RAYNAUD Michel - 1958 s

RAYNAUD (Michel), né le 16 juin 1938 à Riom (Puy-de-Dôme), décédé le 10 mars 2018 à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine). – Promotion de 1958 s.


Le texte ci-dessous est un discours lu aux obsèques de Michel Raynaud le 16 mars 2018. Des hommages consacrés à sa vie et à son œuvre sont parus dans les Notices de l’American Mathematical Society et dans la Gazette des mathématiciens1.

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Cher Michel,
À la fin de notre ultime conversation téléphonique, j’avais

essayé, un peu maladroitement, de t’exprimer ce que je te devais, et j’avais du mal à contenir mon émotion : je t’avais dit que chaque fois que j’avais une décision difficile à prendre, un texte délicat à rédiger, j’étais heureux d’en parler avec toi, et de prendre ton conseil. Après un instant de silence, tu m’as dit:   «Ne sois pas triste. »

Aujourd’hui, j’aurais bien besoin de ton aide. Comment, en quelques mots, résumer une si longue amitié, tant de moments heureux partagés : l’École normale et les cours de Cartan, Grothendieck et son séminaire à Bures, puis mon arrivée à Orsay, où tu m’as accueilli dans l’équipe que tu venais de créer. Je me rappelle les séminaires du mardi, le matin à Orsay, l’après-midi à Bures, pour écouter Deligne, avec entre les deux, un bref déjeuner au café du Guichet, où tu nous emmenais dans ta voiture. Tu la garais dans une rue en pente, le long d’une palissade derrière laquelle grondaient des chiens, qui me faisaient peur. Les journées de géométrie algébrique de Rennes, en 1978, avec Berthelot, Fontaine et Serre, où tu avais commencé à t’intéresser au complexe de de Rham-Witt, puis notre article en commun sur les suites spectrales qui y sont associées. Ah, tu ne les aimais pas, ces suites spectrales ! Pourtant, tu en avais découvert la propriété la plus profonde, que tu avais appelée « la survie du cœur », liée à l’anneau qui porte ton nom. Quand, après ton opération, j’ai pu te parler, tu m’as dit : « Tu sais, par l’ouverture, par où on a extrait la tumeur, les suites spectrales de de Rham-Witt se sont aussitôt échappées, la conjuguée d’abord. » J’en ai conclu, à tort, que tu n’allais pas trop mal. Un peu plus tard, tu me disais que les modèles de Néron semblaient avoir subi le même sort, c’était plus grave.

En 1983, tu m’avais remis les clés de l’équipe d’arithmétique et géométrie algé- brique, que j’ai eu le bonheur de diriger pendant onze ans. Nous avons ensemble, en 1985, si je me rappelle bien, fondé le séminaire d’arithmétique et géométrie algé- brique (le SAGA), qui perdure encore aujourd’hui, bien que les dîners de séminaire dans les bons restaurants parisiens aient disparu depuis longtemps.

Je voudrais dire un mot des voyages. Le Japon d’abord, où tu as, en 1982, initié avec Tetsuji Shioda, à l’occasion d’une conférence à Tokyo et Kyoto, une coopération fructueuse et vivace. Je suis à Tokyo ce mois-ci, et je puis te dire combien tu es admiré et aimé dans ce pays. Je me rappelle Azumino, dans les Alpes japonaises, en 2000, où Nagata et toi aviez brisé un tonneau de saké avec des maillets en bois, manquant de peu de vous assommer tous les deux. Et puis notre visite de Kyoto, en août, par une chaleur abominable, que Michèle2 et Lucile Bégueri trouvaient « très supportable ». Et puis, il y a eu la Chine, en 2004, où à Tsinghua, tu as souffert, notamment à la cantine. Mais mon élève Zheng Weizhe m’écrivait, il y a deux jours, qu’il se rappelle encore avec émerveillement les cours qu’il a suivis de toi cette année-là.

Tu aimais les fleurs, la nature, les montagnes. Les dernières années, tu m’envoyais de temps à autre de magnifiques séries de photos ou de vidéos, de paysages ou de scènes animalières. Quand nous nous sentions fatigués, nous disions : « Ce n’est pas aujourd’hui qu’on va monter au Weisshorn », un sommet des Alpes suisses, au pied duquel Michèle et toi aviez passé des vacances.

Tu pratiquais régulièrement le tennis avec Michèle. Nous avions tous deux la même admiration pour Federer. Quand, après un premier coma, tu as repris conscience, et que j’ai pu te parler, je t’ai dit : « Tu sais, Federer est de nouveau numéro un. », et tu m’as répondu :« Oui, la seule bonne nouvelle. »

Le samedi 24 février, à l’hôpital, nous avons eu encore une bonne conversation. Nous avons parlé de tout et de rien. Mais, comme tu aimais le rappeler : « Trois fois rien, c’est déjà quelque chose. » Quand je t’ai quitté, je sentais que je ne te reverrais pas. Nous savons bien, l’un et l’autre, qu’il n’y a rien après la mort, sauf les souvenirs, qui survivent dans nos cœurs.

Adieu Michel.
 

Luc ILLUSIE (1959 s)
 

Notes

  1. Abbes, Ahmed. Memories of a Grandmaster : Michel Raynaud and the flattening by blow- ing up. Notices Amer. Math. Soc. 66 (2019), n° 1, 42–44.
    Illusie, Luc. Michel Raynaud (1938–2018).
    Notices Amer. Math. Soc. 66 (2019), n° 1, 37–41. Gazette des Mathématiciens, janvier 2019, n° 159, 1–6.

  2. Son épouse Michèle Chaumartin (1958 s).