TOURAINE Alain - 1945 l
TOURAINE (Alain), né le 3 août 1925 à Hermanville-sur-Mer (Calvados), décédé le 9 juin 2023 à Paris. – Promotion de 1945 l.
Alain Touraine laisse derrière lui une œuvre considérable, qui fait de lui à l’échelle de l’histoire de la sociologie, et pas seulement française, une des plus belles et hautes figures de sa discipline . Son legs est vivant, actif, qu’il s’agisse de théorie, de méthodes, de définition des objets à étudier par les sciences sociales, ou bien encore d’engagements arti- culant, sans les confondre, l’analyse et l’action . Touraine, comme l’appelaient la plupart de ses proches, et même de ses très proches, n’a jamais voulu construire une « École », et encore moins s’engager dans des manœuvres guerrières pour conquérir des positions de pouvoir et « placer » ses élèves . Mais ils sont nombreux à faire vivre sa pensée, chacun à sa manière et avec sa personnalité .
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Touraine est un normalien qui veut vivre dans son temps . Il part étudier la réforme agraire en Hongrie – qui n’est pas encore soviétique –, puis il va travailler dans les mines, à Valenciennes . Il en revient pour passer l’agrégation d’histoire en même temps que son ami de promotion et coturne Jacques Le Goff . Nous l’avons souvent entendu évoquer tel ou tel souvenir de ses années passées rue d’Ulm, et il a fait longtemps usage de la bibliothèque de l’École .
Dans le Nord, alors qu’il est mineur, il découvre et lit avec passion l’ouvrage de Georges Friedmann (1923 l), Les Problèmes humains du machinisme industriel (1947) : l’historien qu’il est, et qu’il a toujours été, trouve là sa voie vers la sociologie . C’est en sociologue qu’il vivra son « désir d’histoire » (titre de son récit autobiographique publié dès 1977 chez Stock), c’est-à-dire son désir de comprendre l’histoire qui se fait, dans la vie sociale, dans les conflits de son temps et, au départ, dans les rapports de travail, à ses yeux lieux de la créativité humaine par excellence .
En 1950, Touraine entre au CNRS et Georges Friedmann, devenu son mentor, lui propose d’étudier le travail ouvrier dans les usines Renault . Il en résultera la première partie de son œuvre : une sociologie du travail qui est aussi une sociologie de l’action, et donc une sociologie générale . Dans un contexte historique où le Parti communiste, alors tout puissant, considère que la conscience ouvrière, stricte conscience d’exploi- tation, ne pourrait s’élever vers des enjeux généraux que par le politique et donc le Parti, Touraine montre comment cette conscience se forge dans le rapport social qui oppose et lie les maîtres du travail aux ouvriers de métier, qui sont dépossédés de leur auto- nomie, de leur savoir-faire et, pour utiliser un vocabulaire qui sera le sien plus tard, de leur capacité à être sujets . Tout au long de sa vie, nous l’avons entendu défendre l’idée d’une centralité du travail, contre ceux qui prophétisaient ou préconisaient sa fin . Il est mort alors même qu’une puissante mobilisation intersyndicale, qu’il soutenait, venait cet hiver 2023 de contester une réforme des retraites, en affirmant qu’elle aurait dû être préparée par une réflexion sur le travail .
La sociologie du travail développée par Touraine est donc une sociologie générale, car elle s’attache à montrer comment ce qui se joue dans l’atelier, à l’usine, est une mise en cause de toute la vie sociale . L’action qui naît dans les rapports de travail est susceptible de s’élever jusqu’au niveau de ce qu’il appellera l’historicité, c’est-à-dire des principales orientations de la vie collective – le modèle culturel de la société, en l’occurrence industrielle, son mode de connaissance, ses choix d’investissement . Marquée par des publications importantes, sur le travail à la régie Renault, mais aussi sur La Sociologie de l’action et La Conscience ouvrière (Le Seuil, 1965 et 1966), cette sociologie du travail ouvrier débouche sur deux prolongements complémentaires .
Le premier est la théorisation du mouvement social, qui va se préciser dans les années 1960 jusqu’à l’aboutissement de Production de la société (Le Seuil, 1973) . Un mouvement social n’est pas une lutte concrète, mais une signification de l’action contestataire, celle qui vise précisément à contrôler l’historicité, face à un adver- saire social qui domine et dirige ; les autres significations fonctionnent à des niveaux moins élevés . L’idée de mouvement social ne se réduit donc pas à celle de crise et, moins encore, à celle de révolution .
Deuxième prolongement – où l’on retrouve bien le Touraine historien de l’histoire qui se fait quand il plaide pour que l’on distingue des types de société et que l’on reconnaisse, en particulier, que la société industrielle n’est pas éternelle : le mouve- ment de Mai 68, dans sa dimension initiale, étudiante, est pour lui la première occasion importante d’envisager la naissance d’un autre type de société, qu’à peu près en même temps que le sociologue américain Daniel Bell, il va qualifier de post-industrielle
Mais alors que Bell pense plutôt à un développement nouveau de la société industrielle, Touraine voit la naissance d’un nouveau type de société .
Professeur à Nanterre et ami de Daniel Cohn-Bendit, Touraine a immédiate- ment été favorable au mouvement étudiant de mai 68, en jouant un rôle actif, à Nanterre (il avait choisi d’enseigner dans cette jeune université de banlieue plutôt que dans la vieille Sorbonne), mais aussi en s’adressant directement au ministre Alain Peyrefitte (1945 l), pour tenter d’obtenir une politique moins raide de la part du pouvoir au début des « évènements » . Comme Edgar Morin, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis (qui nomment le mouvement de Mai « la brèche », titre de leur livre), Touraine a bien perçu les dimensions culturelles de ce qui aura été le premier des « nouveaux mouvements sociaux » auxquels il consacrera par la suite d’importantes recherches : il s’en explique dans son livre sur Le mouvement de Mai ou le communisme utopique (Le Seuil) dès 1968 .
De nouveaux acteurs montent en effet sur la scène de l’histoire en train de se faire : après les étudiants viennent les femmes, les minorités culturelles, les mouve- ments écologistes . Le mouvement ouvrier ne disparaît pas pour autant, et pas davantage les inégalités socioéconomiques et les aspirations au socialisme . Pour étudier ces acteurs, nouveaux comme anciens, Touraine invente au milieu des années 1970 une nouvelle méthode, l’intervention sociologique . Il s’agit de savoir dans quelle mesure des luttes sociales comportent un mouvement social mettant en jeu un modèle d’historicité et une domination sociale . Cette démarche, qu’il présente dans La Voix et le Regard (Le Seuil, 1978), part du postulat selon lequel les acteurs sont intelligents et capables de savoir ce qu’ils font, à condition d’être mis dans certaines conditions qu’un dispositif de recherche doit leur offrir . Elle va à l’encontre des habitudes professionnelles les mieux établies, dans lesquelles les sociologues enregistrent des opinions sans les mettre à l’épreuve des faits et d’opi- nions contraires, pour les interpréter en s’attribuant une sorte de monopole du sens, comme s’il allait de soi que les acteurs sociaux ne savent pas ce qu’ils font puisque c’est la « société » qui parlerait et agirait à travers eux .
Nous avons réalisé sous sa direction, ainsi qu’avec d’autres chercheurs, des inter- ventions sociologiques avec (et non pas seulement « sur ») le mouvement étudiant, le mouvement occitan, le mouvement antinucléaire, le mouvement ouvrier et enfin Solidarność en Pologne en 1981 . Des ouvrages rendent compte de ce programme de recherche : Lutte étudiante, La Prophétie antinucléaire et Le Pays contre l’État (Le Seuil, 1978, 1980 et1981), Solidarité et Le Mouvement ouvrier (Fayard, 1982 et 1984) .
Le mouvement étudiant restait dominé par la crise de l’université et par une rhéto- rique d’extrême-gauche . Le mouvement occitan, balançant entre la seule défense de la langue et la tentation nationaliste, et lesté de thèmes sociaux portés essentiel- lement par des petits viticulteurs, a préféré disparaître plutôt que de verser dans la violence . Le mouvement antinucléaire de la fin des années 1970 ne parvenait pas à transformer son opposition au nucléaire civil en force politique et en propositions d’autres modes de développement ; il était déchiré entre la prophétie exemplaire et la critique techniciste de la technique . Solidarność, qui suscitait tant d’enthousiasme, portait néanmoins les prémices d’une séparation entre mouvement ouvrier, lutte démocratique et tentations populistes – poussée nationaliste qui a eu lieu, hélas, trente ans plus tard . Toutes ces recherches n’essaient pas de faire entrer les faits dans la théorie, mais elles examinent avec les acteurs impliqués, sans concession, leur capacité à faire vivre un mouvement social .
Par la suite, la méthode de l’intervention sociologique s’est révélée productive, y compris pour étudier des luttes ou des expériences a priori éloignées des nouveaux mouvements sociaux : le racisme, l’antisémitisme, le terrorisme, la « galère » des jeunes de banlieue, l’expérience scolaire, le cancer, etc .
Au milieu des années 1980, inauguré par un livre qui envisage Le Retour de l’acteur (Fayard, 1984) s’ouvre un nouveau cycle dans lequel Touraine réfléchit aux grandes transformations des sociétés contemporaines et participe aux débats inter- nationaux sur la postmodernité et plus tard la globalisation, tout en jouant un rôle pionnier dans la mise en avant du Sujet par les sciences sociales contemporaines .
Dans Critique de la modernité (Fayard, 1992), il montre que derrière la raison triomphante, la modernité a toujours été mise à mal par les nations, par le marché, par les identités et par les fractures internes, subjectives, instaurant une distance irrécon- ciliable entre « nous » et « moi », et plus encore entre « moi » et « je », entre la morale et l’éthique . De même, dans Qu’est-ce que la démocratie ? (Fayard, 1994), Touraine montre que les systèmes démocratiques ne parviennent jamais à institutionnaliser totalement les mouvements sociaux, et que jamais l’acteur n’est adéquat au système .
La modernité a produit le sujet singulier . Mais Touraine est inquiet, parce qu’elle lui semble aujourd’hui menacée par le règne du marché, par le narcissisme, par la poussée des identités et par le déclin de l’universalisme démocratique qui est la condition nécessaire de la formation du sujet individuel et collectif . Dans un dialogue exigeant avec Farhad Khosrokhavar, La Recherche de soi : dialogue sur le sujet (Fayard, 2000), il réfléchit sur la face sombre des mouvements sociaux et sur les logiques de désubjectivation qui les menacent .
Progressivement, Touraine invite à faire de la sociologie en se défaisant de l’idée même d’une société conçue comme l’emboîtement d’une culture nationale, d’un État souverain et d’une économie nationale . Ce qui, là aussi, est quelque peu décalé par rapport à la culture sociologique dominante en France, où règne, pour reprendre une expression chère à Ulrich Beck, le « nationalisme méthodologique » qui n’aborde les problèmes que dans le cadre de l’État-nation . Avec la mondialisation des cultures et des échanges, cet emboîtement ne tient plus ; il n’est que nostalgie, conservatrice dans le meilleur des cas, réactionnaire dans le pire . Touraine invite son lecteur à défendre la capacité d’être un sujet dans un monde où la possibilité de vivre ensemble est plus que jamais une épreuve et une nécessité .
Viendront ensuite des ouvrages qui prolongent ces réflexions, notamment La Fin des sociétés, Nous, sujets humains et Défense de la modernité (Le Seuil, 2013, 2014 et 2018) . Jusqu’à sa mort, Touraine travaillera à penser cette tension entre un monde qui se transforme et les logiques de subjectivation et de désubjectivation qui définissent les acteurs d’aujourd’hui .
Dès les années 1950, il a entretenu une relation forte avec l’Amérique latine . Parti au Chili en 1956 pour y étudier le syndicalisme des mineurs de Lota et des sidérur- gistes de Huachipato, et pour y fonder, avec Jean-Daniel Reynaud et Lucien Brams, un centre de recherche, Alain Touraine n’en est jamais vraiment revenu . Non seule- ment il y a épousé Adriana, décédée à Paris en 1990, mais au fil des années il a connu de près la plupart des sociologues latino-américains, notamment en Argentine, au Brésil et au Mexique, il a dirigé de nombreuses thèses d’étudiants français et latino- américains, il a conversé avec beaucoup de responsables politiques dont certains, comme Fernando Enrique Cardoso, sont devenus des amis .
Ceux qui ont connu Touraine à Paris peuvent garder le souvenir d’un professeur et d’un intellectuel prestigieux mais assez froid, réservé, peu porté sur la familia- rité et confiant volontiers les relations plus personnelles à Adriana . Ceux qui ont connu Touraine au Chili ont l’image d’un homme plus ouvert, plus détendu, plus « latino » ; comme si le Touraine de Santiago, de Mexico ou de Sao Paulo n’était pas exactement celui de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris . Pour le dire de manière un peu naïve, Touraine aimait l’Amérique latine comme il aimait ceux qui y travaillaient et qui pourtant, bien souvent, ne partageaient ni ses idées ni ses engagements . Sans cette passion, comment comprendre qu’il ait mobilisé tant de connaissances, tant de lectures, tant d’informations sur l’histoire politique et sociale de la plupart des pays latino-américains pour écrire La Parole et le Sang (Odile Jacob, 1987), alors que sa vie à Paris consacrée à la société post-industrielle, à la théorie sociologique, aux mouvements sociaux, aux interventions publiques... aurait déjà épuisé les plus actifs d’entre nous ?
De retour en France quelques jours avant le coup d’État de Pinochet, Touraine a joué un rôle essentiel dans la mobilisation de la diaspora intellectuelle et des institu- tions, la MSH et la FLACSO (Faculté latino-américaine des sciences sociales), pour défendre ses collègues chiliens, obtenir des sauf-conduits, trouver des postes dans les universités . Beaucoup ont été protégés, parfois sauvés, par l’action de Touraine qui n’a pas fait le tri en fonction de ses propres affinités . Et pourtant, son analyse de la chute de l’Unité populaire et de la terrible répression n’a pas fait l’unanimité tant il semblait alors facile d’opposer le peuple uni à la seule oligarchie et aux États-Unis . La blessure, la révolte et l’amour du Chili n’avaient pas empêché Touraine de voir que l’Unité populaire était emportée par ses propres contradictions et que ces contra- dictions étaient celles des sociétés dépendantes elles-mêmes (Vie et mort du Chili populaire, Le Seuil, 1973) . La scène politique et celle des mouvements sociaux étaient déconnectées : les mouvements sociaux étaient plus radicaux que la vie politique et institutionnelle, pendant que les idéologies étaient elles-mêmes plus radicales que les luttes ouvrières . Ni crise révolutionnaire, ni pression réformiste et cependant étant tout à la fois, l’Unité populaire se défaisait dans les mois qui ont précédé le coup d’État de septembre 1973 . La conjugaison de la lutte des classes, du populisme anti- impérialiste et de la mobilisation des pobladores n’a pas résisté à la crise économique, à la peur des classes moyennes et des gremios, à la haine de l’oligarchie et à l’inter- vention des États-Unis . En Amérique latine comme en Europe, Touraine aimait les luttes et les mouvements sociaux, mais il n’était pas dupe de leurs idéologies .
Bien au-delà de la sociologie, Touraine a été un protagoniste important de la vie intellectuelle et politique française, très écouté et souvent admiré à l’étranger, dans toute l’Europe, mais aussi et surtout en Amérique latine . N’ayant jamais été séduit par le communisme, contrairement à beaucoup d’intellectuels de sa géné- ration, Touraine était, à la fois, de gauche et critique de la gauche réelle, celle du Parti socialiste, décrétant même en 1979 La Mort d’une gauche (Galilée), mais également s’adressant aux dirigeants de cette gauche, dans sa Lettre à Lionel, Michel, Jacques, Martine, Bernard, Dominique... et vous (Fayard, 1995) . Il a constamment débattu avec les communistes et ferraillé avec le gauchisme, qui ne lui a jamais rendu la partie facile . Profondément engagé quand il s’agissait des mouvements sociaux et de leurs luttes, Touraine était de fait en phase avec la « deuxième gauche » qu’incarnaient notamment ses amis Michel Rocard et, pour la CFDT, Edmond Maire . Trop libéral pour les uns, trop à gauche pour les autres, Touraine n’a pas choisi le confort des camps et des réflexes installés .
Enfin, et alors même qu’il n’était pas un homme d’institution et encore moins d’appareils, Touraine a construit et dirigé successivement trois centres de recherche de l’École des hautes études en sciences sociales, en liaison avec le CNRS, où il a mené l’essentiel de sa vie intellectuelle : le laboratoire de sociologie industrielle, puis le Centre d’étude des mouvements sociaux et le Centre d’analyse et d’inter- vention sociologiques (CADIS), un laboratoire intégré intellectuellement autour de ses orientations, qui fut son enfant chéri jusqu’à sa liquidation, laquelle n’est pas tout à fait à l’honneur de ses institutions de tutelle . Touraine n’était pas homme à passer son temps dans la gestion ou l’administration des institutions, mais il en savait l’importance et les respectait . Il nous manque .
François DUBET,
EHESS Université de Bordeaux-II
Michel WIEVORKA,
EHESS président de la Maison des sciences de l’homme
***
Mon père
Mon père est mort à près de 98 ans, sans avoir jamais cessé d’écrire, de penser, de s’engager . Il a eu la chance de pouvoir le faire jusqu’au bout . Sa vie aura été celle d’un intellectuel engagé, tout entier tourné vers le travail . Tout en établissant une claire distinction entre sa vie professionnelle et sa vie intime, dont il parlait peu en-dehors de sa famille – et encore ! –, il mêlait au quotidien ces deux mondes : nous étions, nous sa famille, les premiers témoins de son travail et à l’inverse il disait lui-même qu’il ne savait pas ce que sa pensée eût été sans nous . C’est de mon père que je veux cependant ici évoquer quelques souvenirs, et pas du sociologue . François Dubet et Michel Wieviorka ont écrit sa notice intellectuelle avec plus de talent et de légitimité que je ne pourrais en avoir . Fragments d’une vie, donc .
Le travail comme rédemption
Travail, le mot revient spontanément sous ma plume car il est sans doute celui qui caractérise le mieux la personnalité de mon père : l’autobiographie intellectuelle qu’il publia, encore jeune, Un désir d’Histoire (Stock, 1977), se conclut ainsi : « Je me dépêche de faire les comptes, de savoir où j’en suis, d’où je viens et le chemin que j’ai parcouru pour bientôt perdre tout à fait la mémoire et retrouver l’espoir dans un monde renouvelé . La veillée s’achève ; ce n’est plus l’heure de raconter des histoires . Il faut se remettre au travail . » Il avait été élevé dans le culte du travail et considérait qu’au fond c’est ce qui donnait son sens à la vie .
Mon père est né et a vécu au 7, boulevard Raspail, là où s’installait la bourgeoisie de l’entre-deux-guerres, à quelques pas de l’aristocratique Faubourg-Saint-Germain, dans une famille catholique et conservatrice . C’était un monde de traditions où le sabre et le goupillon étaient plus respectés que l’argent . Son père qui était un grand médecin, président de l’Académie de médecine peu avant sa mort, fut l’un des premiers à introduire la génétique dans ses recherches médicales . Il était le fils d’un garde-barrière, pur produit donc de la IIIe République, convaincu que seul le travail ouvrait et, plus encore, devait ouvrir, le chemin de la réussite . Mon père l’admirait pour ce qu’il avait construit, et si son père était un homme de son époque, distant avec ses enfants, il lui ouvrit l’accès à un monde de culture dans un appartement rempli de livres, dont certains dédicacés par ses patients, au nombre desquels figu- raient tous les Surréalistes . Sa mère, belle et généreuse, était celle qui l’élevait au quotidien avec son frère et ses deux sœurs . Contre ce modèle, il voulut être un père attentionné et affectueux et sut être aimant en même temps qu’exigeant . Il nous accompagna, mon frère et moi, dans nos projets professionnels et nos vies de famille avant de devenir un grand-père adulé . Il était féministe, profondément, il l’a été aussi pour moi, sa fille . Il l’est resté jusqu’à la fin de sa vie, considérant que les progrès accomplis n’avaient pas véritablement changé la donne .
Sa culture encyclopédique, que favorisait une hypermnésie spectaculaire, était impressionnante . Jusqu’à son entrée dans l’âge adulte, mon père resta dominé par la culture classique de son milieu, littéraire et religieuse tout à la fois . C’est ainsi, d’ailleurs, qu’il expliquait son attachement indéfectible à l’Italie, qu’il qualifiait de pays sacré . Là sans doute réside l’une de ses contradictions intimes et, sans doute, structurante : il rejeta très vite le milieu d’où il venait, qu’il jugeait étriqué, hors de la vraie vie, mais il en connaissait et en maîtrisait tous les codes . Il rejeta l’Église et la religion mais admirait les œuvres qu’elles avaient inspirées . C’est son amour profond et sans faille pour sa famille, forte et exigeante, qui lui permit tout au long de sa vie de surmonter cette tension et, progressivement, de l’apprivoiser et de l’accepter . Dans les quelques mots personnels qu’il a laissés avant de mourir, il écrit : « Je sens mieux que jamais la présence de mes parents en moi, et je crois sincèrement qu’ils auraient pu juger favorablement ce que j’ai fait de ma vie . »
Le rejet de la bourgeoisie conservatrice dont il était issu était de sa part une véri- table détestation . À la vérité, mon père était ainsi, entier et parfois intransigeant dans ses jugements . Il portait sur toutes choses un regard bleu, perçant et vibrant, avec panache et une élégance un peu altière qui ne passait pas inaperçue . Il y avait ce qu’il aimait ou plutôt adorait, et ce qu’il détestait . Ses enthousiasmes évoluaient, ses détes- tations aussi . Mais toujours il a adoré Paris et l’Italie, Michel-Ange et la Renaissance, la lumière des bords de mer et les promenades dans la nature, seul legs heureux de ses années de scoutisme . Sa détestation, donc, de son milieu d’origine, venait d’abord de ce qu’il considérait comme une faute irrémissible : cette bourgeoisie qui affirmait si fortement ses convictions et se jugeait supérieure ou meilleure s’était révélée incapable de faire face à l’écroulement de l’entre-deux-guerres . Traumatisée par le Front populaire, elle n’avait pas compris ce qui se jouait dans les années 1930 et avait laissé faire . Mon père quitta donc ce milieu hors du temps, de l’histoire et de la vraie vie, coupable à ses yeux de n’avoir su affronter l’effondrement de ses propres valeurs .
L’excellence revendiquée
Mais il lui fallut d’abord conquérir sa liberté . Il se décrivait lui-même comme un mauvais élève, en tout cas il n’aimait pas l’école, où il s’ennuyait . Ses années d’hypo- khâgne et khâgne au lycée Louis-le-Grand ne l’intéressèrent pas beaucoup plus, en dehors de l’histoire et de la géographie . Il n’aimait ni le latin ni le grec, ce qui ne l’empêcha pas, quelque trente ans plus tard, de m’aider efficacement lorsqu’à mon tour j’affrontai thèmes et versions : c’était sa culture, celle qui l’avait fabriqué, irrigué au plus profond de lui-même . Sa famille ne voyait aucun inconvénient à la voie qu’il avait choisie : l’essentiel était de réussir un concours . Au fond, il nous a transmis cette exigence, espérant intensément que j’intègrerais Normale Sup’ et heureux que mon frère Philippe devînt professeur de médecine .
Mon père entretint des relations ambivalentes avec la rue d’Ulm . Il adorait les lieux, la bibliothèque, la musique du bassin des Ernest . Il eut le bonheur de partager sa turne d’agrégation avec Jacques Le Goff qui fut à vie l’un de ses grands amis . Pendant la première année, il resta marqué par la culture qu’il portait en héritage et fut proche des « Tala », qui publiaient une petite revue baptisée « organe khâgneux de recherches spirituelles » . Ensemble, ils faisaient tourner les tables et, sans humilité aucune, prétendaient penser les fondements nouveaux de la spiritualité . Ce temps pour lui fut une transition, il devint historien avant de s’affirmer sociologue mais il pensa toujours la société avec son regard d’historien alors que beaucoup d’autres sociologues furent d’abord des philosophes . Il se reconnut suffisamment dans l’École pour m’encourager à y entrer à mon tour . Il en appréciait et respectait l’esprit et l’am- bition d’excellence . Mais en 1945, alors que la guerre s’achevait à peine et que tout était à reconstruire, il lui semblait que la vraie vie était ailleurs et que la rue d’Ulm, elle aussi, était comme entourée de murs invisibles qui la protégeaient à l’excès de la réalité . Il voulut donc, à nouveau, partir et quitter l’École pour aller travailler dans les mines de charbon de Valenciennes, j’y reviendrai .
Il s’intéressa jusqu’à la fin de sa vie à la formation des étudiants . Lui qui avait fréquenté les universités de Harvard, de Chicago et Columbia se désespérait de la faiblesse des universités françaises et récusait l’obsession élitiste des grandes écoles, qu’il appelait à s’ouvrir, ce qu’elles firent en partie, mais en partie seulement selon lui, plus tard . Il présida en 1990 la commission sur l’avenir de l’École normale supérieure,
dont Le Monde qualifia le rapport « d’un brin provocateur1 » . Il y saluait le dynamisme retrouvé des départements scientifiques et appelait de ses vœux une refonte profonde de la filière littéraire, trop classique à ses yeux alors que les attraits de Sciences Po et de l’ENA se faisaient croissants . Pour lui, l’École devait à la fois « fuir l’élitisme » et « revendiquer l’excellence », ce qui devait passer par le développement des sciences sociales, bien sûr, mais surtout d’approches transdisciplinaires et internationales, plus audacieuses et ouvertes « à la diversité des pensées, des cultures et des sociétés »2 . À la fin de sa vie encore il défendait la création de départements scientifiques mêlant médecine et sciences sociales . Il rêvait d’une École moins élitiste dans son recrute- ment mais poussant plus loin toujours l’exigence et l’excellence . Pour lui l’ENS devait former des chercheurs et cesser d’être l’antichambre de l’ENA . Il savait que ses appels à l’ouverture et, en particulier, à l’élargissement de son recrutement suscitaient des crispations, mais il souffrait de la domination des universités américaines, lui qui souvent jugeait la recherche française au moins aussi bonne que la leur .
La liberté de l’ailleurs
Ce qui a marqué la vie de mon père, après l’écroulement français de l’entre-deux- guerres, la débâcle et la honte de la collaboration, ce fut l’impératif de reconstruction . Et c’est pour y prendre sa part qu’il quitta, assez cavalièrement reconnaissait-il lui- même, la rue d’Ulm en deuxième année pour aller travailler et vivre parmi les mineurs de Valenciennes . Il découvrit alors le travail de Georges Friedmann, pion- nier de la sociologie du travail en France, qui avant de le faire entrer au CNRS lui conseilla judicieusement de reprendre ses études à l’École . Mon père suivit son conseil, mais se lança parallèlement dans des recherches sur le travail ouvrier dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt . Toute sa vie ensuite, il a roulé en Renault, comme un hommage à ces ouvriers . Il éprouvait une véritable fascination pour le travail ouvrier, qu’il admirait pour ce qu’il avait permis de reconquérir après-guerre, pour la force de ses valeurs, de sa culture .
Ses années d’École furent des années de voyages, partout en Europe, en Hongrie, en Yougoslavie, en Italie bien sûr, aux États-Unis, en attendant le Chili, qu’il allait décou- vrir en 1956 comme chercheur, là encore s’installant avec les ouvriers des mines de charbon et ceux de la sidérurgie, à Huachipato et Lota près de la ville de Concepción . Ce voyage fut pour lui doublement fondateur : sa découverte de l’Amérique Latine fut le début d’un long compagnonnage, qui ne cessa jamais, et il devint ainsi l’un des connaisseurs les plus reconnus de ce continent, où il est partout célébré . Et ce premier voyage déboucha sur son mariage avec ma mère, Adriana, qu’il rencontra à Santiago . Elle était solaire, elle lui permit de vivre ses émotions et l’accompagna dans ses enga- gements . Ils se sont aimés intensément . Sa mort prématurée en 1990 a été une tragédie pour mon père . Ils sont désormais inhumés ensemble au cimetière Montparnasse .
La famille et le travail
Autour de mes parents, vie de famille et travail se sont étroitement imbriqués . L’appartement où nous habitions, à Châtenay-Malabry puis à Paris, était un lieu de vie incroyable, et avec mon frère nous assistions au défilé des plus grands intel- lectuels . Après 1973, le coup d’État au Chili leur fit accueillir à bras ouverts les réfugiés chiliens, qui trouvèrent chez eux un lieu de vie intense, de débats mais aussi de soutien . Cela lui a valu de recevoir la Médaille de la reconnaissance du Chili à titre posthume, à l’occasion de la commémoration des cinquante ans du Golpe . Puis vinrent les chercheurs du CADIS, les Polonais de Solidarność et les Zapatistes, les militantes féministes et tant d’autres . Nous allions en vacances là où les démo- craties triomphaient, aux États-Unis pour la démission de Nixon, au Portugal pour la Révolution des œillets, en Espagne à la mort de Franco .
Car son travail d’intellectuel l’a aussi mené à être un intellectuel engagé . Il l’a été pour les combats que je viens d’évoquer, ne dissociant pas réflexion et action . Il l’a été politiquement . Résolument de gauche, il a inspiré et accompagné ce que l’on a appelé la deuxième gauche, celle de Michel Rocard à qui l’a uni une longue et belle amitié, et de la CFDT . Il n’aimait pas les partis, espérait que les acteurs sociaux porteraient les transformations dont notre pays selon lui avait besoin . Lui qui était tout sauf décliniste s’inquiétait ces dernières années des pertes de repères, de ce qu’il percevait comme un nouveau risque d’affaissement, appelant un nouvel élan de reconstruction .
Mon père est resté lui-même jusqu’au bout, travaillant, écrivant toujours, s’infor- mant de tout, la tête encore pleine de projets pour les prochaines années . Certains trouveront ces quelques pages peu intimes, je crois être en cela fidèle à sa pudeur extrême, fût-ce à l’égard de l’École de sa jeunesse . Je mesure la chance extraordinaire que j’ai eue d’avoir pour père cet homme fier et élégant, affectueux et généreux, d’une énergie folle jusqu’au dernier instant, regardant toujours vers l’avenir et ne regrettant rien du passé . Il transformait la vie autour de lui en un tourbillon intense d’idées, de découvertes, d’enthousiasmes aussi, prenant un plaisir gourmand aux petites choses de la vie . Éternel visiteur des musées du monde, il était curieux de toutes les formes d’expression nouvelles, portant jusqu’à l’incandescence son appétit de vivre . Nous nous parlions chaque jour et ce dialogue d’une vie est un legs précieux pour poursuivre mon chemin sans lui .
Marisol TOURAINE (1979 L)
Notes
-
1 . « Le redressement inachevé de Normale Sup’ », Le Monde, 20 septembre 1990 .
-
2 . Alain Touraine, contribution pour le Bicentenaire de l’École normale supérieure, in Alain
Peyrefitte, Rue d’Ulm IV, 1994, p . 595 .