PECKER Jean-Claude - 1942 s
PECKER (Jean-Claude), né le 10 mai 1923 à Reims (Marne), décédé le 20 février 2020 à Port-Joinville (Île d’Yeu, Vendée). – Promotion de 1942 s.
En 2017, à 94 ans, Jean-Claude Pecker, après de longues hésitations et très inquiet de ce qu’il ressent à l’occasion de l’élection présidentielle comme la montée des extrémismes de funeste mémoire, décide de publier Lamento, 1944-1994, un recueil de poèmes écrits tout au long d’une période de 50 ans ayant suivi la rafle de ses parents, le jour même de son 21e anniversaire, le 10 mai 1944, suivie de leur déportation fatale à Auschwitz.
Un de ces poèmes replace lucidement sa carrière d’astronome dans ce contexte tragique, et montre le traumatisme profond qui le minait, contrastant avec le contact généreux, enthousiaste, brillant et surtout universaliste qu’il affichait en public.
Pourtant, la vie s’annonçait sous les meilleurs auspices pour Jean-Claude. Il naît le 10 mai 1923 chez ses grands-parents maternels à Reims, dont Joseph Herrmann, son grand-père, était le rabbin. Son père, Victor Pecker, est ingénieur, spécialiste des rayons X médicaux ; il dirige une filiale de Thomson. Sa mère, Nelly Herrmann, est professeure de lettres et de philosophie. Quand elle est nommée au lycée de jeunes filles de Bordeaux (aujourd’hui lycée Camille-Jullian [1877 l]), peu après la naissance de Jean-Claude (qui restera fils unique), la famille part s’y installer. Ce seront des années heureuses.
Mais la guerre arrive et, avec elle, la débâcle et les lois anti-juives décidées par le maréchal Pétain lui-même. Nelly est sans travail, et la famille se replie sur Paris durant l’été 1941, où le couple, grâce à des aides, réussit à survivre. Jean-Claude a maintenant 18 ans, il entre en taupe et réussit, portant l’étoile jaune, le concours d’entrée à l’ENS l’année suivante. C’est en 1942 : année charnière de la guerre dont l’issue commence à basculer, mais celle aussi où l’étau se resserre inexorablement sur les Juifs.
C’est le début d’une longue cavale : dans leur notice sur Henri Cabannes (1942 s), voir l’Archicube 21bis p. 96, Renée Flandrin Gatignol (1959 S) et Jean-Baptiste Leblond (1976 s) rapportent qu’il accompagna Jean-Claude lorsque celui-ci partit se cacher dans la forêt de Saint-Germain du 15 au 23 juillet, échappant ainsi de justesse à la rafle du Vél’ d’Hiv’. Alors que Cabannes put rejoindre Londres, Jean-Claude se retrouva à Grenoble, foyer de résistance depuis août 1940. Les troupes italiennes occupèrent la ville à partir du 12 novembre, offrant un certain répit aux Juifs, car les Italiens refusaient de les déporter. Mais ce répit fut de courte durée, les Allemands réinvestissant le secteur après la chute de Mussolini le 23 juillet 1943.
Jean-Claude put s’inscrire à l’université de Grenoble. D’autres sources mentionnent qu’il travailla en usine pour subsister. Mais le 10 mai 1944, l’insou- tenable se produit : il apprend que Victor Pecker a été raflé dans le métro parisien, et que la Gestapo a surpris Nelly dans leur appartement. Ses parents sont envoyés à Drancy, puis le « train noir » les emmène à Auschwitz d’où ils ne reviendront pas. Par miracle, Anna Herrmann, la mère de Nelly, âgée de 80 ans, est recueillie et cachée jusqu’à la fin de la guerre par Ida Petit, une ancienne élève de Nelly, qui sera, pour cet acte de dévouement et d’héroïsme, nommée en 2004 « Juste parmi les Nations » par l’Institut Yad Vashem.
Jean-Claude est désormais orphelin, avec juste sa grand-mère pour toute famille proche, sauve mais cachée. Grenoble une fois libérée, il fut mobilisé et fit partie d’une unité constituée uniquement de scientifiques autour du thème des communi- cations par radio, domaine qui lui offrit l’occasion de rencontrer d’autres physiciens, dont Yves Rocard (1922 s), spécialiste des radars auprès de la Marine, qui remplacera Georges Bruhat (1906 s), mort en déportation, comme responsable de la chaire de physique de l’ENS à partir du 1er novembre 1945.
Jean-Claude peut enfin intégrer l’ENS, trois ans après avoir réussi le concours, et il passe l’agrégation de physique en 1946. Alfred Kastler, qui y est alors maître de conférences en physique quantique lui suggère de s’orienter vers l’astrophysique théo- rique « atomique » – notamment l’interprétation des spectres solaire et stellaires, qui révèlent la composition et les conditions physiques de leurs atmosphères. En France, il n’existe alors qu’un seul astrophysicien théoricien, de seulement trois ans son aîné, Évry Schatzman (1939 s), qui vient de soutenir sa thèse (mars 1946) devant un jury présidé par Louis de Broglie, et qui est aujourd’hui encore considéré comme « le père de l’astrophysique française ».
C’est donc sous sa direction formelle que Jean-Claude conduira ses premiers travaux de recherche sur les atmosphères stellaires, mais il y avait un hic : Évry était spécialiste de la structure interne des étoiles et il ne pouvait prendre la direction réelle de sa thèse ! Jean-Claude le raconte : « Mon mentor (devenu mon ami pendant toute sa vie) Évry Schatzman, m’avait dit clairement que, spécialiste des intérieurs stellaires, il ne saurait pas diriger mes recherches, et qu’il fallait donc apprendre mon métier à l’étranger. C’était, selon lui, à Utrecht qu’il fallait aller. Mais à l’époque, le contrôle des changes était extrêmement dur et l’on ne pouvait pas voyager facile- ment, car on ne pourrait pas, aux Pays-Bas, être payé en francs ; trouver à se loger était aussi une impossibilité. C’est grâce à l’aide de l’Union astronomique internatio- nale [UAI] que ces problèmes ont pu être résolus. À l’époque, le lieutenant-colonel Stratton, qui avait été secrétaire général de l’UAI, était président de la commission qu’il avait fait créer, la Commission 38, des « Échanges d’astronomes ». L’échange eut donc lieu [en 1948] entre Jakob Houtgast, qui désirait travailler en France, et moi ; nous avons échangé salaire et appartement. Un appartement que j’ai d’ailleurs partagé avec Kees de Jager, qui travaillait aussi pour sa thèse. »
Jean-Claude obtiendra donc son diplôme de doctorat tout seul, quoique « sous la direction » (au sens académique) d’Évry Schatzman. Une amitié indéfectible se nouera entre lui et Évry. Ces deux hommes d’âges si proches partageaient entre autres les mêmes drames personnels (Benjamin Schatzman, le père d’Évry, fut raflé en décembre 1941 et mourut en septembre 1942 sur le chemin de la déportation ; Évry lui-même fut sauvé par Georges Bruhat qui l’enverra avec de faux papiers se cacher à l’Observatoire de Haute-Provence de 1943 jusqu’à fin 1944). Pour les étudiants astronomes de la génération de 1968, comme moi, cette amitié est peut- être le mieux symbolisée professionnellement par cette « Bible » qu’était le traité Astrophysique générale qu’ils avaient co-écrit et publié chez Masson en 1959.
Son diplôme en poche, Jean-Claude entre pour de bon dans le système. Les diffé- rentes étapes de sa carrière et de ses engagements sont de notoriété publique ; je me concentrerai de façon plus personnelle sur les épisodes peut-être les moins connus de sa vie (et donc « en exclusivité » pour l’Archicube).
En 1952, Jean-Claude fait véritablement ses premiers pas d’astronome profes- sionnel. Cette année-là, le 25 février, une éclipse totale de Soleil a lieu à Khartoum, au confluent du Nil blanc et du Nil bleu. D’une durée de trois minutes seulement, elle est attentivement suivie par une équipe franco-égyptienne dirigée par Bernard Lyot, et dont Jean-Claude, déjà, fait partie. C’est lui que sera chargé d’en présenter les résultats à la Commission 13 de l’UAI (« Éclipses solaires »), lors la première Assemblée générale à laquelle il assistera, à Rome, l’été suivant. Ce fut, selon ses propres termes « l’ouverture vers le grand monde de l’astronomie mondiale ». Il y fut « repéré » par Donald Menzel, alors directeur de l’Observatoire de Harvard, qui lui proposa une bourse Fulbright lui permettant de passer un an à Boulder (Colorado), au High Altitude Observatory, afin d’approfondir ses recherches sur les couches externes du Soleil... Le ministère dut s’arracher les cheveux, car 1952 est aussi l’année où il venait d’obtenir un poste de maître de conférences à Clermont- Ferrand ; mais en fait ceci ne fut qu’une parenthèse puisqu’il devint astronome à l’Observatoire de Paris dès 1955. À noter qu’entre 1952 et 1954, il publiera (avec d’autres auteurs) pas moins de huit articles... tous en français ! Ce n’est qu’à la suite de son séjour à Boulder qu’il commencera à publier en anglais (cinq articles cette année-là...), mais nous verrons plus loin qu’il ne ratera pas une occasion (fût-elle un peu baroque) de continuer à utiliser le français dans son métier. Côté méconnu mais important de la personnalité parfois non conventionnelle de Jean-Claude...
Puis sa carrière s’accélère de façon boulimique. C’est la « décennie prodigieuse », au cours de laquelle il deviendra successivement, en 1961, secrétaire général-adjoint (le premier « statutaire », et premier Français à ce poste) de l’UAI ; en 1962, directeur de l’Observatoire de Nice : c’est le début de la « renaissance » de cet établissement célèbre construit par Garnier et Eiffel ; en 1963, c’est son élection comme professeur au Collège de France (chaire intitulée « Astrophysique théorique »). Et ce n’est pas fini : en 1964, il est élu secrétaire général de l’UAI par l’Assemblée générale réunie à Hambourg, et en 1969 il sera élu correspondant de l’Académie des sciences (prélude à son élection comme membre en 1977).
Il poursuit non seulement ses recherches sur le Soleil et les étoiles à partir des méthodes spectroscopiques, mais s’intéresse aussi à d’autres sujets comme la cosmo- logie, et y joue la mouche du coche. Un exemple : avec son collègue et ami indien Jayant Narlikar, il développera une interprétation non orthodoxe du décalage vers le rouge des galaxies, visant à remettre en cause l’expansion de l’univers – autrement dit le socle du « Big Bang ». Même si cette théorie dut être abandonnée par la suite, le simple fait de remettre en cause les idées reçues est un aspect fondamental de la démarche scientifique, et en ce sens le rôle de Jean-Claude aura été très utile.
De même, sa démarche pour faire vivre la langue française dans un environne- ment scientifique (ou du moins essayer) était bien connu à l’UAI, notamment dans les congrès ou certaines publications. Il a même poussé l’audace jusqu’à rédiger en français son premier compte-rendu de réunion du comité exécutif. C’était en 1964, lors de sa prise de fonction de secrétaire général à la fin de l’Assemblée générale de Hambourg : du jamais vu !
Hambourg, donc. Jean-Claude écrit : « C’était mon premier contact avec l’Alle- magne depuis la guerre ; un contact en demi-teinte. J’avais beaucoup souffert en 1944... Le président du comité d’organisation était Otto Heckmann, un homme calme, sage et efficace. Ce fut un bon congrès. » Pendant son mandat, un épisode particulièrement émouvant et significatif eut lieu à Liège. Otto Heckmann à qui on propose d’être le prochain président de l’UAI hésite car, dit-il, il a été jadis membre du parti national-socialiste. Jean-Claude prend le téléphone : « Professeur Heckmann, j’ai entendu votre conversation avec Pol [Swings, président en titre de l’UAI]. Je veux vous dire que mon père et ma mère sont morts, déportés dans le camp d’Auschwitz. Eh bien, je vous demande d’accepter de devenir président de l’UAI. » Quel courage, et quelle leçon d’humanité !
Jean-Claude ne cessa de se manifester à l’UAI, comme président et comme parti- cipant très actif de toutes les Assemblées générales, jusqu’à celle qui se déroula à Pékin en 2012, où il reçut un hommage improvisé de l’assistance lors de la céré- monie de clôture. À son grand regret, son état de santé l’empêcha d’assister aux deux suivantes, mais il trouva l’énergie de présenter sa communication au symposium célébrant (avec un an d’avance) le centenaire de l’UAI (créée en 1919) sous la forme d’une vidéo ayant pour titre : « With the IAU and inside the IAU since 1946 ». Ultime pirouette : l’introduction est en français... Et Jean-Claude fit en décembre 2019 cette confidence à la secrétaire générale actuelle de l’UAI, portugaise, Teresa Lago : « J’ai aimé l’UAI, presque, dirais-je, d’un amour charnel ! » L’UAI le lui rendit bien, en donnant son nom à un astéroïde : (1629) Pecker.
Dans un registre plus personnel, on ne peut évoquer la mémoire de Jean-Claude sans faire référence à l’île d’Yeu (où il décédera), et aux dons artistiques et litté- raires qu’il y fit s’épanouir. En 1963, la famille Pecker y prend une location. Un endroit, peut-être le plus isolé de l’île, l’attire : la Pointe des Corbeaux, à son extré- mité sud-est, avec son phare, son port microscopique pour les barques de pêche, et ses quelques maisons et cabanes d’Islais. À l’époque, le lieu est desservi seulement par un chemin de terre sur le dernier kilomètre – et surtout sans eau courante, ni électricité..., et a fortiori sans téléphone ; mais avec un double horizon, splendide, les rochers de la Côte sauvage vers le large, et des dunes de sable paraissant infinies du côté du continent, à 17 km de là et le plus souvent invisible... Jean-Claude décide d’y installer sa résidence secondaire. Le terrain n’est pas cher, son architecte n’est autre que son oncle Jacques Carlu (architecte du Palais de Chaillot), et sa décision est prise. En 1968 la vaste maison est construite. Pendant quelques années, via une canalisation sur le toit, seule la pluie l’alimentera en eau...
Ce lieu devient en fait doublement magique : d’une part il porte le nom d’une des légendes les plus connues de l’île (la « légende des deux corbeaux blancs » qui rendent la justice), et d’autre part Jean-Claude, l’astronome, y apportera une touche personnelle en forme de clin d’œil, puisqu’il trouvera pour sa maison un nom issu lui aussi d’une légende d’un pays lointain, la Malaisie, revisitée par Rudyard Kipling dans Just So Stories. Ce nom, c’est « Pusat Tasek », le « nombril de la mer » en malais, le domicile profond et inconnu d’un crabe géant qui avale et rejette successivement la mer pour se nourrir de ses poissons. Autrement dit, qui est à l’origine des marées...
Mais bien qu’aucun panneau n’ait jamais indiqué ce nom, il connut pourtant son heure de gloire lorsque Jean-Claude invita le Comité exécutif de l’UAI à tenir sa réunion annuelle en septembre 1971 dans sa maison : le compte-rendu, rédigé par le secrétaire général d’alors, indique bel et bien comme lieu de la réunion : « Pusat- Tasek, Île d’Yeu, France ». L’eau courante avait dû arriver entre-temps...
La Pointe des Corbeaux deviendra une inépuisable source d’inspiration pour Jean- Claude, que ce soit pour sa peinture, ses aquarelles, voire ses eaux-fortes, ou même ses poèmes. Retraite dans la retraite, la maison comprendra, en plus du bureau, un atelier d’artiste. Il sortira aussi régulièrement en mer, à la barre de son petit voilier habitable, La Petite Ourse.
Très fier d’avoir été lauréat du Concours général de dessin en 1939, Jean-Claude a incontestablement la fibre artistique - peut-être des gènes familiaux, car sa tante Anne (Natacha : « Nath ») Carlu (sœur de son père, et épouse de Jacques Carlu) était une artiste peintre reconnue internationalement. À cinq ans, le petit « Bim » se disait déjà peintre, comme sa tante. Après son décès, nous avons retrouvé dans son atelier un nombre impressionnant de tableaux qui nous ont paru inachevés pour la plupart. Parmi eux se trouvaient plusieurs lots, soigneusement emballés, donc conservés « à part ». Nous savions que quelques œuvres avaient été données, à des amis ou encore au Collège de France, la majorité de ces tableaux avaient fait l’objet d’une exposition au FIAP de Paris en 1988, à l’occasion d’un colloque donné en son honneur par l’Institut d’astrophysique de Paris et le Collège de France, dont il devenait professeur honoraire.
Dans la plaquette qu’il réalisera à cette occasion Plage d’encres, avec le concours du peintre André Verdet, Jean-Claude nous livre quelques clés de sa démarche artistique et de sa relation avec son métier : « Si je vois un intérêt à rapprocher ma démarche de peintre et ma démarche d’astronome, ce n’est pas dans la beauté du ciel que je situe le contact, mais dans une méthodologie réductionniste qui ramène la complexité du réel à un modèle simple. Et le modèle ne vise qu’à dégager les structures essentielles du monde réel, celui du peintre, celui du physicien, celui de l’astronome. » Interrogé par la philosophe et écrivaine Françoise Armengaud (1961 L), il complète : « Je suis toujours en état d’insatisfaction scientifique ! En revanche, j’ai été dans des états de satisfaction picturale. Cela dit, ce n’est pas le sentiment de bien-être qui déclenche la peinture mais l’inverse. Peindre me met parfaitement bien dans ma peau. Et lors des périodes où je n’ai pas le temps... alors je suis malheureux. »
Jean-Claude ne cessera pas de peindre, dans le désordre de son atelier islais. Il est frappant de constater que la plupart des tableaux ne sont ni datés, ni signés, comme s’il avait hésité à s’engager et à les ordonner dans le temps (ce sera la même chose pour ses poèmes, par exemple), et il ne cherchera pas à les montrer – ces tableaux resteront emballés à Pusat Tasek pendant plus de quarante ans... En revanche, il peindra en parallèle de superbes aquarelles de l’île d’Yeu, mais aussi de ses nombreux voyages (vous et moi emportons un appareil photo, lui n’utilisait qu’un carnet de croquis) et il les publiera (En voyage, de quelque part à ailleurs – 1001 aquarelles, 2014).
Dans un autre registre, c’est souvent l’île d’Yeu qu’il convoquera pour écrire des poèmes, certains rappelant les haïkus japonais et eux aussi non datés, avec une certaine fascination pour les galets et leur polissage par la mer au fil de millions d’années, tous identiques et tous différents, métaphores poétiques du monde et des hommes :
Galet
pour moi le monde
nu dur épais cruel
d’un regard confisqué
Mais si Jean-Claude, âgé déjà de presque 95 ans, semblait soudain pressé de transmettre ses messages personnels au monde, l’astronomie et les astronomes le faisaient toujours vibrer. Et c’est à Jérôme Lalande (1732-1807), pour lui l’astro- nome le plus influent du siècle des Lumières, qu’il consacrera, avec la collaboration de sa compagne des derniers jours, Simone Dumont, une somme de cinq volumes, Lalandiana, parus de 2007 à 2020, et ce, avec un courage et une énergie incroyables (sans parler de sa prodigieuse mémoire), face à une insuffisance rénale qui le minait.
Une dernière citation de Jean-Claude, à laquelle tous les astronomes ne peuvent qu’adhérer : « L’astronomie offre un modèle de comportement, une leçon d’humanité, une ouverture sur les “vraies richesses”. Pour détachés qu’ils soient des applications pratiques, les astronomes partagent les inquiétudes de tous pour notre planète. »
Et la fin venue, les cendres du crabe de Pusat Tasek ont rejoint le fond de l’océan à la Pointe des Corbeaux...
Thierry MONTMERLE (1965 s) Ancien secrétaire général de l’Union astronomique internationale
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Jean-Claude Pecker et l’émergence de l’astrophysique en France
À la Libération, se dessine en France une renaissance de la recherche que l’ensei- gnement universitaire prend lentement en compte : création du CEA, du campus d’Orsay initialement lié à la Sorbonne, rôles essentiels joués par l’École de physique théorique des Houches et par le Laboratoire de physique de l’ENS. L’astronomie souffre du manque d’instruments : alors que les États-Unis ouvrent en 1949 le télescope optique de 5 m du Mont Palomar, que les Britanniques disposent des radio- télescopes de Cambridge dont les résultats conduisent rapidement au prix Nobel (1974) d’Antony Hewish et Martin Ryle, la France ne disposera de son premier grand télescope optique (1,93 m) à Saint-Michel-l’Observatoire (Alpes-de-Haute- Provence) qu’en 1958, bien que la décision en ait été prise en 1936 dès la création du CNRS. Sous l’impulsion d’André Danjon (1910 s), alors directeur de l’Observa- toire de Paris, Yves Rocard (1922 s), directeur du laboratoire de physique de l’ENS et Jean-François Denisse (1936 s) créent la station de radioastronomie de Nançay où le grand télescope est inauguré en 1965. Évry Schatzman (1939 s.) soutient un doctorat d’astrophysique théorique portant sur la structure interne des étoiles denses appelées naines blanches, discipline largement absente dans la France d’avant-guerre. Il occupe en 1954 la première chaire d’astrophysique, créée à la Sorbonne.
C’est dans ce contexte que Jean-Claude Pecker fait ses premiers pas de chercheur sous la direction d’Évry Schatzman et soutient en 1950 un doctorat d’État, portant sur la théorie des atmosphères stellaires et en particulier celle du Soleil. Il s’ouvre à l’astronomie observationnelle, participant en 1952 à l’observation de l’éclipse solaire totale à Khartoum, et à sa dimension internationale avec un séjour d’un an au High Altitude Observatory (Boulder, Colorado), haut-lieu de l’observation du Soleil et de la théorie de son atmosphère. Ce séjour le conduira en 1954 à publier avec Walter Roberts un article prémonitoire sur ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui « météorologie spatiale » et sur le rôle des particules émanant du Soleil dans le déclenchement des perturbations géomagnétiques. Il s’enorgueillira d’avoir décou- vert des « cônes d’évitement » qu’il comparera aux « trous coronaux », ces structures moins denses de la couronne solaire, sources du vent solaire ultra-rapide mises en évidences dix-sept ans plus tard par les observatoires solaires spatiaux sur les images de la couronne dans l’ultraviolet.
Ses publications en français, puis en anglais traitent de la formation des raies spectrales, dont l’observation est la principale source d’information sur l’atmosphère du Soleil puis des étoiles. Il y étudie les écarts à l’équilibre thermodynamique local, là où les inhomogénéités et intenses gradients de température rendent difficile une interprétation correcte des spectres observés. Les développements de ses analyses et leur mise à l’épreuve par l’observation donnent lieu aux travaux de toute une génération de ses élèves, à partir de la fin de la décennie : entre autres Jean-Paul Zahn (1955 s), Roger Bonnet, Philippe Delache (1956 s), Françoise Eugène-Praderie (1956 S), Pierre Léna (1956 s), François Roddier (1956 s) à Paris, puis à l’Observa- toire de Nice dont il devient directeur en 1962.
L’entrée de la France dans le domaine spatial, voulue par de Gaulle à partir de 1958 et conduisant à la création du Centre national d’études spatiales en 1961 (CNES), se traduit par des perspectives entièrement nouvelles d’observation de rayonne- ments électromagnétiques jusqu’ici inaccessibles à l’observation terrestre (ultraviolet, infrarouge). En 1958, André Danjon (1910 s) charge Jacques Blamont (1948 s) et Jean-Claude Pecker, de projeter les découvertes d’astronomie et de géophysique qu’un accès à l’espace (fusées-sondes, puis satellites d’observation) permettra. Le Programme de Versailles est ainsi élaboré et contribuera fortement à la feuille de route de ces sciences, lors de la décennie suivante et au-delà.
L’accès à l’espace avec Spoutnik, puis le programme Apollo stimulent la création de laboratoires par le CNRS appuyé sur le CNES, une intense coopération scientifique internationale avec les États-Unis et surtout l’URSS, comme voulu par de Gaulle, et à une lente émergence d’une Europe de la science, avec en 1952 la création du CERN et dix ans plus tard celle de l’Observatoire européen austral (ESO), qui dotera les pays membres de leur premier grand télescope optique (3,6 m) installé au Chili en 1979.
Ces développements attirent nombre de jeunes chercheurs. En 1959, Évry Schatzman et Jean-Claude Pecker publient Astrophysique générale, un ouvrage didactique majeur en français, qui va contribuer à la formation théorique de cette génération. De nouveaux élèves et collaborateurs rejoignent alors Jean-Claude, béné- ficiant de ses conseils toujours amicaux et de son inspiration, à Nice, à l’Institut d’astrophysique de Paris et au Collège de France, où il est nommé professeur en 1963 : Yvette Cuny, Suzanne Débarbat, Simone Dumont (auprès de laquelle il terminera sa vie à l’île d’Yeu), Jean Lefèvre, Christian Magnan (1960 s), François Roddier.
Limitant ici le propos au rôle directement scientifique de Jean-Claude Pecker, puisque la richesse de sa personnalité est évoquée par ailleurs, il faut mentionner son intérêt pour la cosmologie et les débats auxquels donne lieu pendant la seconde moitié du siècle le modèle du Big Bang. Le considérant comme d’inspiration « créa- tionniste », Jean-Claude Pecker accompagne d’autres astrophysiciens, tels Fred Hoyle et Jayant Narlikar, dans sa mise en question et la recherche d’une alternative (univers sans expansion par exemple). Il poursuivra cette critique jusqu’à la fin de sa vie, mais finira par reconnaître la valeur du modèle cosmologique standard, notamment après les observations de la mission européenne Planck (2009-2013).
La recherche spatiale l’attirait par l’abondance des découvertes scientifiques qu’elle offrait. Il participait lui-même à certaines expériences, assistant ses élèves tant par ses connaissances théoriques qu’en se confrontant avec eux aux délicates manœuvres des instruments en orbite, se soumettant toujours en bon élève, avec discipline, à leurs instructions respectueuses. Entre eux et lui, pas de hiérarchie ! Il partageait leur jeunesse, leur enthousiasme et leur savoir-faire.
Pourtant l’exploration spatiale, avec ses composantes politiques et militaires, l’in- quiétait aussi. Opposant la finitude de la sphère terrestre aux limites observables de l’Univers, toujours plus repoussées par les grands télescopes terrestres et spatiaux, il s’interrogea jusqu’à ses derniers moments sur le futur de l’humanité.
Pierre Léna (1956 s) Roger-Maurice Bonnet Ancien directeur du programme scientifique de l’Agence spatiale européenne)
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Jean-Claude Pecker et l’Unesco
Assis dans la pénombre de la plus grande salle de l’Unesco qui accueille la confé- rence générale, deux délégués écoutent sagement les interventions des chefs de délégation dont ils tenteront de tirer plus tard la substantifique moelle : moi-même, une novice qui vient de débarquer dans le monde « unesquien », et le très expé- rimenté président du comité sciences de la commission française pour l’Unesco, Jean-Claude Pecker.
La litanie des discours et les « récréations » nous permettent de faire connaissance et d’échanger nos commentaires, souvent ironiques, parfois admiratifs, et c’est le début d’une belle et longue amitié, toujours renouvelée. L’idéal de l’Unesco – construire la paix dans l’esprit des hommes – après la chute du nazisme, dont il avait tellement souf- fert, correspondait aux valeurs de Jean-Claude ; il y voyait un grand espoir, comme il l’explique dans un entretien publié dans l’Archicube n° 2, non tant pour les progrès de la science en eux-mêmes que pour les échanges que suscite l’organisation, l’éducation qu’elle favorise, notamment l’éducation scientifique des filles, les colloques, et les prix qu’elle peut attribuer aux chercheurs. Il était aussi très investi dans la défense des droits de l’homme, où l’Unesco travaille dans l’ombre pour aider les victimes emprisonnées ou maltraitées qui relèvent de ses missions : savants, artistes, journalistes, etc. S’il a pu comme tant d’autres, être parfois irrité par les chemins que prenait l’Unesco, par la lenteur de ses délibérations, il n’a jamais perdu sa confiance dans son avenir, dans le soutien au développement d’échanges internationaux constructifs.
Nous avons perdu un jeune homme de 97 ans – il n’a jamais été vieux à mes yeux –enthousiaste, passionné, toujours prêt à débattre, plein d’humour, toujours courtois, quel que soit son interlocuteur, prêt à écrire pour l’Archicube un article, une notice, jusqu’à ses derniers mois. Sa rencontre avec les lauréats du Concours général, sur le thème du Big Bang et des controverses qui l’entourent, suscita de nombreuses questions : les plus jeunes oubliant que le conférencier avait presque 70 ans de plus qu’eux ! Son état de santé défaillant ne l’avait pas empêché ces dernières années de nous retrouver à l’École le 11 novembre pour un hommage aux normaliens disparus et même d’y intervenir en 2016, son oncle Léon Herrmann (1909 l), latiniste, ayant combattu pendant la Grande Guerre. Nous perdons un grand scientifique, mais aussi un esprit universel, d’une immense culture, un poète et un peintre.
Anne LEWIS-LOUBIGNAC (1965 L)