DUCHET Pierre - 1969 s
DUCHET (Pierre), né le 15 février 1949 à Paris, décédé le 27 octobre 2018 à Mexico (Mexique). – Promotion de 1969 s.
Chercheur, mathématicien d’élite, tout en étant l’ani- mateur infatigable de séances de mathématiques pour les collégiens et lycéens, militant communiste et joueur de poker roulant en Alfa Romeo, devenu mathématicien avec des parents professeurs de lettres, engagé à fond dans un sujet puis disparaissant pour s’occuper d’un autre, Pierre Duchet a été un homme de paradoxes, étincelant dans des sphères disjointes . Sa seule présence amenait une part de mystère dans tous les milieux . Ce mystère reste, poignant, chez ses amis, cinq ans après sa disparition .
Pierre est le fils unique du grand professeur Claude Duchet, fondateur de la socio- critique comme approche de la littérature, et de Michèle Bonnissol-Duchet (1947 L), professeur de lettres à l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, spécialiste du Siècle des Lumières, tous deux figures importantes de l’intelligentsia communiste de la seconde partie du xxe siècle . La vie trépidante et engagée des parents Duchet ne laissait pas beaucoup de place au petit Pierre . À sa naissance, ses parents encore étudiants le confient à une nourrice . Leur premier poste au lycée Lamoricière d’Oran, où ils emmènent Pierre en 1952, est aussi une dure épreuve puisqu’ils doivent, un peu en catastrophe, quitter le pays en 1955 . Michèle Duchet trouve alors un poste au lycée Thiers de Marseille, et Pierre est confié à sa grand-tante institutrice qui habite à Firmi dans l’Aveyron et va ainsi guider ses premières années dans l’école primaire . Doit-on chercher dans cette enfance chaotique les sources de la singularité existen- tielle de Pierre ? En tout cas, il a continué à voir, très secrètement, sa nourrice et sa grand-tante jusqu’à la fin de leurs jours .
Les parents sont nommés à la Sorbonne en 1958 et la famille se fixe définitivement à Paris dans le 13e arrondissement . Pierre poursuit brillamment ses études à Henri-IV, à Louis-le-Grand puis à Saint-Louis1 et il est reçu à l’École en section mathématiques en 1969 . Les élèves de première année sont encore en bithurne à cette époque, et Pierre se retrouve avec un autre Pierre, Paldacci, un génie mathématique hélas tôt disparu en 1992 . Marc Chaperon et moi-même occupions la thurne voisine et nous sommes ainsi devenus les quatre inséparables du 3e Rataud, nous retrouvant souvent chez le bougnat de la rue des Feuillantines et écumant nuitamment les bars et salles d’art et d’essai du Quartier latin . Nous jouions à des jeux plus ou moins avouables dont le poker, qui a été un temps une véritable passion pour Pierre : il avait développé une « méthode » pour ce jeu dont il pensait qu’elle devait lui apporter des gains certains à condition de jouer souvent, et l’idée de gagner contre des bourgeois fortunés conciliait cette activité avec ses opinions politiques . Malheureusement, cette passion l’a entraîné un peu loin (d’où l’Alfa Romeo gagnée puis perdue), et il a su mettre un terme juste à temps à cette forme de lutte des classes . Pierre aimait aussi le sport mais... à sa façon : il jouait au volley-ball avec l’équipe de l’École et il s’était lancé, à la stupeur de ses coéquipiers, dans une clas- sification des combinaisons de réception du service, donnant à chaque combinaison (il y en a plus d’une dizaine) un nom de géomètre grec afin de déstabiliser l’adversaire . Ainsi, sur service adverse, il criait par exemple Pythagore, ou Apollonius..., et ses camarades étaient censés exécuter ladite combinaison . Il menait aussi des activités plus confidentielles, comme avec l’Union des étudiants communistes et son ami Roger Martelli (1969 l), ou plus personnelles lorsqu’il nous a présenté Nicole Péchiné, élève littéraire de Fontenay, qu’il a épousée alors qu’il était en troisième année . Je n’ai jamais vu de ma vie un mariage aussi intime, cinq personnes à la mairie de Vitry-sur-Seine : les deux mariés, Marie-Claire témoin de la mariée, le témoin du marié (moi-même) et le maire . Nicole et Pierre ont été très actifs dans les grandes luttes de l’époque, notamment contre l’intervention américaine au Vietnam . Leurs deux enfants, Clara et Anton, sont nés en 1972 et 1976 .
Et les mathématiques dans tout cela ? Elles vont venir, et pas qu’un peu ! Comme pour beaucoup d’élèves à cette époque, la vitesse acquise en prépa a permis à Pierre de remplir a minima pendant ses années d’École les obligations de maîtrise, agréga- tion et diplôme . Il a obtenu à la sortie de l’École un poste au CNRS où il a effectué ensuite toute sa carrière .
Attiré au départ par la combinatoire, il commence dans le laboratoire de Claude Berge à Jussieu . Berge avait tout pour plaire à Pierre : original, visionnaire, membre de l’Oulipo, auteur de romans policiers mathématiques... C’était aussi et surtout un des fondateurs de la théorie moderne des graphes, qui s’attache aux propriétés des ensembles de points reliés par des arêtes . Cette théorie, qu’on peut faire remonter à Euler avec son fameux problème des ponts de Königsberg, a des ramifications nombreuses, aussi bien pour les développements théoriques que pour les applica- tions2 . Pierre s’est d’abord intéressé aux jeux combinatoires (chaque joueur a chaque fois un choix fini de coups à jouer) dont l’étude rejoint la théorie de certains graphes . Après une longue maturation (cinq ans sans publication, merci au CNRS de l’époque !), il décide début 1979 que le moment est venu d’écrire sa thèse et annonce à sa famille et ses amis qu’il va disparaître pendant six mois ! Et effectivement, il part de chez lui avec un sac de couchage et s’installe à... Jussieu où il travaille jour et nuit, dormant par courtes durées dans son bureau . Celle que nous appelions entre nous la « thèse sac de couchage » va effectivement être soutenue en 1979, décou- vrant dans l’étude des graphes de nouveaux liens entre propriétés combinatoires et convexité . Entre 1979 et 1989, plus de trente publications de Pierre sur ce sujet vont s’enchaîner (la politique du CNRS avait du bon...) avec un grand retentissement dans la communauté . Il y aura même une « Conjecture de Berge-Duchet », une sorte de consécration (elle sera démontrée, par d’autres, en 2006) .
Pierre est logiquement nommé directeur de recherche au CNRS et il part diriger le laboratoire Structures discrètes et didactique à l’université Joseph-Fourier de Grenoble en 1992, où il passe quatre années avec des travaux sur la combinatoire et la didactique, puis revient à son laboratoire à Jussieu en 1996 .
Cette période est aussi marquée par sa séparation avec Nicole, ils divorceront en 1998 .
Il dirige une dizaine de thèses entre 1990 et 2000 . Cependant ses publications sur la combinatoire et les graphes s’espacent, il a en effet basculé sur un autre sujet avec lequel il va aussi marquer durablement la communauté mathématique .
Poussé par sa motivation profonde qui est de mettre en contact des élèves avec des chercheurs, de leur faire toucher du doigt ce qu’est la recherche mathématique, il va essayer plusieurs voies avant d’arriver au but . Il a commencé très tôt en créant en 1981 le groupe « PGCD » pour présenter aux élèves les grands problèmes de combinatoire, puis en participant en 1985 à l’initiative ministérielle « 1 000 classes, 1 000 chercheurs » à l’occasion de laquelle il fait la rencontre de Pierre Audin3, alors professeur de terminale et bientôt médiateur scientifique au Palais de la découverte . Les deux Pierre parviennent au constat que, dans toutes ces initiatives, les élèves sont placés en position de spectateurs et, pour en faire des acteurs, ils franchissent le pas en créant en 1989 l’association MATh .en .JEANS4 avec Duchet, président, Audin, secrétaire, et René Veillet, trésorier . Cette association, fruit de toute l’expérience de Pierre Duchet en didactique, discipline qu’il n’a jamais abandonnée, repose sur une série de méthodes et d’outils permettant à des groupes d’élèves (volontaires) de réfléchir, coopérer et travailler, en toute liberté mais encadrés par leurs professeurs, sur des sujets mathématiques proposés par des chercheurs, parfois formulés de façon imprécise ou incomplète . Chaque sujet est traité par deux établissements ce qui permet d’organiser des échanges et de la collaboration entre équipes . Depuis 1990, cette initiative a été un véritable succès, et cela continue, avec des centaines d’éta- blissements participants, des milliers d’élèves impliqués, l’agrément du ministère de l’Éducation nationale, la reconnaissance de la communauté mathématique avec l’obtention du prix d’Alembert de la Société mathématique de France en 1992, etc . Pierre s’y est consacré jusqu’au début des années 2000, puis il a pris ses distances, tout en continuant à participer à quelques sessions avec son regard bienveillant . Il est un peu revenu à la combinatoire de ses débuts, a participé à la création de l’association Animath ainsi qu’à d’autres activités plus personnelles .
Cette carrière si productive correspondait profondément à sa personnalité . Pierre aimait les maths, était les maths . À son contact, on ressentait que sa pratique sur n’importe quel sujet reposait sur une analyse théorique préalable, une approche bourbakiste5 de la vie . On le voyait dans ses prises de parole, dans des activités anecdotiques comme le poker ou le volley-ball déjà évoqués, mais également dans la vie de tous les jours où il cherchait, et trouvait souvent, la trace de propriétés mathématiques . Son habileté manuelle, ses dons de bricoleur, l’amenaient aussi à construire de petits objets avec des bouts de ficelle, des bâtons et des cailloux pour illustrer avec pertinence ses cours, ses conférences ou même ses pensées du moment .
En 2015, il prend sa retraite du CNRS et part au Mexique rejoindre Simone Hazan, mathématicienne et psychanalyste, qu’il épousera à Paris en 2016 . Hélas, il développe une tumeur au cerveau et décède dans un hôpital de Mexico le 21 octobre 2018, sans avoir pu revoir sa famille et ses amis de France .
Il laisse une profonde empreinte dans les domaines qu’il a abordés au cours d’une vie parfois déconcertante, et un grand vide auprès de ses amis qui, lors de deux cérémonies, le 16 février 2019, à l’École le matin et à l’institut Henri-Poincaré l’après-midi, ont témoigné de leur désarroi de ne plus pouvoir compter sur sa grande générosité en tout domaine .
Je remercie très sincèrement Nicole Duchet-Trampoglieri pour son encouragement et son aide. Je salue également avec tristesse le souvenir de Pierre Audin, sans doute l’ami le plus proche de Pierre, décédé en mai 2023 pendant l’écriture de cette notice.
Jérôme BRUN (1969 s)
Notes
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1 . Pour ce cheminement plutôt inhabituel entre les grands lycées parisiens, Marc Chaperon (1969 s) nous donne une piste . Marc a connu Pierre au lycée Louis-le-Grand, où ils étaient condisciples dans la classe de spéciales de Jean Coutard (1929 s) ; celui-ci, recordman du nombre d’élèves « casés » à Polytechnique (30 ou 40 par an), axait son enseigne- ment sur la préparation au concours de cette école honorable . Cela déplaisait à Pierre et l’avait peut-être amené à passer à Saint-Louis pour sa deuxième année de spéciales chez Julien Émile Riche (1935 s) qui était plus orienté Ulm .
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2 . Par exemple, le célèbre théorème des quatre couleurs (on peut colorier avec seulement quatre couleurs les pays sur une carte sans que deux pays adjacents aient la même couleur) se traduit en une propriété de certains graphes .
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3 . Pierre Audin est le fils de Maurice Audin, assassiné par l’armée française en Algérie en 1957 . Pierre Duchet s’est beaucoup impliqué avec la famille Audin dans le combat pour faire reconnaître ce drame .
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4 . Cet acronyme oulipesque signifie Méthodes d’Apprentissage des Théories mathématiques en Jumelant des Établissements pour une Approche Nouvelle du Savoir . Juste avant son décès, Pierre Audin, que nous avions consulté sur l’origine de ce nom, nous a appris que les deux Pierre l’avaient imaginé ensemble avec Accession à la Noblesse Scientifique pour les trois dernières lettres . Cependant Pierre Duchet n’en était pas satisfait et avait insisté quelque temps plus tard pour remplacer la fin par Approche Nouvelle du Savoir . Fait minuscule, mais révélateur de l’ambition intellectuelle de Pierre en tout domaine .
5 . Marc Chaperon se souvient que Pierre lisait Bourbaki pendant les cours de maths de Coutard en classe de spéciales, au grand étonnement de ses camarades... et du professeur .