SERRU Nicole (épouse CAZAURAN) - 1950 L

SERRU (Nicole), épouse CAZAURAN, née le 27 septembre 1930 à Neuilly- sur-Seine (Seine), décédée le 4 août 2022 à Paris. – Promotion de 1950 L.


La mère de Nicole avait fondé une maison de haute couture, « Madeleine Serru », avenue de la Grande- Armée . Liée à Jacques Fath, elle participa notamment à la plaquette Hommage à nos alliés par la haute couture parisienne, publiée en 1945 par Curial Achereau, avec des aquarelles de Pierre Pages . Fille unique, élevée dans un cours privé dont la mission n’était pas de former des érudites, Nicole avait donc une carrière toute tracée . Elle manifesta pourtant très tôt qu’elle n’entendait pas se diriger de ce côté-là . Au lieu d’accompagner sa mère sur

la Côte-d’Azur pendant les vacances, elle obtint de se faire déposer en Dordogne, chez sa grand-mère où elle passait l’été à lire dans le grenier ; et elle se dirigea vers des études littéraires, à la grande inquiétude de sa mère . Celle-ci mourut prématu- rément, l’année qui précéda l’entrée de sa fille à Sèvres, et Nicole regretta toujours qu’elle n’ait pas connu ce succès qui l’aurait un peu rassurée . Tout en suivant un chemin différent, elle avait reçu en héritage le sens et le goût de l’élégance et une énergie bien organisée qu’elle investissait aussi bien dans la vie concrète que dans la recherche intellectuelle . Elle conserva toujours deux ou trois robes de soirée que sa mère avait conçues pour elle . L’une d’elles lui avait valu d’être choisie pour présenter le plateau des petits fours au Président de la République lors d’un bal de l’École .

Elle obtint l’agrégation de lettres en 1953, l’année de la naissance de la première de ses deux filles, Élisabeth, et commença à enseigner avec bonheur dans le secon- daire, dans les lycées de Neuilly et de Fontainebleau . Préparant une thèse sur Balzac, elle fut nommée assistante à la Sorbonne en 1963, puis, après le démembrement de l’ancienne Université de Paris en 1969, elle fut affectée comme maître de conférences à l’ENSJF en 1970 . Son projet de thèse, plusieurs fois réorienté, finit par prendre pour objet Sur Catherine de Médicis de Balzac et par faire d’elle, via l’étude des sources, une seiziémiste . Dirigée par Pierre-Georges Castex (1935 l), cette thèse, Catherine de Médicis et son temps dans La Comédie humaine, fut soutenue en 1974 et publiée en 1976 (Genève, Droz) . Nicole fut alors promue professeur, selon une politique suivie à Sèvres sous l’impulsion de sa directrice, Marie-Jeanne Durry, qui différait de celle suivie à Ulm, où les caïmans n’étaient jamais promus sur place . Elle traversa la période de la « fusion » non sans souligner avec humour et franchise les aspects cocasses ou grinçants de la réunion entre les cultures des deux écoles, et fut élue professeur à la Sorbonne en 1988, sur une chaire de littérature française du xvie siècle . Elle prit sa retraite en 1999 .

Nicole Cazauran a beaucoup travaillé sur la littérature narrative (dans toutes ses provinces et jusque dans les pamphlets des guerres de Religion) . Grande lectrice des romans médiévaux, auxquels elle avait été introduite par Jeanne Lods (1927 L), son professeur devenue une amie, et des romans du xixe siècle, anglais et fran- çais, elle s’intéressa à ceux de la Renaissance qui, Cervantès et Rabelais mis à part, étaient encore jugés peu dignes d’attention . Cette étude, qui nourrit de mémorables séminaires, donna lieu à de nombreuses publications, dont l’édition de quelques raretés : le remaniement d’Artus de Bretagne imprimé par Jean Bonfons en 1584 (avec Christine Ferlampin-Acher, 1983 L) ou la belle et mystérieuse Mariane du Filomène (avec l’auteure de cette notice) . Voyant l’importance des aménagements voulus par les libraires, Nicole Cazauran comprit ainsi très tôt la nécessité d’intégrer l’histoire du livre et la bibliographie matérielle aux travaux des seiziémistes : grâce à elle La Lettre et le texte, collection des articles majeurs de Jeanne Veyrin-Forrer, pionnière sur la question, a été publiée en 1987 par les Presses de l’ENSJF . Elle devint aussi une spécialiste majeure de Marguerite de Navarre, lui consacrant de nombreuses études, d’une précision, d’une justesse et d’une clarté difficilement égalables . On lui confia la direction de l’édition des Œuvres complètes de la reine chez Champion, mission qu’elle accomplit avec la rigueur, l’exigence, l’énergie et l’engagement qu’elle mettait à toutes ses entreprises et qui était presque achevée au moment de son décès . Le massif principal de cette collection est constitué par L’Heptaméron qu’elle édita avec Sylvie Lefèvre (1981 L), avec un apparat critique renouvelé et des notes qui débusquent les moindres obscurités du texte et apportent un éclairage contextuel souvent neuf . Ignorant superbement les ressources et facilités offertes aux chercheurs par l’informatique (elle ne fit jamais usage d’un clavier et tous ses documents de travail sont de sa belle écriture, ferme et lisible), elle fréquentait régulièrement la bibliothèque de l’Arsenal et la Mazarine, ce qui lui permit de découvrir certaines sources méconnues et lui donnait une connaissance étendue et concrète des livres lus par ses auteurs .

Cet aperçu très insuffisant de son œuvre scientifique est incapable de restituer la force et la vivacité du souvenir qu’elle a laissé à ceux qui l’ont connue, en particulier aux très nombreux élèves et étudiants qui ont eu la chance d’être formés par elle . Jean Mesnard (1941 l) en parle très bien dans ses « Images de Nicole Cazauran », beau texte qui introduit ses Mélanges (Devis d’amitié, 2002) . Il évoque sa « présence rayonnante », lui applique la devise de Thélème « Fay ce que vouldras » pour exprimer ce qu’il y avait « d’aisance et de liberté dans toute sa personne », et rappelle quelques points essentiels de son éthique de professeur, comme la règle de la vérité « qu’il convient d’accueillir même quand elle est désagréable », et celle de l’ordre qui « enseigne à raisonner juste, en même temps qu’à penser par soi-même », en accord avec les principes posés par Montaigne dans « De l’art de conférer » .

Traditionnelle mais jamais conventionnelle car elle était sans préjugés, Nicole Cazauran s’est intéressée à de très nombreux élèves (surtout des filles, mais pas seule- ment) dont certains différaient complètement de ce qu’elle était elle-même, tant par leur conception du savoir-vivre que par leur orientation intellectuelle . De telles diffé- rences ne l’influençaient pas ; elle les envisageait avec humour ; et ses élèves, en retour, percevaient la rareté de ce qu’elle leur donnait . Étant à Sèvres dans les années 1970, j’ai admiré, comme mes camarades, la qualité et la densité de ses cours (en plus d’autres tâches, elle préparait chaque année deux auteurs d’agrégation) et l’attention qu’elle portait à nos exercices : la concentration se lisait sur son visage mobile, ainsi que le déplaisir causé par nos bévues et nos écarts intempestifs . À cette époque où le structuralisme dominait les études littéraires, elle enseignait une approche philo- logique et historique et a fait comprendre à la débutante que j’étais, tentée par une carrière d’archéologue, comme à beaucoup d’autres sans doute, que l’on pouvait faire de la « recherche » en étudiant des textes du xvie siècle .

Généreuse et hospitalière, elle faisait volontiers de ses élèves des amis, mais dès que l’on faisait appel à ses compétences critiques, le professeur au jugement inflexible ressurgissait ; ceux et celles qui l’avaient à leur jury devaient savoir que des années de fréquentation familière ne leur vaudraient pas la moindre indulgence, qu’ils seraient lus ligne à ligne et que toute la poussière qu’ils auraient pu, ici ou là, glisser sous le tapis serait impitoyablement exposée .

Mais le souvenir qui domine est celui des belles journées passées dans son château du Puy à Villedieu-sur-Indre, des promenades près des étangs de la Brenne, des soirées de discussion philosophique où son mari Bernard, grand lecteur des néoplatoniciens, la faisait parfois sortir de ses gonds en pointant malicieuse- ment telle ou telle faiblesse conceptuelle dans la poésie religieuse de Marguerite de Navarre, sans oublier les heures passées dans la cuisine, entre le fourneau, la longue table de ferme et la grande cheminée . Tout en poursuivant une conversa- tion animée, Nicole s’y mouvait d’un pas vif, préparant en un tournemain des plats à la cuisson délicate qui auraient exigé de toute autre une attention sans partage et la consultation d’un livre de recettes .

Malgré la perte de son mari et l’affaiblissement dû à l’âge, Nicole a achevé sa vie paisiblement chez elle, grâce à sa fille Élisabeth et au dévouement affectueux de deux aides, sachant jusqu’à la fin trouver de la joie dans une rencontre avec ses petits- enfants et arrière-petits-enfants, la vue du décor qu’elle aimait ou une promenade au soleil .

Isabelle PANTIN (1972 L)