . Le musée du Jeu de Paume reçoit 27 toiles impressionnistes dont le Déjeuner sur l’herbe et un Monet, Les coquelicots . Les Delacroix, Corot, Daubigny et autres post-romantiques sont destinés au Louvre .

Celle de 1919 est faite en mémoire de son fils Dominique, « mort pour la France » en 1918 . Elle se compose de six œuvres (deux Corot, un Daubigny, un Maurice Denis – Drapeau de la France – et deux aquarelles, l’une de Delacroix et l’autre de Jongkind) .

Enfin, par testament, il lègue à l’État 6000 dessins et autographes (Louvre), 3 000 estampes et sa documentation personnelle (BN) ainsi que 4 tableaux .

Ces donations s’inscrivent moins dans une action de mécénat que dans la démarche de l’historien de l’art, nouvelle inflexion, à partir de 1902, dans l’itinéraire d’EMN . S’il peint encore régulièrement jusqu’au début de 1908, reprend ses pinceaux en 1913 puis en 1921-1922, désormais il se consacre à l’écriture de monographies de peintres et à l’histoire patrimoniale de Fère-en-Tardenois, où sa famille possède une maison depuis le début du xixe siècle, et de l’Aisne .

Ses recherches sont consacrées à l’art du xvie siècle et à la peinture du xixe siècle . L’attention d’EMN, également collectionneur des œuvres du xvie siècle, ces « savou- reuses antiquailles », va vers le portrait de cour au temps de Catherine de Médicis, objet d’une série d’ouvrages édités entre 1901, début de sa carrière d’historien de l’art, et 1924 : Les Le Monnier, peintres officiels à la cour des Valois (1901) où il iden- tifie les différents membres de cette dynastie, Le portrait de cour des Valois. Crayons français du xvie siècle conservés au Musée Condé à Chantilly (1908), Les Clouet et leurs émules (1924), ample synthèse accompagnée d’une importante documentation photographique .

Ses recherches sur la peinture du xixe siècle aboutissent à deux types d’ouvrages . Deux catalogues raisonnés, celui de l’œuvre de Corot, préparé par Alfred Robaut et dont il signe un long avant-propos ; celui de l’œuvre gravé de Manet ; les deux ouvrages ouvrent, dans ce domaine, une voie nouvelle en fixant un ensemble de codes référentiels . L’autre genre qu’il développe est la biographie d’artistes, dans la série du peintre « raconté par lui-même », éditée par Henri Laurens . Entre 1916 et 1927, sept monographies sont ainsi publiées .

La première, consacrée à Delacroix, écrite pendant la Grande Guerre, fixe la méthode d’EMN : recours à la correspondance, aux témoignages, aux articles de presse, aux notes accumulées et abondance de l’iconographie participant du texte . Il s’agit, pour l’historien de l’art, de raconter l’artiste et sa vie . Jongkind, Millet, Manet, Daubigny, Bonvin sont d’une facture semblable .

La peinture, l’écriture, mais aussi la photographie . Cette dernière pratique remonte au début des années 1880 . Elle n’a jamais cessé et joue, à partir de la seconde moitié des années 1900, un rôle important dans les travaux d’EMN, en relation avec deux évène- ments de l’histoire nationale, la loi de séparation des Églises et de l’État et la Grande Guerre . Inquiet du devenir des églises et abbayes du Tardenois après l’adoption de la loi de 1905, il entreprend leur recensement dans « un livre consacré à l’inventaire archéologique et artistique des édifices religieux des environs, dont je réunis les éléments depuis 1907, en parcourant avec un appareil photographique tous les vieux bâtiments... »

Les Églises de chez nous paraissent en 1913 et 1914 . Auparavant, de 1908 à 1911, il rédige l’Histoire de Fère-en-Tardenois largement illustrée, dans le troisième tome, de photographies prises par l’auteur .

EMN apporte aussi son témoignage photographique sur les destructions occa- sionnées par la Grande Guerre dans La Cathédrale de Reims (1915) et Chez nous après les boches (1919), reportage photographique sur Fère-en-Tardenois .

Artiste, historien, érudit local, il est aussi l’auteur des Grands saints des petits enfants et de quatre contes pour enfants, illustrés par lui-même « où s’exprime la mélancolie de quiconque aime avant tout la grandeur du passé, la rectitude des mœurs familiales, la beauté des vieilles pierres ennoblies par l’âme des ancêtres devant ce qu’on appelle le progrès . » (Louis de Launay) .

Catholique fervent, anti-dreyfusard, EMN exprime son nationalisme avec force dans la préface de Delacroix raconté par lui-même qui paraît au mitan de la guerre : « J’ai pris la plume comme j’eusse saisi un fusil. Tandis qu’en Artois et en Champagne... celui qui a hérité de ma vigueur aujourd’hui défaillante combattait pour la défense du sol des aïeux, j’ai servi modestement mon pays en m’instituant l’interprète du barde héroïque. Donner la parole à Delacroix en cet instant tragique, n’est-ce pas déchaîner le souffle d’une nouvelle Marseillaise sur les bataillons frémissants de nos enfants en armes ?... La brutale agression dont nous souffrons et les ruines accumulées sur notre terre meurtrie l’auraient fait pleurer de rage. »

La guerre, le drame personnel qui l’affecte le conduisent à abandonner ses positions nationalistes au profit d’une « humaine fraternité » . Jongkind raconté par lui-même se termine par un hymne à la paix : « Puisse l’an 1919, qui amènera avec lui le centenaire du pacifique Jongkind, inaugurer un monde débarrassé des haines meurtrières et rallié, grâce à Dieu, après tant de cruels sacrifices, au régime de l’humaine fraternité. »

EMN avait construit le bonheur familial autour de trois pôles : sa mère Camille, qui exerce une forte influence dans sa formation d’artiste ; sa femme Edmée née Braun (sœur de l’un de ses amis), qu’il a épousée en 1889 ; deux filles, Étiennette (1890), Cécile (1891) et un fils Dominique (1894) . Ce bonheur est rompu par deux drames . 21 ans après l’incendie du Bazar, Dominique est tué au front .

Il rend hommage à son fils en lui consacrant un mémorial : Histoire d’une âme héroïque Dominique Moreau-Nélaton raconté par son père, Étienne Moreau-Nélaton, terminé en décembre 1918 . Peu auparavant il venait de terminer un ouvrage dédié à l’histoire des siens, Mémorial de famille, en cinq volumes, qui remonte aux origines de sa lignée, en retrace l’ascension et fournit de nombreux renseignements sur la jeunesse et la formation d’EMN .

Sa vie durant, il entretient de fortes amitiés, en particulier avec deux de ses cama- rades de Condorcet, Louis de Launay, X-Mines, historien des sciences et Raymond Koechlin, journaliste, collectionneur et l’un des fondateurs de la Société des amis du Louvre . Notons enfin qu’à Fère il entretient des relations amicales de voisinage puis familiales avec la famille de Claudel, sa fille Cécile épousant un neveu de Camille et Paul .

Les honneurs consacrent davantage le collectionneur, l’historien de l’art et le donateur que l’artiste . En novembre 1925, il est élu membre libre de l’Académie des beaux-arts et en 1927, quelques mois avant sa mort, il est promu officier de la Légion d’honneur .

Michel RAPOPORT, PE 1965 l