GUILLOT Claire - 2011 l

GUILLOT (Claire), née le 18 décembre 1990 à Tours (Indre-et-Loire), décédée le 13 novembre 2021 à Tours. – Promotion de 2011 l.


Lorsque Claire est arrivée à l’École, à la rentrée 2011, précédée de la rumeur selon laquelle pour la, ou l’une des premières fois, un candidat aveugle avait été reçu au concours, ce fut un grand bouleversement personnel . J’ai vu arriver au département une jeune fille extrêmement déter- minée à mener une scolarité exemplaire, avide d’apprendre, heureuse de prendre son indépendance en installant sa chambre d’internat, attachée à la poursuite du sport et de la musique qui occupaient une grande place dans sa vie . L’École n’était, en fait, pas vraiment préparée à l’accueil

d’une élève non-voyante, et les efforts – en particulier, ceux de Daniel Petit et de Martine Bonaventure – pour que ses années de scolarité se passent dans les meil- leures conditions ont dû être tenaces . Mais la volonté impressionnante de Claire, dans ce domaine comme dans le reste, a aussi permis que ce temps de formation se déroule de manière heureuse et profitable, pour elle, pour ses camarades, pour ses professeurs .

Malgré mes suggestions intéressées, Claire préférait le grec, mais avant même l’année d’agrégation, nous avons eu de nombreuses discussions, car sa curiosité était universelle, son appétit de dialogue flagrant . Mes échanges avec Claire, toujours marquants, m’ont amenée à réfléchir, de manière un temps presque obsessionnelle, sur les mécanismes de l’apprentissage, les conséquences de la cécité, sur la valori- sation, dans notre société, de la vue et de l’image au détriment des autres sens . En 2014, la lecture du livre de Jérôme Garcin, Le Voyant, consacré à Jacques Lusseyran, khâgneux aveugle premier de sa classe à Louis-le-Grand et, avant comme après- guerre, révoqué au concours par le ministère en raison de son handicap, a pris une résonance particulière (un collectif consacré à Jacques Lusseyran a été récemment publié par les éditions Rue d’Ulm sous le titre Entre cécité et lumière) .

Comme Jacques Lusseyran, Claire fait partie de ces êtres meurtris par de lourdes épreuves, mais qui, par leur intelligence, grâce aussi au sentiment d’urgence qu’ils éprouvent à donner le meilleur d’eux-mêmes, gravissent des montagnes et nous invitent à les gravir avec eux . L’année d’agrégation, qui a été celle d’une très lourde opération pour Claire à la veille des écrits, a été l’occasion de constater son courage inébranlable, presque surhumain, face à la souffrance, mais aussi, de la manière la plus évidente, sa prodigieuse mémoire, son attention aux textes et au fonctionne- ment des langues anciennes . Claire voulait tout comprendre et retenir, pointant la moindre obscurité d’un cours ; lorsqu’elle me rendait un thème latin, il était, par les nécessités de l’informatique, entouré de son chantier, qui montrait qu’elle avait recherché toutes les solutions possibles . Malgré les difficultés matérielles qui se sont ajoutées à ses ennuis de santé lors du passage de l’agrégation, ce fut un succès, partagé avec joie avec ses nombreux amis de l’École, nuée bienveillante qui l’attendait pour déjeuner, qui se relayait pour lui rendre la vie pratique plus simple, qui riait avec elle, dont l’humour ne se départait jamais d’une grande attention aux autres . Toujours partante pour les sorties, Claire avait participé à une visite que j’avais proposée de l’exposition « Beau comme l’antique », au château de Versailles ; un « défi ecphras- tique », comme l’avait noté une camarade, que j’appréhendais un peu, mais qui s’est si bien passé qu’au retour, en voiture, Claire commentait les œuvres vues (le participe est d’elle) avec érudition, mais en nous faisant tous rire .

Vint ensuite le temps de l’après-École, que redoutait Claire, si attachée à sa vie de normalienne . Elle hésitait à préparer une thèse, préférant, elle qui mettait l’humain au centre de sa vie, enseigner à des lycéens, manquant aussi un peu de confiance dans ses grandes capacités de chercheuse ; finalement, elle se lança, sous la direction précise et bienveillante de Valérie Fromentin (1982 L), dans une étude de l’historien Éphore de Cumes, dont nous n’avons que des fragments : Claire n’aimait pas la faci- lité, et si la publication en ligne des fragments permettait de mener à bien ce travail, elle a passé au crible tous les travaux relatifs à son auteur, cherché la traduction la plus fidèle . Il y a eu des moments de découragement, mais je lui rappelais que même sans son handicap, le coureur de fond qu’est le doctorant connaît des crises de thèse .

Elle a toujours repris son travail, avec énergie . Les fruits de sa recherche seront utiles aux spécialistes de l’historiographie hellénistique . Parallèlement à cette enquête, elle a exercé son monitorat en assurant plusieurs années de cours de latin à l’École, dans le département où elle s’était formée . Elle a pris cette tâche très au sérieux, tout en initiant ses ouailles aux charmes inattendus de la littérature latine et Pascale Gallet, qui fut pendant tout ce temps son assistante, témoigne de l’atmosphère studieuse et légère qui caractérisait le cours de Claire .

L’année du confinement a été très difficile pour Claire, confrontée à un travail solitaire, privée des aides habituelles, puis, bientôt, atteinte par une rechute sévère de sa maladie . Elle a tenu bon, continuant à avancer sa thèse, achevant des dossiers entiers, soutenue encore plus qu’avant par sa famille, que nous avions connue en même temps qu’elle, en particulier le roc qu’était pour elle sa maman . L’an dernier, une fin terrible s’approchait, je ne voulais pas y croire, tant Claire avait montré de force devant les plus grandes difficultés ; même très affaiblie, en octobre, elle a réussi à nous remercier d’être venus la voir à l’hôpital .

Chère Claire, figure familière et aimée dont je reconnaissais le pas devant mon bureau, te rencontrer a été une de ces grâces que réserve le métier d’enseignant, et qui nous appellent définitivement à un autre regard sur le savoir et sur la vie ; tu nous as tous unis, professeurs, assistants, amis et élèves, dans le souvenir lumineux que tu as su nous laisser et qui va nous aider à accepter le grand chagrin de ton départ .

Mathilde SIMON (1989 l)

Note

On mesurera le chemin parcouru depuis l’hiver 1811, où l’élève Jean Desages d’Heures à dû quitter l’École « menacé de perdre la vue ».