TCHERKAWSKY Colette - 1953 S

TCHERKAWSKY (Colette), née le 10 février 1932 à Paris, décédée le 23 no- vembre 2003 à Paris. – Promotion de 1953 S.


« Protégée du maréchal »

Pourquoi tant d’années ont-elles séparé le décès de Colette et la réalisation de cette notice nécrologique ? Tout simple- ment parce que Colette, à l’École, ne parlait pas de son terrible passé, que presque toutes ses camarades ignoraient .

Sa carrière professionnelle fut brillante . Agrégée de mathématiques, elle effectua l’essentiel de ses années d’en- seignement en classe préparatoire aux concours des grandes écoles de commerce au lycée Paul-Valéry de Paris . Elle s’intéressa à la didactique des sciences et intégra comme formatrice, dès 1963, l’Institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques (IREM) ; elle a contribué à l’élabo- ration de plusieurs manuels à destination de l’enseignement secondaire . Par ailleurs, le militantisme syndical et l’engagement politique l’occupèrent durant ses années d’École, où elle faisait partie du SNES et du groupe inter-ENS des étudiants socia- listes ; elle « ferraillait » volontiers avec les camarades abonnées à L’Humanité, et plus tard elle a milité au secrétariat académique du SNES.

À l’École, sa personnalité était riche et attachante, sa joie de vivre semblait évidente, et tout pouvait laisser croire qu’elle avait mené auparavant une vie normale . Et pourtant !

En 2003, à l’occasion de ses obsèques, j’ai rencontré des matheuses de la promo- tion et j’ai pu me procurer un fascicule que ces dernières, plus liées à Colette que les physiciennes (dont je suis) possédaient depuis quelque temps déjà . On y découvrait qu’elle avait subi dans son enfance un traumatisme épouvantable : la déportation . Mais le récit s’arrêtait en 1945 . Il s’agissait en fait du « brouillon » partiel du livre qu’elle avait écrit mais qui ne devait paraître que huit ans plus tard . Ce livre a pour titre Une enfance en otage, et pour sous-titre (ironique) « Protégée du maréchal » à Bergen-Belsen (Collection « Témoignages de la Shoah », éd . Le Manuscrit, 2011, www .manuscrit .com) .

Et puis un jour, en feuilletant, dans le n° 17 bis de L’Archicube de février 2015, la « Liste des normaliens décédés qui n’ont pas encore eu de notice », je trouve pour la promo 53 S le nom de Colette Tcherkawsky ! Estimant urgent de combler cette lacune, j’en parle avec les matheuses de la promo, notamment avec Claude Vignes Moynet qui était son binôme à l’École ; elles approuvent ce projet ; il faut maintenant le réaliser .

J’ai alors recherché et retrouvé la fille et la petite-fille de Colette (Sophie et Claire), qui ont été très heureuses de cette initiative visant à faire connaître le terrible passé de leur mère et grand-mère aux ancien(ne)s élèves de l’ENS . Ce passé se confond, on le verra, avec une page souvent ignorée et peu glorieuse de notre Histoire nationale . Elles m’ont appris que le livre de Colette, auquel elles avaient elles-mêmes participé était en fait disponible depuis 2011 . C’est le récit, rédigé et commenté par elle, de la tragédie qu’elle a vécue dans son enfance, ainsi que des séquelles psychologiques ulté- rieures . Il a constitué pour elle, à partir de cinquante ans, une thérapie indispensable à sa « Libération » .

Écrit dans un style admirable de sobriété et de dépouillement, il est d’un réalisme impressionnant : grâce à son excellente mémoire et à son sens aigu de l’observation, Colette y fait revivre avec ses yeux d’enfant des souvenirs de ses dix-treize ans . C’est passionnant . C’est bouleversant . Elle y analyse ensuite les difficultés de son retour à une vie normale et l’« omerta » qui s’est instaurée pour elle-même durant trente- cinq ans .

Voici, rapidement évoquée, ce que fut son histoire . Ses parents, Maurice et Berthe, étaient juifs, d’ascendance ukrainienne et roumaine mais français de nais- sance et parfaitement assimilés et laïques ; son père était dans l’armée française officier de réserve ; en 1939 il fut mobilisé sur la ligne Maginot, avant d’être fait prisonnier par les Allemands en juin 1940, et de ce fait protégé par les Conventions de Genève (sa libération devait intervenir en mai 45) . Colette évoque dans son livre le sort des femmes et enfants des prisonniers de guerre juifs, qui croyaient naïvement que le maréchal Pétain avait promis de les protéger des lois anti-juives en vigueur depuis 1941, et qui par conséquent ont négligé de se cacher . Avec leur mère, Colette et son frère ont été arrêtés par des policiers français le 15 janvier 43, internés à Drancy et enfin déportés le 2 mai 44 à Bergen-Belsen : Colette fit ainsi partie des 77 enfants de prisonniers juifs qui furent déportés dans ce camp, otages destinés à servir de « monnaie d’échange » aux nazis ; elle avait alors douze ans . Elle écrit : « Je suis par hasard une rescapée de Bergen-Belsen » . Une de ses amies dit : « Pétain, finalement, il nous a évité le pire » . De fait, Bergen-Belsen n’était pas Auschwitz, il n’y avait pas les chambres à gaz où les enfants déportés étaient immé- diatement conduits ; néanmoins il restait un lieu de « sélection naturelle », qui ne devait être libéré que le 15 avril 45 . Suivirent deux mois d’errance dramatique, après lesquels, le 25 juin, miraculeusement rescapée, la famille s’est retrouvée à l’hôtel Lutétia, où le père, déjà rentré, venait tous les jours . Elle écrit : « Je les laisse tous en train de bavarder. Je pousse la porte de l’hôtel, je sors me promener dans Paris, seule, libre. J’ai treize ans. »

Elle écrit aussi : « Revivre après la Libération, cela signifiait rentrer dans l’ordre normal des choses, obéir, aux parents, aux professeurs ; et ne rien dire : ‘‘ils sont jeunes, ils oublieront’’, disaient les adultes compatissants. Alors, pour retrouver enfin la vraie liberté, il a bien fallu, en attendant, faire semblant d’être comme tout le monde » .

Colette, très douée, reprend ses études interrompues, saute des classes, passe le bac, entre à l’ENS, y fait des études de mathématiques . . . et se tait . Y a-t-il d’autres archicubes passés par les camps dans leur enfance ?

À l’aube de ses cinquante ans, Colette commence à écrire ses souvenirs . Pour sa fille d’abord, dont elle a longtemps laissé les questions sans réponse, et puis par crainte de l’oubli . Elle devient « militante de la Mémoire », et témoigne notamment dans les lycées et collèges . C’est pour elle une libération . Elle écrit : « Ces souvenirs que j’avais pendant très longtemps cadenassés dans ma mémoire, ont rongé mon âme » . Elle crée avec Albert Bigielman l’« Amicale des anciens déportés de Bergen-Belsen », dont il est président et elle-même secrétaire générale, ce qu’elle restera tant que ses forces le lui permettront .

Colette reçoit la Légion d’honneur . Dans son discours de réception, elle dit : « Je rends hommage à mon pays, la France, un pays où chaque individu peut choisir sa religion et la pratiquer librement, mais aussi choisir de ne pas avoir de religion » .

Geneviève KLING MARTIN (1953 S)

On l’appelait « Tcherka »...

Colette s’est présentée au concours de l’ENS en 1952, après une brillante scolarité dans le secondaire, bien qu’écourtée du fait de sa déportation . Ayant échoué de peu à l’oral (comme d’autres dans la promo), elle ne voulait pas refaire une année de prépa à Fénelon . C’est sur l’insistance de ses parents, auxquels elle était très attachée, qu’elle a accepté une deuxième année de spé . au lycée de garçons de Rouen, d’où son admis- sion à l’École, qui lui a beaucoup apporté .

Elle nous est apparue d’entrée comme une personnalité marquante de la promo par son intelligence, sa confiance en soi basée sur un jugement très sûr, et un esprit critique qui lui permit de rester à l’abri des courants en vogue dans ces années de « pensée unique » marxisante .

On ne la voyait pas beaucoup travailler, mais souvent allongée sur son lit en raison d’une faiblesse de dos due à des carences de jeunesse, elle pouvait aisément participer à une conversation tout en feuilletant un polycopié de physique ! Nous allions nous dégourdir les jambes dans le parc de la Cité universitaire si calme à l’époque, ou faire un peu de lèche-vitrines sur le boulevard Saint-Michel . Visiblement heureuse de vivre, elle partait souvent d’un rire communicatif – comme en nous racontant ce qu’un interrogateur, conquis par sa mine assurée, lui avait un jour déclaré : « Vous avez les yeux bleus des paysannes d’Ukraine ! » .

Peu d’entre nous connaissaient son passé de déportée . Ce qui l’occupait, c’était son présent, riche de possibilités et de contacts humains . Elle s’intéressait beaucoup aux relations sociales, avec un sens aigu de la psychologie qu’elle tenait, disait-elle, de la lecture de Dostoïevski . Ses réactions étaient directes et positives . Je l’ai rencontrée quelques années plus tard vêtue d’un manteau d’astrakan, expliquant avec un sourire : « Ce sont les Allemands qui me l’ont payé », minime autant que symbolique dédom- magement de ses années d’enfance saccagées .

Pas plus qu’une autre elle n’a été épargnée par les difficultés de l’existence . Mais jusqu’à la fin elle s’est battue, avec la lucidité et la détermination qui lui ont permis de surmonter les séquelles des blessures imprimées en elle par la terrible épreuve de sa jeunesse .

Claude VIGNES MOYNET (1953 S)