LE ROY Christian - 1950 l
LE ROY (Christian), né le 30 juin 1929 à Paris, décédé le 21 août 2022 à Paris. – Promotion de 1950 l.
Originaire de Senlis, au sud de la Picardie, son père Pierre fut très vite orphelin de père et de mère . Il s’établit à Paris où, après un passage par la Banque de France, il travailla dans une petite entreprise de reliure . Il avait épousé Marguerite Metaxas-Zani, anglo-grecque (son grand-père maternel Yerasimos Metaxas était chirurgien à Marseille, et avait lui-même épousé Rosa Hamilton, de famille nord- irlandaise ; il n’était pas apparenté au général Metaxas) ; Marguerite, pianiste, élève d’Alfred Cortot, enseignait à l’École normale de musique . La famille de Christian lui
transmit vite le goût des beaux livres et des concerts (il partageait avec son camarade de khâgne et de promotion, André Tubeuf, l’amour de l’opéra, et ils se croisaient à Garnier), mais les gammes le rebutèrent assez vite . Rapidement, sa grand-mère maternelle lui apprit l’anglais et, dès sa petite enfance, il montra une passion inex- tinguible pour la lecture . L’histoire familiale parle ainsi d’un cabinet noir où il était parfois mis en punition : le jeune Christian y trouva vite un rai de lumière, et une pile de vieux journaux . . . ; la suite se devine .
Cette enfance heureuse s’interrompit brutalement . La mobilisation de 1939, puis la captivité, éloignèrent son père qui revint, amaigri mais vivant, au bout de cinq ans . Christian et son jeune frère Bernard (lequel, après l’Agro et Sciences Po, fit carrière au ministère de l’Agriculture, puis comme expert auprès de la Commission Européenne) furent élevés par leur mère seule . Il aimait raconter les expéditions à la recherche de ravitaillement, dans un village normand qu’ils connaissaient avant- guerre ; en particulier ce jour de février 1941, quand le train venu de Granville, où ils s’étaient installés tant bien que mal à L’Aigle, fut bloqué par la neige en pleine Beauce : un groupe des Jeunesses hitlériennes armé de pelles dégagea la voie ; puis à Montparnasse, quinze heures après, ce fut l’examen des colis par les inspecteurs du ravitaillement : sa mère les toisa d’un « Mais nous avons tout mangé pendant le voyage »... et ils n’insistèrent pas .
Ce fut bien vite la khâgne de Louis-le-Grand, puis la rue d’Ulm (où il fut reçu huitième) . Il aimait à raconter son oral de philosophie devant Wladimir Jankélévitch (1922 l) et Maurice Merleau-Ponty (1926 l) avec pour sujet : L’optimisme. Il sut les sortir d’une visible torpeur par son introduction : « Mais comment puis-je être optimiste, puisque je sais que je vais mourir ? » Il s’orienta tout naturellement vers l’École française d’Athènes, sans que Fernand Chapouthier (1918 l) ait à déployer sa persuasion . Il s’est toujours reconnu dans ces deux Écoles dont le rôle fut capital, à la fois pour sa formation et pour les amitiés qu’il y noua : à Ulm, son camarade de promotion Claude Nicolet, et à Athènes, le pensionnaire danois Erik Hansen . Il était toujours ravi de s’y retrouver, enchanté du contact avec les jeunes générations, heureux de partager avec elles ses expériences et de leur transmettre le flambeau .
Il dut effectuer trente mois de Bonvoust, d’abord dans différentes casernes, affecté à des activités aussi indéfinissables qu’imprécises ; puis au ministère de l’Air, boulevard Victor, l’armée s’étant aperçue... qu’il savait écrire . Il évita de traverser la Méditerranée . Ensuite, ce fut, avant Athènes, une année d’enseignement (éducation civique, plaisan- tait-il) au lycée Théodore-de-Banville à Moulins-sur-Allier : le hasard lui fit retrouver Pierre Bourdieu (1951 l) qui y enseignait la philosophie . Ils restèrent liés et Christian Le Roy peut témoigner de la quasi-émeute qui secoua la bonne ville d’Anne de Beaujeu, quand Bourdieu demanda à ses élèves de terminale de lire Le Capital : le proviseur en déféra aux autorités, qui interdirent au libraire local d’en passer la commande à Paris . . .
C’est avant tout son activité de fouilleur, en Grèce et en Turquie, durant quelque soixante-cinq ans, qui forme le trait dominant de la personnalité scientifique de Christian Le Roy . Durant ses années rue Didot, il fut à la fois delphien et délien, alors qu’un adage ancien de l’École française d’Athènes posait l’alternative suivante : on ne devient pas delphien ou délien, on naît l’un, ou bien l’autre. Il fut actif sur les deux sites, mais aussi dans la région du Magne ; en témoignent sa thèse de troisième cycle Les terres cuites architecturales de Delphes (1967) et son doctorat d’État, Recherches sur le Magne dans l’antiquité – Gytheion et sa région, résultat d’une exploration novatrice autant que haute en couleur .
L’achèvement de ces travaux rythme sa carrière de professeur désormais à l’Uni- versité : assistant à Strasbourg d’abord – avec des souvenirs mitigés puisqu’il était « de l’intérieur » – puis très vite chargé d’enseignement à Caen où l’appelle Claude Nicolet, et dès la thèse soutenue, la chaire à Paris-I (Panthéon-Sorbonne) où il enseigne jusqu’à sa retraite, tout en s’impliquant parallèlement au Centre d’études anciennes de la rue d’Ulm .
Son nom reste attaché à Délos, où il fut actif près de soixante années, non loin du chantier principal, à la maison « de Fourni », dont il découvre les stucs : un site splendide, désert, et donc sans touristes . Gisèle, qu’il épousa en 1960, se souvient de montées matinales au sommet du mont Cynthe, quand le soleil (le char d’Apollon) se levait sur les Cyclades .
Mais l’autre côté de l’Égée devait l’attirer non moins durablement . À l’invitation d’Henri Metzger (1932 l), il passe en Asie Mineure, plus précisément en Lycie, sur le chantier du temple de Léto (Latone), le Létôon de Xanthos : site alors quasiment vierge dont il reçut la responsabilité, adoubé par Pierre Demargne (1922 l) . Ce n’était alors qu’un amas de blocs de pierres effondrés ; ce furent pour lui trois décennies de fouilles (jusqu’en 1997, année de la retraite) . L’ancien élève de Louis Robert (1924 l) trouva dans l’inégalable œuvre écrite et dans l’activité de celui qui dirigeait alors avec Jeanne Robert l’Institut français d’Istanbul la passion de la Turquie rurale et l’inspiration pour mener à bien ce chantier dans des conditions très difficiles . Avec Gisèle et leur fils Jérôme, ils y passèrent des étés entiers, appréciant les habitants du pays, la vie quotidienne autant que la langue et la culture .
Jérôme témoigne : « La Lycie que j’ai connue à partir de 1979 s’était à peine améliorée par rapport à celle de 1961 – il y avait une route non asphaltée, mais les conforts de base de la civilisation se trouvaient à Fethiye, à 80 km . Pas d’eau, pas d’électricité, une chaleur infernale, des moustiques, mais l’impression de faire partie d’une équipe pionnière travaillant en territoire vierge . Le Létôon était surtout une fouille d’architecture (les temples de Létô, Apollon et Artémis et les monuments de Xanthos) et d’inscriptions (la stèle trilingue, qui a permis le déchiffrement de la langue lycienne ; la stèle au nom d’Alexandre le Grand, et le règlement religieux du sanctuaire, ces deux textes publiés par mon père ; le traité territorial entre la confé- dération de Lycie et une cité limitrophe vers le Nord) . Les repas, austères, étaient pris en commun et les dimanches consacrés à des visites de sites non fouillés, tous plus beaux les uns que les autres dans tous les recoins de la Lycie . On se douchait avec l’eau de bidons chauffés au soleil . Avec le développement touristique de la région, l’aéroport de Dalaman, les routes, les stations balnéaires, beaucoup de choses ont changé et, dans les dernières années, l’esprit d’équipe en avait sans doute un peu souffert ; la jeune génération préférait, et c’est bien normal, passer le weekend dans des pensions en bord de mer plutôt que dans l’austère maison de fouilles . »
C’est ainsi que Christian Le Roy avait reçu, pour parler à la manière d’Homère, }≤ M≤ßä ̨ |Àƒ|ßä ̨ ...Ä¥|μ∑ ̨ ... Ç∂∑¤∑μ g≥≥›μ, « de la vaste Lycie un domaine dépassant les autres », à savoir la double mission française de Xanthos et du Létôon .
Cependant, à la différence de Bellérophon, dont l’apanage est ainsi rappelé dans l’Iliade (VI, 194), Le Roy fut pour sa part aimé des hommes, des dieux et même des déesses : Létô, la mère d’Apollon et d’Artémis, n’a-t-elle pas contracté envers lui une dette, la résurrection de son grand temple sis non loin du fleuve jaune, le Xanthe de Lycie ? Ce fut en effet la publication en 2014 de l’étude détaillée dans les Fouilles de Xanthos, avec l’architecte (et ami) Erik Hansen (décédé en 2018 et dont l’épouse, Kikhan, décédée en 2015, avait été la marraine de son fils Jérôme) .
Il était aimé également de ses nombreux étudiants : citons entre autres Nicolas Richer, Dominique Mulliez (1959 l, futur directeur de l’École d’Athènes), Anne- Valérie Schweyer, Violaine Sebillotte, Jean-Yves Marc . Son faible attrait pour les grandeurs d’établissement l’a éloigné des médailles, épées et autres talismans académiques . Il leur préférait de loin l’amitié du terrain . Qu’on lise également sa contribution savoureuse au numéro d’hommage à Claude Nicolet dans les Cahiers du Centre Gustave Glotz (2011), « De la rue d’Ulm à l’université de Caen » .
Cependant, Christian Le Roy a toujours considéré que l’enseignement devait marcher de front avec l’activité scientifique – même si les piles de copies de premier cycle à corriger commençaient à lui peser à la veille de la retraite . Il avait la réputa- tion d’un professeur « sévère mais juste » et ses notes étaient très gaussées autour de la moyenne . Une copie qu’il notait 15 sur 20 était vraiment exceptionnelle . Bien en avance sur l’emploi de ce terme aujourd’hui de mise dans le monde universi- taire, et qu’il aurait assurément accepté vu sa maîtrise de l’anglais et son atavisme britannique, il traitait ses auditeurs comme des « pairs » intellectuels, se distinguant par son attention aux situations personnelles et professionnelles de chacun, et sans jamais le moindre signe de mandarinat .
Dès la création du Centre d’études anciennes rue d’Ulm, à l’initiative de Christian Peyre (1954 l) il y anima une composante très active de l’unité de recherche Archéologies d’Orient et d’Occident (CNRS – UMR 126 GDR 925), intitulée La Lycie antique : géographie, histoire, civilisations. Il accueillait ses étudiants post-maîtrise avec l’impé- ratif catégorique d’une bonne connaissance des langues anciennes et une plaisanterie d’amphi, qu’il casait chaque année, celle d’une série B américaine sur le Viet-Nam : « Go, tell the Spartans » (« Passant, va dire à Sparte » . . . l’épitaphe des morts lacédémo- niens aux Thermopyles) distribuée en France sous le titre « Le merdier » .
Rappelons enfin le couple exemplaire qu’il forma avec Gisèle, durant soixante- deux années : couple atypique dans un landerneau universitaire endogamique, puisque son épouse travaillait dans le monde du pétrole... Gisèle et Christian n’ont cessé d’être à Xanthos les hôtes chaleureux des chercheurs de tout pays, archéologues ou architectes allemands, autrichiens, danois, collaborateurs turcs, bien accueillis grâce à eux dans la rude Lycie, sous la çardak ombragée . Leur goût des relations personnelles et des collaborations scientifiques a permis aux chercheurs qui se sont succédé au Létôon et sur le Xanthos de nouer de fructueux contacts avec les missions voisines, que Gisèle et Christian Le Roy emmenaient régulièrement visiter, non sans pousser jusqu’aux confins de la Lycie, en Cabalide et en Milyade, pour explorer les yaylas et reconnaître des sites reculés dans des estives propices à des rencontres mémorables . Cette participation active, à laquelle il mit sur le terrain un terme à 85 ans, continua à travers l’Association des amis du Xanthos et du Létôon, destinée à compenser en partie les budgets squelettiques .
Il put enfin, et ce fut une grande fierté, conduire son petit-fils Théodore sur le chantier de fouille de Délos . Ce fut un moment de joie familiale inoubliable, comme l’avait été pour son fils Jérôme (né en 1967) l’accès au Létôon, autorisé seulement quand le père eut la certitude que son fils ne tomberait pas dans un trou (l’été, malgré ou à cause de la chaleur, était la seule période possible pour les fouilles, car la majeure partie du site était en dehors de cette période recouverte par les eaux de la nappe ; et les trous en question avaient de sept à dix mètres de profondeur) .
Il se qualifiait très simplement d’archéologue de transition, à mi-chemin entre les grands anciens et les méthodes modernes. Toute sa vie, il se voulut homme libre, à l’écart des contraintes idéologiques, ce doute voltairien étant un élément majeur de liberté . Sa curiosité inlassable en faisait quotidiennement un lecteur du Monde de la première à la dernière page, en même temps qu’un voyageur passionné, mais toujours d’une grande modestie . Tant que l’insidieuse maladie ne l’en empêcha pas, il garda le contact avec ses successeurs . C’était un honnête homme, un ≤`≥∏ ̨ ≤az`¢a ̨, atta- chante personnalité qui laisse de son passage une trace lumineuse, et un √∑§≤ß≥∑ ̨ aμçƒ, auquel ses élèves restent fidèles .
Jérôme LE ROY, son fils,
et Denis ROUSSET (1982 l)