PETITMENGIN Pierre - 1955 l
PETITMENGIN (Pierre), né le 23 janvier 1936 à Paris, décédé le 28 juin 2022 à Courbevoie (Hauts-de-Seine). – Promotion de 1955 l.
De sa nomination à la tête de la Bibliothèque de la rue d’Ulm (1964) jusqu’à ses derniers moments, la vie de Pierre Petitmengin se confond avec la vie de l’École. Entre 2017 et 2019, sur une initiative collective, trente-et-un témoignages audiovisuels ont été réunis autour de sa personne auprès des acteurs majeurs de ces soixante dernières années à l’ENS, de ses anciens collègues et de ses amis. Cette notice reprend les thèmes développés dans ces documents accessibles en ligne sur https:// www.oralemens.ens.fr et ne saurait être qu’une mise au format papier de leur contenu.
Elle prolonge l’hommage rendu à notre bibliothécaire par notre directeur Frédéric Worms (1982 l) paru dans L’Archicube 33 de décembre 2022 (p. 157 à 159) et diffusé dès l’annonce du décès dans tous les services de l’École.
Dernier-né d’une fratrie de cinq enfants, de tradition protestante, il est le fils de Georges Petitmengin, ingénieur aux Chemins de fer de l’État, et de son épouse née Marie-Louise Diény, professeur de mathématiques au Collège Sévigné, qui se consacra à son foyer dès 1924 . Son oncle André Diény enseignait au lycée Henri-IV l’histoire ancienne en classes préparatoires ; son fils Jean-Pierre (1948 l) montra le chemin de la rue d’Ulm à son cousin . Sa tante (et marraine) était elle-même agrégée d’histoire et géographie . Le jeune Pierre montra, dès le primaire, d’exceptionnelles dispositions qui émerveillaient déjà son instituteur (monsieur Martin, le même durant quatre années) . Il entra en sixième au lycée Charlemagne (1946) et continua au lycée Hoche de Versailles, de la troisième au Baccalauréat . Il y fut marqué par le professeur d’allemand, traducteur de Novalis . Il passa l’année de seconde dans un préventorium de Saint-Gervais, où il eut pour condisciple le jeune Étienne Guyon, qui intégra lui aussi en 1955 . Pour des raisons de commodité, offertes par le train de Versailles-rive droite, il fit son hypokhâgne au lycée Condorcet, mais Daniel Gallois (1926 l) le convainquit de passer rue Saint-Jacques, où il resta interne le premier trimestre ; le caciquat dès le premier concours ne fit que confirmer ce que chacun pressentait, tant à Condorcet qu’à Louis-le-Grand .
À ses dons exceptionnels, il joignait une boulimie de savoir et l’intrépidité qui ne le faisait jamais renâcler devant des choix difficiles . Il fut attiré par le latin tardif et par les cours d’Henri-Irénée Marrou (1925 l) qui dirigea son mémoire sur Tertullien . L’agrégation ne fut qu’un jeu, guidé par Roger Fayolle (1948 l), Robert Mauzi (1946 l) et Pierre Pouthier (1948 l), et sa place de deuxième lui ouvrit le rare privilège de l’année supplémentaire . Il revint au latin tardif, sous la férule de Pierre Courcelle (1930 l) aux Hautes Études et de Jacques Fontaine (1940 l) . Il comprit alors la néces- sité de connaître le suédois, car la majorité des chercheurs sur Tertullien étaient sujets des Bernadotte, et il s’y initia grâce à une amie de sa mère, Sévrienne, qui avait épousé un Suédois (Sylvette Mendousse-Nilsson [1923 L], enseignante au lycée Rameau à Versailles) . Il passa plusieurs étés à Stockholm pour s’initier à la langue sous la férule de Dag Norberg, futur rector magnificus . Ce furent ensuite deux années (1960-1962) sous les drapeaux, effectuées, d’abord à l’école militaire de Cherchell comme à l’époque bien des Ulmiens, puis à Tübingen (pour lui un rare bonheur), et les derniers mois en Algérie coïncidèrent avec l’indépendance .
Deux années au palais Farnèse (1962-64) lui permirent de découvrir les manus- crits de la Vaticane (son mémoire Recherches sur l’organisation de la Vaticane à l’époque Ranaldi 1547-1645 fut publié dans les Mélanges de l’École française de Rome (75-1963), et d’avoir en La Signorina (Noëlle de la Blanchardière) l’exemple d’une bibliothécaire rendant son métier passionnant – il regretta d’ailleurs de ne pas avoir pu participer aux Mélanges qui lui furent offerts sous ce titre Alla Signorina . Il eut l’occasion de rencontrer à Rome Hans-Georg Pflaum et de l’accompagner dans le Constantinois, à la recherche d’inscriptions témoignant du passage de militaires : rare privilège de compléter sa formation auprès de ce chercheur inégalé, le maître de la prosopographie . Le doyen Marcel Durry (1919*l) l’attendait à son retour, pour lui proposer un poste d’assistant à la Sorbonne, mais il reçut le même jour une lettre de Pierre Pouthier l’informant que Roger Martin (1938 l), le bibliothécaire d’Ulm, avait soutenu sa thèse de philosophie et allait occuper une chaire de logique en Sorbonne : le poste était vacant et le candidat pressenti, le caïman de français Roger Fayolle (1948 l), le refusait . Le directeur Robert Flacelière (1922 l) souhaitait en effet la stabilité pour un poste qui, depuis la mort en fonctions de Lucien Herr (1883 l), avait été occupé par Paul Étard (1905 l) et Roger Martin, et se contentait de gérer « le plus remarquable instrument de culture supérieure qu’il y eût en France » selon les mots de Charles Andler (1884 l) . Et il avait posé trois conditions : le candidat devait passer le concours des Bibliothèques, pour être sur un pied d’égalité avec les autres responsables universitaires, s’engager pour dix ans dans le poste et résider sur place . Sans hésiter, Petitmengin accepta (et l’année suivante il obtenait le prix Pol Neveux, couronnant le premier de la promotion) . Il devenait donc très officiellement biblio- thécaire agrégé (corps dont il était l’unique représentant), puis en 1974, sous-directeur chargé des bibliothèques et de la documentation (astuce trouvée par Jean Sirinelli (1941 l) pour ne pas irriter le corps des conservateurs patentés). Il devait occuper ce poste trente-sept années (mais son départ prévu pour le 31 décembre 2001 fut reporté au 4 avril 2002, ce qui lui octroie, dans les registres de l’École, l’égalité avec le légen- daire Lucien Herr) et gravit les indices d’un professeur de seconde classe . Mais à la différence de son prédécesseur, la vie lui était donnée pour encore vingt années .
Il ne sépara jamais ses activités à la tête de ce paquebot qu’était déjà la Bibliothèque des Lettres, de l’enseignement et de la recherche . À preuve, sa bibliographie scien- tifique qui comporte cent trois articles, tous particulièrement fournis, depuis la contribution pour l’épée de Pierre Courcelle (1957) jusqu’à 2022 . Il n’a signé qu’un compte rendu, pour la Revue des études latines de 1974, sur un ouvrage en néerlandais de J . E . Spruit, C. Plinius Secundus, souvenir en quelque sorte de son cours d’agrégation sur Pline le Jeune cette année-là .
Très vite il sentit la nécessité d’initier les normaliens à la paléographie . Il avait conscience de l’obligatoire renouvellement des études classiques et de leur ouverture à la fois aux auteurs dits tardifs avec condescendance, et aux sciences auxiliaires (à une époque où ce terme n’était pas non plus une marque de mépris) . Pour son séminaire du mardi, qu’il ouvrit dès la fin des années 1960 « contre la sclérose » – trente ans avant la création officielle du Centre d’études anciennes –, les participants étaient intéressés par la lecture d’inédits . Il entreprit alors (1970) l’aventure de Pélagie la pénitente, entreprise dont nul, pas même lui, ne prévoyait la dimension, et qui aboutit à la publication aux Études augustiniennes de deux ouvrages monumentaux portant ce titre et sous-titrés : Les textes et leur histoire (1981), puis La survie dans les littératures européennes (1984) . L’aventure débuta rue de Richelieu, avec la décou- verte de quelques folios médiévaux narrant la vie de Pélagie, cette actrice d’Antioche célèbre entre toutes par son amour du luxe et sa vie sentimentale, qui croisa un jour un évêque Nonnos (c’était un homonyme du poète de Panopolis) venu à Antioche pour un conclave, et qui obtint du ciel sa conversion : instantanément la belle Pélagie distribua ses biens aux pauvres, revêtit un cilice et s’enferma, déguisée en homme, dans une cellule monacale . Un moine tabennésiote disciple de Nonnos se trouva à Antioche pour assister à la mort de Pélagie, et à la stupéfaction générale lorsqu’on découvrit, pour la toilette funèbre, que ce moine était une femme . Or chacun igno- rait, dans son propre établissement, que des manuscrits narrant la conversion et la mort de Pélagie figuraient dans toutes les bibliothèques d’Europe (d’Alcobaça près de Lisbonne à Léningrad) et du Moyen-Orient, et que des versions en géorgien ou en norrois étaient également disponibles : il n’y avait guère qu’en Nubie et en Égypte que la vie de Pélagie n’avait pas connu pareille diffusion, concurrencée qu’elle était par la légende de Marie l’Égyptienne et celle de Thaïs, la non moins célèbre péche- resse d’Antinooupolis . Les relations de Petitmengin, déjà étendues à toute l’Europe et au-delà du rideau de fer, lui permirent des contacts et des voyages d’études pour identifier et publier les manuscrits, cent-quarante-deux furent recensés, et l’équipe s’adjoignit des spécialistes pour les langues non enseignées à l’École . Pour ne donner qu’un exemple, la légende de Pélagie fut retrouvée dans un manuscrit norrois (la langue ancienne de l’Islande et de la Norvège) annexée à la légende de Barlaam et Joasaph (c’est-à-dire à la version christianisée de la vie de Bouddha) . Les deux volumes de Pélagie impressionnent encore par la somme de découvertes autant que par la qualité des publications ; le nom de l’initiateur n’y apparaît que sur la page de titre alors que chacun peut mesurer qu’il est à l’origine du projet et qu’il a tout organisé, unifié et contrôlé . Celle qui était à Paris l’éponyme de la prison pour dettes redoutée par les personnages de Balzac, puis par les intellectuels opposés au Second Empire et jusqu’en 1935 la prison des femmes, devenait ainsi un personnage rayonnant sur toute la culture médiévale européenne . Un troisième volume de Commentaires n’a pas vu le jour . Une salle Pélagie « séminaire d’ecdotique » a témoigné, en Bibliothèque, de ces quinze années de recherches d’où sortirent, comme de l’école d’Isocrate, des chercheurs armés pour de fructueuses carrières aux Hautes Études ou au CNRS, dont François Dolbeau (1966 l), qui, pour trouver un équivalent au rayonnement de Petitmengin, ne mentionne que le maître de khâgne Henri Goube (1935 l) .
Tout aussi marquée du sceau de l’utilité, et destinée à un plus grand nombre encore, fut l’aventure du Guide de l’épigraphiste (qui en est à sa quatrième réédi- tion par les presses de l’École (éd . Rue d’UIm, 2010) . Elle commença par une constatation triviale : avant l’informatisation des fichiers, la Bibliothèque plaçait dans chaque salle des polycopiés indiquant la localisation des ouvrages usuels, pour guider les néophytes et épargner aux bibliothécaires de quotidiennes redites . Or les fiches concernant l’épigraphie, la grecque ou bien la latine, disparaissaient quasi instantanément dès leur ronéotypie : la discipline en question était – et est toujours – indispensable à tout antiquisant et à tout historien et elle est d’un accès difficile, parfois rebutant, voire terrifiant . Pour le latin, le manuel de René Cagnat (1873 l) date de 1914 ; et pour le grec, il existe certes les quatre volumes de Marguerita Guarducci, achevés plus récemment (en 1970) mais en italien . Petitmengin conçut le plan de l’ouvrage dès 1978, mais il était bien le seul à croire à son succès ; le travail fut achevé en 1984 (il fallut deux années d’atermoiements, puis de difficultés techniques, pour aboutir à sa publication) . François Bérard (1975 l) pour le latin, Michel Sève (1969 l) pour le grec témoignent des premières années de son élaboration (les premières esquisses furent soumises pour le latin classique à H . G . Pflaum, à H . I . Marrou pour le latin chrétien, et pour le grec à Louis Robert (1924 l) qui barrait les premiers jets que lui soumettait Denis Feissel (1969 l) d’un marginal : « exemple répugnant de ce qu’il ne faut pas faire ») . Ce fut toujours un travail d’équipe, la relecture fut constamment ouverte à tous les participants . Le succès fut au rendez-vous, au point qu’un recenseur allemand qualifia le Guide de freundlich. Denis Rousset (1982 l) et Nicolas Laubry (1999 l) ont rajeuni le Guide pour sa quatrième édition, en conservant les principes de la démarche originale .
Les témoins (et ils sont dignes de foi) assurent les générations à venir que le Bibliothécaire d’alors s’entretenait personnellement, ces années-là, avec tout lecteur non normalien sollicitant l’autorisation d’accès . Et pourtant, que de soucis étaient les siens pour acheter les ouvrages indispensables, sans ruiner les fonds alloués à la continuation de collections de valeur inégale (référence ainsi à Peter Lang autant qu’à Garnier) . Une des premières mesures fut de permettre financièrement l’ali- gnement de la Bibliothèque des Lettres sur le statut des laboratoires scientifiques . Marianne Bastid-Bruguière (1960 L) insiste avec raison sur son refus d’assimiler la Bibliothèque de l’École à une bibliothèque universitaire et note l’efficacité de sa concession de créer un conseil des Sages (présidé en premier lieu par Jacqueline de Romilly, 1933 l : « rempart aux initiatives fulgurantes de Georges Poitou », dira Monique Trédé) . Mais il gardait la prééminence du papier et de l’écrit sur le virtuel . Elle le qualifie de merveilleux mentor de tous (et toutes) les Télémaques de l’École, veillant sur la caverne d’Ali Baba qu’est pour elle la Bibliothèque d’Ulm .
Petitimengin trouvait en prenant son poste une équipe jeune : Roger et Marie- Claire Boulez, ainsi que Francine Cretzoï, avaient été recrutés par Roger Martin, et durant quarante ans ils furent avec lui les piliers de la Bibliothèque . Leur témoi- gnage, émouvant pour les anciens autant qu’indispensable aux jeunes générations, permet de reconstituer la vie quotidienne, jusqu’à la tasse de thé de 17 heures, quasi clandestine à ses débuts, et de comprendre la magie permettant à chaque lecteur de trouver ce qu’il venait quérir, mais, bien plus encore, de repartir avec de nouveaux buts de recherche . C’est la spécificité, voire le privilège qu’offre la qualité de norma- lien, cet accès à la Bibliothèque qualifiée à l’unanimité de cœur de l’École . Lorsque Petitmengin entra en fonctions le rôle des membres de l’équipe était bien défini, mais pour permettre de développer la Bibliothèque, de nouveaux postes étaient nécessaires qu’il ne manquait pas de demander avec ténacité . D’autres défis ont été à relever au fil des années : la fusion avec Sèvres, puis l’informatisation et la construction de nouveaux locaux . Là encore, les films sont une mine pour les géné- rations à venir, qui y verront l’accès par la salle dite historique, où trône le buste de Lucien Herr (et aussi le canular de la disparition de celui-ci), les anciens évoqueront la blouse grise de Delafoy, l’omniprésence de Francine Cretzoï au pupitre d’entrée et sa vigilance, les feuilles de prêt à lui remplir en double et ses lettres de rappel accom- pagnées des apostilles personnelles de Petitmengin dès le second rappel (se faisant, dit-on, de plus en plus véhémentes), l’arrivée des meubles métalliques : à ce propos, on apprendra avec intérêt que la maison Baudet-Donon-Roussel les a conçus entre les deux guerres et que l’ingénieur chargé de leur installation était le père de René Rémond (1942 l) . L’article de Francis Wolff (1971 l) dans le Bulletin de la Société des amis de 2002 saluait le départ de Roger Boulez en même temps que l’officieuse retraite du bibliothécaire mais chacun sait que l’un et l’autre continuèrent de hanter les couloirs de leur Bibliothèque, qu’ils avaient conçue l’un et l’autre au service de la communauté normalienne . Qu’il soit permis de rappeler que Roger Boulez lisait d’un bout à l’autre tous les comptes rendus des revues scientifiques pour être sûr de ne pas laisser échapper tel ouvrage, et que c’était la base des réunions du samedi pour décider des achats . C’est l’occasion d’expliquer pourquoi le bibliothécaire était invisible le vendredi : il avait pris l’habitude de le passer à Chantilly pour explorer le fonds de la bibliothèque des Jésuites (maintenant à Lyon) .
Le miracle que constituait la mise à flot permanente du paquebot (sans le moindre bassin de radoub) et le maintien de son cap au milieu des houles ne pouvait se réaliser que grâce aux relations personnelles du bibliothécaire avec les directeurs et directeurs adjoints de l’École . C’est pourquoi les témoignages de Marianne Bastid-Bruguière déjà évoquée, de Jacques Lautman (1955 l), de Monique Trédé (1963 L) et aussi de Jean Lallot (1959 l : il fut secrétaire de l’école littéraire de 1980 à 1988 tout en refu- sant le titre suranné de maître-surveillant) seront particulièrement précieux . Tous s’accordent à noter l’importance du petit conseil du lundi matin, et Monique Trédé qualifie le bibliothécaire de « mémoire et conseiller irremplaçable . La sagesse et la discrétion mêmes », ajoute-t-elle, joignant « le talent et l’ouverture à la moder- nité », il était « le conseiller officieux et combien précieux » pour lequel elle récuse le terme d’éminence grise . C’est l’occasion d’évoquer la fusion et les relations avec les homologues du boulevard Jourdan, en particulier Paulette Putois (1942 L), puis Isabelle Pantin (1972 L), en ces moments qui auraient pu être difficiles, si la bonne quantité d’huile n’avait pas été introduite dans les rouages administratifs .
Jacques Lautman fut certes trois ans le directeur adjoint d’Étienne Guyon pour les Lettres mais il avait côtoyé Pierre Petitmengin à Louis-le-Grand : il était dans l’autre khâgne . Il nous dit combien l’impressionnait ce camarade, qui savait par cœur « La chanson du Mal-Aimé ». Il commence par qualifier la Bibliothèque de « cathédrale de l’École », et méthodiquement il rappelle l’origine du système de cotes mis au point par Philippe Le Bas sous la Seconde République, la tradition des tampons aux pages 101, 201 et ainsi de suite – par exemple il donne la clef du mystérieux ip qui suit certains SG : c’est instruction publique... et à le lire, il est possible de rêver des aussi mystérieux sous-sols où dorment des collections précieuses entre toutes, legs d’archi- cubes comme Maurice Rat (1911 l) et encore plus Édouard Maynial (1899 l), dont la valeur vénale interdit pratiquement leur placement sur rayons . . . (sage précaution, pour un responsable en fonctions en mars 1971) . C’est lui qui insiste sur les relations avec Paris-X Nanterre, et notamment explique l’envoi à La Contemporaine de tout le fonds de sociologie constitué par Célestin Bouglé (1890 l) ; c’est par lui que nous imaginons Petitmengin traversant le rideau de fer pour de fréquentes recherches à Varsovie, à Prague, dans l’Allemagne de l’Est et surtout à Budapest . Il nous apprend aussi les conditions rocambolesques de son départ de Rome au printemps 1964 . . . C’est également son témoignage qui explicite l’implication de Petitmengin dans la Société des amis de Jean Cavaillès (1923 l), fondée en 1947 par sa sœur et son beau-frère Marcel Ferrières, avec quatre archicubes : ses camarades de promotion Henri Cartan et Georges Friedmann, Raymond Aron et Georges Canguilhem, de la promotion suivante, ainsi que quelques amis anciens résistants . Jacques Lautman témoigne : « Un jour nous regardions ensemble le médaillon en bronze frappé sur l’une des deux plaques de la salle Cavaillès . Chacun de nous deux pensait, à tort, que l’autre ne savait pas qu’il est l’œuvre d’un sculpteur du dimanche, le chirurgien Pol Le Cœur, frère de l’ethnologue Charles Le Cœur, camarade de promotion de Cavaillès, tué à l’ennemi en 1944. Pierre me confia alors les trois ancrages de son attachement à la mémoire de Cavaillès : solidarité protestante ; entretien d’une figure importante de l’histoire de l’École des années 1930, qui en janvier 1940, lieutenant d’infanterie colo- niale, fut appelé à venir de Forbach pour prononcer l’eulogie au nom de l’École lors des obsèques du directeur Célestin Bouglé ; fidélité due à la grande figure de la Résistance universitaire. » C’est dire l’intérêt de sa contribution à cet hommage.
Françoise Dauphragne évoquait aussi l’acquisition du fonds Élie Halévy qui a permis à Michele Battini, professeur de la Scuola Normale de Pise invité par le département d’Histoire de l’École, la publication d’un livre qui a fait date : Utopie et Tyrannie. Repenser l’histoire du socialisme européen. Voyage dans les archives Halévy (Rue d’Ulm, 2017) ou l’exploration de la demeure de Georges Canguilhem (1924 l) à Marly, et elle rappelait qu’elle recensa sur la demande pressante du bibliothécaire tous les manuscrits conservés à l’École et principalement des notes de cours irrempla- çables : Henri Patin (1811 l), Jules Michelet, Jules Lagneau (1872 l), Henri Bergson (1879 l) ; elle évoque son effroi lorsque furent installées des thurnes individuelles aux étages supérieurs : crainte hélas justifiée de la plomberie, cause d’inondations intempestives autant qu’estivales . Pour elle, son directeur « pointilleux » était en permanence « à la recherche de la perfection » ; elle se rappelle une année où il fallait acheter des chariots pour le personnel ou bien des livres : Petitmengin réussit à acquérir les deux lots intégralement . . .
Roger Boulez intervient dans un long métrage . Il rappelle que Martin l’a recruté dès 1959, et il commence par l’occupation de l’École en 1941 et les livres interdits, cachés derrière les armoires, ainsi que le « don » fait par la Wehrmacht d’ouvrages (de propagande) qui ne furent jamais mis sur rayons . Il se souvient du temps où les livres étaient placés sur trois rangées sur les corniches : l’intervention du personnel était indispensable pour les dénicher et les procurer au lecteur . . . Il rappelle les gros livres de catalogues et les fiches qu’il réalisa progressivement pour parvenir au système qui a précédé l’informatique : il a vécu les trois époques . Il revient sur les dernières années de Juliette Ernst, la cheville ouvrière de L’Année philologique, et le relais pris par Petitmengin qui resta trente ans trésorier de la société qui gérait cette institu- tion, elle aussi fondamentale pour les antiquisants . Il évoque les suggestions d’achats (parfois arrivant par centaines) et les relations privilégiées du Bibliothécaire avec les grandes librairies : Blackwell’s à Oxford et surtout Ruppert-Schmidt à Offenbourg : « ce pêcheur napolitain échoué en Souabe »...
Jean-Paul Thuillier (1963 l) se souvient aussi des Conseils, de l’impassibilité de Petitmengin devant les explosions du directeur Guyon, de la fine et régulière écriture de ses notes prises au fil des dits Conseils, de la place accordée aux interventions de chaque participant .
Étienne Guyon évoque le rôle de Petitmengin lors des célébrations du Bicentenaire, la mémoire de son prédécesseur Lucien Herr, mais aussi le versement aux Archives nationales des dossiers de l’École depuis les origines (ils sont maintenant sur le site de Pierrefitte) . Il nous apprend incidemment que Petitmengin habitait le logement de Louis Pasteur (1843 s) .
Ses camarades de promotion, Jean Métayer et le regretté André Lacaux, s’étaient entretenus avec lui dans la salle des Actes et leur témoignage est particulièrement précieux depuis l’année où ils se rencontrèrent à Louis-le-Grand, sur leur Concours et les examinateurs, féroces comme les historiens ou bienveillants comme le direc- teur Jean Hyppolite (1925 l) qui concluait l’épreuve par un « on voit bien que vous n’êtes pas philosophe » mais ne lui en tenait nullement rigueur (Petitmengin lui-même raconte qu’à la proclamation des résultats, Hyppolite bredouillait tellement qu’il ne comprit pas qu’il était reçu premier, et que les noms suivants s’égrenaient jusqu’à ce que les félicitations de ses camarades lui apprennent son succès . . .) .
Philippe Hoffmann (1972 l) insiste quant à lui sur les voyages paléographiques organisés par le bibliothécaire et les caïmans (François Bérard et lui-même) . En fonction du budget, la quête de manuscrits menait à Orléans ou à Lyon, ou encore à Heidelberg, Metz, Trêves et Arlon, mais aussi pour une semaine à Vienne en Autriche, ou à Budapest . Il n’a pas oublié une marche sur le limes sous la pluie de la Pentecôte . . . c’était le premier ciment qui aboutit dix ans plus tard à la création officielle du Centre d’études anciennes au moment de la départementalisation des structures de l’École . Il rappelle le rôle de Petitmengin aux Études augustiniennes et à la Revue de philologie pour le qualifier d’enseignant de latin à part entière, notam- ment dans les commissions de spécialistes . Pacificateur de nature, il représente ainsi à ses yeux une espèce rare et hybride, bibliothécaire, enseignant et chercheur, que la complexité actuelle de la fonction de bibliothécaire empêche de lui survivre .
Le lecteur comprendra que ces lignes ne donnent qu’un faible aperçu de la richesse des films et est invité à les consulter . Peut-être faut-il ajouter que la disparition de madame Sekiko Petitmengin hâta celle de notre camarade, auquel nous ne pouvons que dire Merci, et reprendre le Tibi par lequel le directeur Frédéric Worms (1982 l) concluait son annonce au lendemain de sa disparition .
D’après l’enquête coordonnée par Nathalie QUEYROUX (Caphés),
sélection et transcription des témoignages par Patrice CAUDERLIER qui s’excuse de ne pas les avoir tous mentionnés .
Note (de P. C.)
Pierre Petitmengin ne s’est pas dérobé au devoir d’hommage à ses camarades disparus : ainsi les notices de son prédécesseur Roger Martin, des directeurs Georges Poitou et Michel Hervé. Il a publié dans le Bulletin de la société des Amis la notice du docteur Étienne (avec Pierre Moussa et Michel Serres en 2006) et aussi (n° 164, décembre 1985) celle de Claude-Auguste Daunas (1836 l), philosophe contemporain d’Ernest Bersot le futur directeur, grâce à des lettres dont il avait eu connaissance par l’arrière neveu, voisin à Fixin de Roland Martin (1934 l) ; cet article a été repris dans Rue d’Ulm IV (p. 27) et sa reproduction a engendré de malencontreuses coquilles, dont Pierre Petitmengin ne saurait être tenu pour responsable : la référence dans le renvoi 13 est fausse, le patronyme est estropié et les guillemets ne sont pas fermés. Le vrai texte de Petitmengin est infiniment plus étendu et constitue une véritable biographie, qui ne cache pas la triste fin de cet ancien, dont le témoignage est plus que précieux pour reconstituer la sombre vie de l’École sous Louis-Philippe, quand elle logeait au 115 rue Saint-Jacques.