ROUGEMONT Georges - 1962 l
ROUGEMONT (Georges, Alain), né le 12 novembre 1943 à Mâcon (Saône-et- Loire), décédé le 18 octobre 2017 à Caromb (Vaucluse). – Promotion de 1962 l.
C’est au lycée du Parc à Lyon que Georges Rougemont (G .R .) prépara le concours de la rue d’Ulm, où il fut reçu en 1962 . Agrégé de lettres classiques, excellant tout particuliè- rement en grec ancien, G .R . voulait faire de l’archéologie : il se tourna donc vers l’École française d’Athènes, dont il fut membre scientifique entre 1969 et 1973 . Toutefois, avant ce séjour en Grèce au cours duquel il participa à des fouilles sur les sites d’Argos et de Malia, mais devint surtout l’un des meilleurs connaisseurs des inscriptions de Delphes, G .R . fit en 1966, à 23 ans, un détour par l’Asie centrale, précisément à Aï-Khanoum, ville grecque située à la frontière de l’Afghanistan et du Tadjikistan qui fut fondée dans le sillage de l’expédition d’Alexandre le Grand, et dont l’explo- ration avait commencé l’année précédente sous la direction de Paul Bernard (1951 l) ancien « Athénien » désormais directeur de la Délégation archéologique française en Afghanistan . À l’initiative de Robert Flacelière (1922 l) alors directeur de l’École et lui-même épigraphiste, G .R . effectua sur ce site remarquable un stage de deux mois et demi ; court séjour, mais qui eut à long terme des répercussions sur son œuvre scientifique . En effet, durant cette campagne de fouilles, une amitié solide avec Paul Bernard se noua, qui devait conduire quelque 45 ans plus tard à la publication en co-signature du Corpus Inscriptionum Iranicarum, qui réunit 160 inscriptions grecques découvertes en Iran et en Asie centrale, dont les deux-tiers proviennent de Suse et d’Aï-Khanoum .
À son retour d’Athènes, G .R . fut élu assistant de grec à l’université de Tours ; il soutint huit ans plus tard un doctorat d’État préparé sous la direction de Jean Pouilloux (1939 l), qui fut publié la même année sous le titre Lois sacrées et règlements religieux, premier volet d’une nouvelle collection épigraphique de l’École française d’Athènes, le Corpus des Inscriptions de Delphes, dans laquelle les inscriptions sont réunies sur un principe thématique et non plus topographique . Toujours en cette même année 1977, G .R . fut élu professeur à l’université de Bourgogne où, succédant à André Bernand (1946 l), il œuvra jusqu’en 1985 . Je laisse ici la parole à son collègue helléniste Patrice Cauderlier (1965 l) qui, pour enrichir cette notice, a rassemblé quelques souvenirs de ces sept années dijonnaises exemptes de tout souci . À l’université de Bourgogne, comme plus tard à Lyon, G .R . fut un professeur de grec passionné, méthodique et scrupuleux, très attentif aux étudiants . Son équanimité le rendit rapi- dement complice et ami de Pierre Monteil (1948 l), titulaire de la chaire de philologie classique et grammaire comparée, auquel il consacra une notice dans ce Bulletin en 2005 . Installé avec sa famille à Dijon, G .R . s’investit dans l’université et maintint les succès aux Concours ; mais chacun savait qu’il ne resterait pas dans le poste, destiné qu’il était à succéder à Jean Pouilloux sur la chaire de Lyon .
Patrice Cauderlier rappelle aussi sa toute première prise de contact avec son futur collègue, en ville, souvenir emblématique de la personnalité de G .R . C’était en juin, les auteurs grecs au programme des agrégations de lettres classiques et de gram- maire pour l’année suivante avaient été distribués entre les enseignants, le professeur Monteil en avait pris un et les trois maîtres-assistants s’étaient répartis les autres . Patrice Cauderlier, plutôt spécialiste de la période qualifiée de « tardive », avait pour lot les Entretiens d’Épictète . G .R . lui dit tout de go : « Monteil m’a dit que tu prenais Épictète : pas question que tu t’en charges, c’est à moi de le traiter » . Interloqué, Cauderlier lui répondit « mais je ne savais pas que tu étais spécialiste d’Épictète ! » ; en réalité, il fallait comprendre : « cet auteur est d’accès difficile, je le traiterai parce que je suis professeur et donc, cela me revient » .
Lorsque G .R . annonça son départ pour Lyon, les collègues de l’université de Bourgogne savaient qu’il allait pouvoir y donner sa pleine mesure d’enseignant scrupuleux, soigneux du moindre détail, capable qu’il était de discuter une heure durant une leçon d’agrégation, mais aussi de chercheur, devant un auditoire plus fourni . G .R . fut ainsi le dernier spécialiste d’épigraphie grecque titulaire d’une chaire à Dijon, dans la lignée de Georges Daux (1917 l) .
Donc en 1985 G .R . passa à l’université Lumière (Lyon II) jusqu’à son départ en retraite vingt ans plus tard . Il sut y maintenir la vitalité de la chaire de Jean Pouilloux dans sa définition originale, associant langue, étude des textes littéraires et des textes épigraphiques, synthèse des sources textuelles qui permettent d’aborder la civili- sation grecque sous différentes formes . G .R . s’attacha inlassablement à défendre, illustrer et faire prospérer l’héritage de son maître, ancré dans la Maison de l’Orient et de la Méditerranée créée par Jean Pouilloux en 1975 . Ce centre de recherche inter- disciplinaire de premier plan, adossé à une documentation d’ampleur unique, sans aucun équivalent en France pour une université, et à un centre d’édition vivant et dynamique, fait de Lyon l’un des quelques centres provinciaux où il est, jusqu’à ce jour, possible de mener une recherche approfondie sur l’Antiquité au sens large . Et cela, tout particulièrement en épigraphie grecque : la collection d’estampages (= empreintes sur papier des documents sur pierre) conservée à la Maison de l’Orient est riche de plus de dix mille documents, ce qui la rend comparable à celles de Berlin, Princeton ou Athènes .
Néanmoins, au fil des ans, G .R . vit progressivement grandir les intimidations autour des « disciplines rares », telle l’épigraphie, dont il est devenu si aisé de programmer la disparition au prétexte qu’elles n’atteignent pas le sacro-saint « seuil de rentabilité » . Afin de contrer ces menaces, G .R . se battit sur plusieurs fronts : de l’intérieur, conformément au principe selon lequel « l’union fait la force », et sur le modèle des Classics du monde anglophone, il créa au début des années 1990 un diplôme d’études approfondies (DEA) « Mondes anciens », associant philologie, épigraphie, histoire et archéologie, formation interdisciplinaire pionnière qui attira à Lyon de nombreux étudiants . Mais c’est aussi en assumant diverses responsabilités collectives que, durant toute cette période, G .R . défendit résolument les sciences de l’Antiquité au sens large : en tant que directeur de formations, mais aussi comme directeur de l’Institut Fernand-Courby de la Maison de l’Orient pendant 11 ans de 1986 à 1997, et enfin en tant que Consultant pour les Écoles françaises à l’étranger et les sciences de l’Antiquité, à la direction de la Recherche et des Études doctorales du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, de 1988 à 1993 .
G .R . était donc quelqu’un d’« engagé » . Ouvertement engagé à gauche sur le plan politique, il fut animé par le désir constant de défendre mais aussi – car c’est un seul et même combat – de démocratiser nos savoirs d’antiquisants qui sont, de fait, assez confidentiels, et qui nécessitent par conséquent plus que pour d’autres que l’on fasse des efforts de pédagogue . Je me ferai mieux comprendre en rappelant ici un souvenir personnel . Bien longtemps avant de prendre sa succession à la chaire de littérature et épigraphie grecque de Lyon II, je fus l’élève de G .R . pendant une courte année . En effet, en 1983-84, G .R . venait de prendre le relais de Jean Bousquet (1931 l) rue d’Ulm, pour le séminaire d’épigraphie préparant au concours d’entrée à l’École d’Athènes . Les années précédentes, les futur(e)s candidat(e)s au concours, partagé(e)s entre l’admiration et le découragement, étaient convié(e)s à assister en spectateurs muets à une sorte de conclave entre savants . Leur érudition était pétri- fiante : sous la houlette du maître Jean Bousquet, tous les quinze jours, quelques épigraphistes confirmés décortiquaient avec une délectation non dissimulée une très longue inscription grecque inédite, dont il s’agissait d’établir le texte et d’éclairer toutes les nouveautés . Nous, apprenti(e)s, nous n’y comprenions absolument rien et nous étions fait(e)s à l’idée que, de toutes les épreuves du concours, l’épigraphie était vraiment la plus redoutable, que cette discipline était décidément inaccessible et, j’ose maintenant le dire, que les femmes n’y avaient pas trop leur place... Mais, à la rentrée 1983 l’espoir revint : G .R . commença par nous donner des conseils assortis d’une bibliographie de base, et il nous expliqua quel serait son programme pour l’année . Ensuite, toutes les inscriptions qu’il avait sélectionnées, après avoir été lues puis traduites ensemble, furent chaque fois le point de départ pour une ample synthèse, parfaitement construite, que G .R . expliquait de sa voix timbrée, détachant les mots en français et en grec, tel un instituteur qui lit lentement le texte d’une dictée et captive ainsi l’attention des élèves . Soudain réconforté(e)s, nous découvrions que l’épigraphie ne relevait pas seulement de l’initiation par l’imprégnation, mais qu’elle pouvait bel et bien s’enseigner, et partant, s’apprendre, méthodiquement !
Ce souvenir illustre bien, je crois, ce que fut l’une des principales obsessions de G .R . tout au long de sa carrière, exprimée sobrement dans une des notices qu’il rédigea en hommage à Jean Pouilloux, décédé en 1996 . G .R . y rappelle que la mission d’un professeur consiste à « expliquer, encourager, convaincre, aider à réussir » . Dans toutes les facettes de son activité professionnelle, G .R . œuvra avec obstination pour la démocratisation des connaissances touchant l’antiquité grecque en général et l’épi- graphie en particulier . Afin de préparer cette notice, outre les témoignages écrits que m’ont très aimablement confiés ceux et celles qui furent ses camarades d’études et ses collègues, j’ai consulté les archives que me confia G .R . à Lyon, et j’ai relu les avant-propos, préfaces et introductions de ses publications . Il est frappant de constater qu’une ou deux expressions reviennent sans cesse sous sa plume : il déclare inlassablement vouloir donner ̧ ou faciliter l’accès à ou bien encore offrir un bilan clair des connaissances . Fidèle à ses origines, ce fils d’instituteurs « formé à la discipline et imprégné des idéaux de l’école primaire publique », pour reprendre ses propres mots, ne supportait pas que des portes soient décrétées « fermées a priori » pour certains .
On ne sera donc pas surpris qu’une partie de l’œuvre scientifique de G .R . des années 2000 ait consisté à éditer ou rééditer, avec la complicité de quelques collè- gues, des ouvrages intitulés Choix d’Inscriptions dont la vocation est précisément d’ouvrir l’accès à la documentation épigraphique à un public élargi au-delà du cercle si étroit des seuls spécialistes . Ainsi en 2003 et 2005, en collaboration avec Denis Rousset (1982 l) G .R . publia aux Belles Lettres une réédition augmentée des deux seuls « manuels » solides d’épigraphie grecque existant en France, épuisés depuis 1975, qui avaient été élaborés à Lyon par Jean Pouilloux et ses élèves dans le cadre du séminaire d’épigraphie grecque de l’Institut Fernand-Courby . En 2012, parut le précieux Choix d’inscriptions de Delphes, traduites et commentées conçu en colla- boration avec Anne Jacquemin (1971 L) et Dominique Mulliez (1974 l), un recueil attendu et qui fut unanimement salué, car il livre sous une forme commode la quin- tessence de l’érudition la plus sûre et constitue à ce jour le meilleur des viatiques pour circuler dans le dédale des inscriptions delphiques . C’est sans doute aussi au nom de cette exigence de démocratisation que, tout comme ses maîtres en épigraphie, Louis Robert (1924 l) et Jean Pouilloux, G .R . insistait sans cesse sur l’importance capitale des traductions . Les auditeurs du séminaire d’épigraphie, les nombreux étudiants qui préparèrent l’agrégation à Lyon sont unanimes : entendre G .R . lire et traduire du grec était un véritable enchantement . Chacun percevait le plaisir qu’il éprouvait à lire le grec, à détacher un membre de phrase pour le traduire en cherchant les mots justes, en s’efforçant de transposer les nuances de sens au plus près du génie de chaque langue, le grec et le français .
Je conclurai cette notice par une citation empruntée à un texte de G .R . Ces quelques phrases concentrent en effet toutes les qualités de son style, où l’on perçoit l’influence sous-jacente des orateurs attiques, et tout particulièrement de Démosthène ! Mais c’est surtout parce que ce qu’il y écrit au sujet de Jean Pouilloux en 1996 peut à mes yeux tout aussi bien s’appliquer à lui également, mot pour mot : Il a passé sa vie à lutter contre des cloisonnements indéfendables : comment eût-il admis que l’on pût travailler sur l’Antiquité sans savoir le latin et le grec ? Il ne méprisait pas les disciplines plus jeunes que la sienne : comment eût-il pu accepter que le grec, le latin, l’ histoire ancienne et l’archéologie classique fussent rejetées du côté du passé ? Autant que le dédain de certains classiques pour l’Orient, la préhistoire ou les sciences du contemporain, l’hos- tilité l’indifférence ou le dédain pour les études classiques, où qu’il les rencontrât, lui paraissaient sots. Ils relevaient, disait-il, d’une politique du ressentiment. C’est que pour lui, l’ouverture d’esprit, la tolérance, l’attention à l’Autre ne pouvaient pas s’exercer à sens unique. Tout cela tient en un mot : c’était un humaniste. Un vrai.
Michèle BRUNET (1979 L)