POISSON Cécile, épouse HUSSHERR – 1995 L
POISSON (Cécile), épouse HUSSHERR, née le 5 avril 1975 à Paris, décédée le 20 mars 2023 à Paris. – Promotion de 1995 l.
Entrée comme élève de l’école littéraire à l’ENS, Cécile Poisson y a poursuivi des études de lettres classiques bril- lantes . Elle s’intéressait à l’histoire des textes bibliques et à leurs liens avec la littérature, un champ de recherche original dans lequel elle a excellé . Elle possédait une très vaste culture, nourrie de références bibliques, grecques, latines et litté- raires, qui rendait ses problématiques de recherche fécondes et neuves . Son travail de doctorat, soutenu en 2002, sur les réécritures du mythe de Caïn et Abel, qui a donné lieu au livre L’Ange et la Bête. Caïn et Abel dans la littérature (Le Cerf,
2005), témoigne de cette richesse . Cécile était connue à l’École non seulement pour ses réflexions sur ces sujets scientifiques, mais aussi pour son extrême efficacité dans le travail . Elle passa l’agrégation de lettres classiques en 1999 à son retour des États-Unis (après un séjour à l’université de Harvard en 1997-1998), en décalage par rapport à ses camarades de promotion ; elle avait préparé ce concours, ô combien difficile, avec une persévérance extraordinaire, elle qui était déjà maman à l’époque . Elle anima ensuite à l’ENS en 1999-2000 avec Emmanuel Reibel (1995 l) un séminaire de recherche inti- tulé « Réécritures et ambiguïtés », qui donna lieu à une publication collective dirigée par les deux organisateurs et préfacée par Yves Chevrel (1959 l), Figures bibliques, figures mythiques. Ambiguïtés et réécritures (éditions Rue d’Ulm, 2002, épuisé) .
Cécile fut recrutée immédiatement après sa thèse par l’université de Marne- la-Vallée en 2003, devenant à l’époque la plus jeune maîtresse de conférences en littérature comparée . Elle aimait à raconter que lors de son premier jour d’ensei- gnement, comme ATER, le secrétariat l’avait d’abord prise pour une étudiante et avait refusé de lui confier la clef de la salle . Une fois arrivée devant la porte, elle avait entendu deux étudiantes se demander : « Mais où est la prof ? » Cécile riait en racontant cette anecdote . Par sa jeunesse, son sourire pétillant, son savoir, son rayon- nement, Cécile a profondément marqué ses étudiantes et ses étudiants . Elle dirigea le département de Littérature de Marne-la-Vallée de 2004 à 2006, fonction qu’elle assurerait de nouveau à partir de 2022 .
Cécile s’est très rapidement fait de nombreux amis rue d’Ulm . Elle est devenue une figure marquante de la promotion 1995, tant dans l’école littéraire que dans l’école scientifique . D’une part parce que, toujours joyeuse, allante, communica- tive, attentive aux autres, elle tissait de nombreux liens, participant aux activités festives du Comité d’organisation des fêtes, aux séjours de ski des professeurs de sport, aux voyages d’intégration . D’autre part parce qu’en s’engageant intensément dans l’aumônerie des Talas, elle a contribué à en faire un lieu de vie, de partage, d’amitiés vraies et durables . Beaucoup gardent de ces années de construction de la personnalité et de déploiement des potentiels de chacune et de chacun, un souvenir indélébile, porteur d’avenir . Cécile a fait partie de cette constellation merveilleuse pour les camarades des promotions 1995 et 1996 et pour celles et ceux qui vivaient à l’ENS à la même période .
Elle nous a quittés brutalement, dans des circonstances dramatiques . Sa mort atroce est en rupture totale avec tout ce que Cécile était au fond d’elle-même . Nous voulons garder d’elle aujourd’hui le souvenir de sa fécondité intellectuelle, son sourire extraordinaire, ses yeux pétillants, sa joie de vivre qui nous aident à traverser ce moment et à nous souvenir de tout le bien que nous a fait Cécile, nous qui étions ses camarades et ses amis .
Marie-Bénédicte et Alexandre VINCENT (1995 l)
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L’intelligence, la force, le courage : les trois premiers mots qui viennent à l’esprit pour définir Cécile .
L’intelligence, qui brillait déjà dans ses exposés d’agrégative, d’une clarté exem- plaire, et qui se révéla pleinement dans sa thèse sur Abel et Caïn, rapidement publiée dans un ouvrage concis, profond et lumineux . Une intelligence qui ne s’embarrassait ni de théories ni de jargon, mais qui, productrice d’idée neuves, était toujours à la recherche de solutions : en témoigne sa réflexion, nourrie aussi bien des avancées de la science que de son expérience de mère et de pédagogue, sur les améliorations à apporter à nos pratiques, en particulier pour les enfants atteints de troubles de l’apprentissage .
La force et le courage d’un caractère qui ne reculait devant aucun obstacle et ne craignait aucun défi : ni de passer l’agrégation alors qu’elle venait de devenir mère d’un premier enfant, ni de partir plus tard aux États-Unis, mettant sa carrière entre parenthèses, pour permettre à son mari de poursuivre ses ambitions mais aussi pour donner l’opportunité d’une éducation internationale à ses trois enfants, qu’elle accompagna et orienta avec une attention constante .
Le témoignage le plus éclatant de son intelligence et de son courage fut sans doute la façon dont, confrontée aux soucis de santé de sa petite troisième, elle les affronta sans relâche, naviguant avec adresse dans les méandres du système pour faire émerger des solutions qu’elle partageait aussitôt avec ceux à qui elles pouvaient être utiles .
Tout cela, elle le réalisait grâce à un élan vital extraordinaire . Toujours partante, toujours pleine d’allant, jamais découragée ; toujours prête aussi non seulement à encou- rager, mais à épauler ceux qui autour d’elle rencontraient des difficultés . Lorsque l’une de nos camarades d’agrégation, enceinte, se trouva incapable d’assister aux cours, elle partagea tout naturellement ses notes et ne fut pas pour rien dans sa brillante réussite .
L’énergie et la bienveillance de Cécile nous illuminaient et nous réchauffaient : qu’elles ne cessent jamais de le faire .
Ariane GUIEU-COPPOLANI (1996 l)
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Cécile,
Je ne te connaissais pas beaucoup, pas assez, au fond, mais j’aimais et j’admirais
tant ta lumière, ton sourire, ton rire, ton attention à chacun, la vivacité de ton esprit et de ton humour .
Tu nous avais accueillis lors de notre arrivée, nous les talas promo 96 . Vous aviez su, Marie-Bé, Édouard, Xavier et toi, en faire un lieu chaleureux et très ouvert, où toutes les sensibilités se sentaient accueillies, jusqu’à quelques cryptos voire anti-talas .
Je te dois, je dois à nos amitiés, à nos enthousiasmes de jeunesse vibrante, une bonne part de ce qui me reste de foi . Et pourtant . Pourtant je ne voyais pas ce qui, mêlé au cœur même de nos joies, pouvait semer l’ivraie, la violence, la mort .
Plus tard, tu nous as soutenues activement, discrètement, même à distance depuis les États-Unis, dans notre lutte féministe pour l’abolition de la maternité de substitution .
Plus tard encore, tu m’as appris ta séparation, et là encore j’ai admiré, à travers de courts messages échangés, ta force d’âme, ton amour de la vie . En mai 2022, tu m’écrivais :
« Dans cette situation difficile en effet, le mieux reste encore d’avancer jour après jour, et de recevoir comme un cadeau tout ce qu’il peut y avoir de beau dans une journée : c’est un peu “Hakuna Matata1 ” mais ça m’aide . »
Depuis le 21 mars dernier, je pense si souvent à toi, à tes enfants . J’ai lu, j’ai cherché à comprendre, je voudrais agir, mais comment, mais où ? J’espère que tu nous inspireras .
Merci Cécile pour tout ce que tu as fait, tout ce que tu étais . Et pardon .
Marie DOUMIC-JAUFFRET (1996 s)
Note
1 . En swahili et en français : « Il n’y a pas de problème . »
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Comment mettre des mots sur l’indicible ? Comment affronter la violence assas- sine par la plume, la pensée, les arguments, la formule juste, l’art des mots qui fait le quotidien des chercheuses, des chercheurs que nous sommes, que Cécile était ? Toute parole ne risque-t-elle pas de sonner faux, en recouvrant le cri brut du sang versé ? Ces questions, Cécile les a posées, pensées et éprouvées avec force, dans le quotidien de sa vie, mais aussi dans ses travaux de chercheuse . Au cœur de son travail se trouve une interrogation sur la puissance du mythe, et au premier chef du mythe biblique, qui crée, dévoile et voile, questionne et pose des mots sur l’insondable du mystère de l’homme et, en l’occurrence, sur l’innommable de la violence qui le ronge . Ses publications scientifiques ont été investies dès le départ d’une très grande cohérence – d’audace aussi, car Cécile voyait dans la recherche tout sauf une série d’opérations techniques et théoriques . Elle avait fait le choix d’affronter un questionnement en profondeur, qui ne se limitait pas à une simple quête érudite, mais devait ouvrir sur un agir, sur un ici et maintenant, sur les larges horizons où se déployait toute son énergie . C’est ainsi que dans sa thèse, elle releva le pari difficile de faire se rencontrer études philologiques, littéraires et bibliques, sociologie et psychanalyse, au service d’une recherche qui d’emblée se confrontait à une question existentielle de l’huma- nité : celle de la relation à l’autre qui peut se nourrir de la fraternité humaine, comme la défigurer en un geste sans retour .
C’est par le biais des langues que Cécile s’est d’abord confrontée au mythe biblique des frères ennemis, comparant en maîtrise et en DEA les versions hébraïque, grecque et latine de l’épisode de Jacob et Esaü . Cécile disait avoir reçu ce goût des langues de sa grand-mère Kyra qui, « façonnée par deux cultures, originaire de trois pays, connaissait cinq langues européennes, le latin et le slavon », selon les mots qui accompagnent la dédicace de son livre paru au Cerf en 2005, L’Ange et la Bête . Cet intérêt continu pour les langues et les imaginaires multiples qui leur sont associés accompagna ensuite le choix qu’elle fit de la littérature comparée pour sa thèse sur les figures de Caïn et Abel, dans une vision large qui embrassait aussi bien les textes que les arts et les savoirs – ce que l’on appelle les humanités, donc .
Explorer la puissance de l’un des mythes bibliques les plus énigmatiques et les plus troublants impliquait de se confronter à ses multiples réécritures . Le livre issu de sa thèse invite ainsi à une grande traversée : entre les langues, l’hébreu, le latin, l’alle- mand, l’espagnol, l’italien, le français et l’anglais ; mais aussi entre les âges, depuis les premières traces du quatrième chapitre de la Genèse jusqu’aux essais littéraires des années 1990 . La Bible, construite autour d’ellipses et de silences, est un texte fonda- mentalement ambigu : la création littéraire s’empare précisément de ces silences pour les sonder et, souvent, reformuler les questionnements d’une époque . Cécile s’est tout particulièrement laissée interpeller par le renouvellement romantique du mythe de Caïn et Abel, qui évolue au xixe siècle vers l’affirmation d’une révolte titanesque, mais aussi vers l’intériorisation menant à la folie, voire vers la tentative d’innocenter le criminel, et qui aboutit finalement à la désacralisation du mythe . Avec la « mort de Dieu », la rivalité des frères, la culpabilité de l’un ou de l’autre sont désormais, défi- nitivement, affaire humaine . À la fin du siècle, le mythe en vient même à être marqué par le motif du surhomme . Nous, modernes, ne sommes-nous pas tous « enfants de Caïn », comme le formule Camus ? Les silences de la Bible résonnent au xxe siècle des évènements dramatiques qui ont marqué l’histoire européenne : les guerres civiles, les guerres mondiales, qui relèvent d’une certaine manière de la volonté de toute puissance, de l’hybris . C’est bien la question de la monstruosité historique de Caïn que pose Cécile dans le dernier chapitre de son livre :
Genèse 4 est l’un des nombreux textes convoqués pour tenter de penser l’incom- préhensible [...] . L’ombre de Caïn plane sur l’histoire humaine . [...] Le drame de l’humanité au xixe siècle est justement l’impossibilité de contenir le meurtre dans la sphère symbolique . Lorsque la rivalité s’accomplit historiquement, Caïn inspire la guerre, et plus généralement toutes les formes de dégradation, voire de négation de l’humanité .
À l’ambiguïté, l’hybridité des deux figures de frères __ qui sont aussi les nôtres, fondamentalement __, Cécile a consacré par ailleurs plusieurs articles, dont l’un sur la folie de Caïn, paru dans le volume qu’elle a édité aux éditions Rue d’Ulm avec Emmanuel Reibel en 2002, un autre consacré à la représentation de Caïn dans l’œuvre de Dickens (2006) ou encore, plus récemment, en 2016, dans l’ouvrage dirigé par Sylvie Parizet aux éditions du Cerf, La Bible dans les littératures du monde, un article de synthèse à l’entrée « Caïn » .
Débusquer la violence, la questionner, la mettre ainsi peut-être à distance, parce qu’elle était trop proche... Cécile s’était interrogée publiquement sur les violences suscitées par le confinement . De retour à l’université de Marne-la-Vallée en 2018, après de longues années où elle avait mis son intelligence au service d’autres formes de langages, celui des « internautes », du numérique, des réseaux, Cécile est revenue à son premier élan de recherche : en 2021, elle a créé à Marne-la-Vallée un cours consacré à la création littéraire comme moyen de briser la violence du confinement domestique pour les autrices anglaises des xixe et xxe siècles . Dans un article paru la même année au sein d’un volume consacré aux imaginaires post-apocalyptiques, elle se concentrait sur la figure de Mary Shelley, romancière sans voix et privée même d’un nom de plume qui, dans son œuvre, telle une « Sybille », ouvre la possibilité, pour une voix féminine, de se faire entendre dans une Angleterre qui assigne à la femme le rôle d’« ange gardien du foyer » . Cécile était aussi, à Marne, « sentinelle égalité » au sein de son UFR, participant à de nombreuses formations à la prévention des violences ; elle a dans ce cadre aidé plusieurs étudiantes à trouver de l’aide face à des situations de violences sexuelles ou sexistes .
La recherche qu’a menée Cécile questionne frontalement le tragique de l’existence humaine, prenant au sérieux et tâchant de comprendre les forces hybrides, ambiguës qui traversent l’être humain . C’est sans doute pour cela que la force de vie qui l’a toujours habitée était aussi puissante, vraie, lumineuse : cette force était un don, mais elle était aussi, sans doute, un choix très profond . Cette vie prise à bras le corps, cette énergie, cette attention à l’autre, cette voix posée, précise et chaleureuse, dont se souviennent toutes celles et tous ceux qui ont côtoyé Cécile depuis ses années d’École jusqu’à ce funeste mois de mars 2023, donnaient de l’allant – un allant surgi sans doute d’un mouvement intérieur élargi depuis longtemps aux horizons du monde .
Elsa KAMMERER (1996 l) et Éric VALLET (1996 l)
Le département Littératures et langage organise une journée en mémoire de Cécile Poisson le 20 mars 2024, jour anniversaire de sa mort, en salle Dussane .