TOURRETTE ( épouse LIEBSCHÜTZ) Cyrille - 1931 L
TOURRETTE (Cyrille, épouse LIEBSCHÜTZ), née le 1er décembre 1910 à Avignon (Vaucluse), décédée le 30 janvier 2017 à Fontaine-lès-Dijon (Côte- d’Or). – Promotion de 1931 L.
Cyrille Tourrette, ma mère, a vu le jour en Avignon, dans sa Provence tant chérie . Elle était cadette d’un garçon de neuf ans plus âgé qu’elle . Sa mère était une « femme au foyer » . Elle aurait aimé enseigner... Une possible identification à cette mère aimante et aimée a dû jouer un rôle dans la naissance de sa vocation professionnelle .
Son père était artisan et a été mobilisé, comme tant d’autres, hélas ! en 1914 . Elle n’avait que quatre ans et demi à cette époque si terrible . Elle entre à l’école primaire à
Paris, dans le 12e arrondissement, dans le quartier de Faidherbe-Chaligny . Elle en a toujours gardé un souvenir ému, qu’elle a su me faire partager . Par prudence, sa famille, réduite, préfère s’installer dans le village de Vénasque (Vaucluse) berceau de ses aïeux . Maman y fréquente l’école primaire du village, avant de retrouver Avignon et son père à la fin de la guerre . La suite de sa scolarité, brillante, lui vaut des prix d’excellence, notamment en classes de première et de philosophie, et des mentions aux deux parties du baccalauréat .
Aussi le Conseil général de l’époque lui attribue-t-il des bourses qui lui permettent de redevenir parisienne et d’entrer au Lycée Fénelon, où elle va préparer le concours de Sèvres . Elle est reçue à l’École en1931, elle en sortira en 1934 . En 1935, à l’écrit de l’agrégation de Lettres classiques, sa remarquable dissertation sur Chateaubriand obtient la note de 36 (sur 40) . Je cite le rapport du Jury : Signalons enfin une note 36. Elle a été attribuée à une remarquable dissertation où il convenait de louer aussi bien le style vivant, personnel, qu’une riche documentation, mise au service d’un goût délicat. Elle est reçue deuxième à ce concours et son amour de Chateaubriand restera sans faille . En effet, toute sa vie, tant qu’elle l’a pu, elle a appartenu à la Société Chateaubriand dont elle se réjouissait de recevoir les revues et les bulletins... Elle manifestait un même enthousiasme à la réception du bulletin Sévriennes d’hier et d’aujourd’ hui.
Nommée à ses débuts à Marseille, successivement au collège Longchamp en août 1934, puis au lycée du même nom en août 1935, elle revient en Avignon en 1937 grâce à une mutation au lycée de jeunes filles (devenu plus tard Lycée Théodore- Aubanel) . Elle y fait la connaissance de Pierre Liebschütz, venu en renfort du lycée de garçons Frédéric-Mistral pour y assurer l’enseignement de l’allemand, faute de professeurs femmes dans cette discipline . Il est agrégé, d’origine juive, agnostique et areligieux . Ils s’engagent rapidement l’un envers l’autre, malgré un climat général lourd de menace, puis se marient en août 1938 .
Suit une période vraiment noire où les malheurs s’enchaînent : en 1941, la perte d’un enfant, mort-né à la suite d’une erreur médicale lors de l’accou- chement ; le décès par maladie de ses deux beaux-parents et de son père ; la révocation de son mari, dont les projets pour entrer dans l’enseignement supé- rieur se fracassent : il doit renoncer à sa carrière professionnelle, interrompre son enseignement . Il se réfugie à Vénasque et s’y cachera jusqu’à la fin de la guerre . Son oncle paternel ainsi que l’épouse de celui-ci, sont déportés à Auschwitz . Ils n’en reviendront pas .
Toutefois, durant cette sombre période, l’inspecteur général de l’Éducation natio- nale, Jean Cayrou, plaide pour le passage de ma mère dans le cadre supérieur : en 1946 elle est nommée professeur de 1re, et ce jusqu’à ce que les réformes du bacca- lauréat entraînent la suppression de ce statut honorifique .
Les événements tristes et heureux continuent d’alterner : ma mère perd sa meil- leure amie d’études, Simone Fréhel (1931 L), elle aussi professeur et appréciée de M . Cayrou . Mes parents ont un second enfant, une fille née le 30 juillet 1946 (c’est la signataire de ces lignes) . Cette naissance leur ouvre une perspective de résilience après toutes ces blessures .
Une dernière tragédie les a cependant frappés : en 1950 la cousine germaine de mon père, la fille de son oncle et de sa tante déportés, ainsi que son mari trouvent la mort dans un accident de la route, laissant trois orphelins .
Après ce deuil, difficilement surmonté, la vie reprend son cours normal . En 1950, ma mère est promue à l’ordre des Palmes académiques . La ville d’Avignon s’étant vu attribuer un collège littéraire universitaire, elle va y dispenser ses dernières années d’enseignement . Elle a ainsi contribué à l’essor de ce nouvel établissement, embryon de l’actuelle université .
Ma mère fut mon enseignante en première . Elle était très appréciée de ses élèves, aujourd’hui âgées, qui me demandaient encore récemment de ses nouvelles . Elle fut une mère et une grand-mère attentive, dévouée et aimante . Elle a vécu seize ans de plus que mon père . Sa longévité, jusqu’à 106 ans, a été pour moi et pour les miens une chance extraordinaire .
Sa vie est un inoubliable modèle pour tous ceux qui l’ont connue .
Docteur Agnès LIEBSCHÜTZ-VERPEAUX, sa fille
Cette notice sera suivie de trois témoignages-hommages d’anciennes élèves
Je garde précieusement la mémoire de Madame Liebschütz et de ses cours : habitée par un amour passionné de la littérature, elle lisait les textes, notamment la superbe prose de Chateaubriand et les élégies de nos Romantiques avec une voix vibrante et inoubliable, propre à nous toucher et à nous faire partager son goût de la poésie .
À une époque où l’élitisme était trop souvent la règle et s’accompagnait parfois d’une certaine dureté envers le public scolaire, elle faisait preuve, elle, d’une grande sensibilité et n’a jamais stigmatisé aucune d’entre nous . C’était une humaniste, au sens plein du terme .
Angèle LUCCIONI
agrégée de Lettres classiques, professeur honoraire
Madame Liebschütz fut mon professeur de français et de latin au lycée d’Avignon de 1959 à 1961, en classes de seconde et de première . Lorsque j’arrivai en classe de seconde, je redoutais les cours de français et de latin, car depuis la sixième je n’avais obtenu que de mauvaises appréciations dans ces deux matières, malgré mon travail, et je n’éprouvais aucun plaisir lors de ces cours . Tout a changé pour moi lorsque j’ai suivi les cours de madame Liebschütz .
Lors de ses cours de français, elle savait capter l’attention de ses élèves et leur trans- mettre sa passion pour la langue et la littérature française, qu’il s’agisse de théâtre, de roman ou de poésie .
J’ai longtemps gardé ses explications de textes et ses méthodes de commentaire m’ont souvent été utiles . J’en ai pu faire profiter mes enfants tout au long de leurs années de lycée .
En latin également, tout s’est éclairci pour moi et les versions latines sont deve- nues comme un jeu . J’aime à me rappeler la stratégie qu’elle nous avait donnée pour l’épreuve de version au baccalauréat, et grâce à laquelle j’ai obtenu une très bonne note, chose inenvisageable deux ans auparavant ! Première heure de l’épreuve (qui durait 3 heures) : lire sans ouvrir le dictionnaire ; deuxième heure : chercher dans le dictionnaire les mots manquants et faire succinctement la traduction ; troisième heure : rédiger la traduction .
Je suis restée en relation avec madame Liebschütz le plus longtemps possible ; chaque année, nous parlions du lycée d’Avignon, des professeurs et des élèves . Elle n’avait rien oublié .Et je crois que si une de mes filles a pu entrer à Fontenay en Lettres classiques, c’est indirectement grâce à madame Liebschütz et à tout ce que j’avais appris et aimé grâce à elle .
Geneviève BROUARD
Au lycée, j’étais une élève entièrement concentrée sur les matières scientifiques et ne connaissais pas grand-chose de la littérature, hormis les œuvres dites « au programme » que j’avais seulement survolées tout au long de ma scolarité . En classe de première C au lycée d’Avignon, c’est grâce à madame Liebschütz, professeur de français-latin, que j’ai compris combien les textes des grands auteurs, notamment des xviie, xviiie et xixe siècles, pouvaient m’apporter comme ouverture au monde .
Nous sommes en 1961 . Madame Liebschütz m’apparaît au premier abord comme une étonnante contradiction entre son allure physique, de petite taille et plutôt menue, et son autorité naturelle dont l’exercice ne nécessitait aucunement d’élever la voix : une voix douce, assez haut perchée, et toujours mesurée . J’ai souvenir qu’elle rendait les textes et leurs auteurs totalement vivants, intemporels et universels . Son enthousiasme discret, sa passion contenue et la précision de ses analyses de l’écriture, des situations, des sensations, sentiments et émotions m’ont marquée et sont encore très présents en moi . Je me souviens notamment des Caractères de La Bruyère, dont madame Liebschütz faisait vivre les personnages aux traits si justes qu’on aurait pu les dessiner un à un...
Avec ces quelques souvenirs, je veux ici lui rendre hommage et remercier cette grande dame pour tout ce qu’elle m’a apporté de singulier et de précieux .
Joëlle ADRIEN
Directeur de recherches émérite à l’Institut national de la santé et de la Recherche médicale,
ancienne élève du Lycée Théodore-Aubanel, Avignon