POLI DUBY Camille - 1959 S
POLI (Camille), épouse DUBY, née le 3 mai 1939 à Constantine (Algérie), décédée le 22 septembre 2020 à Paris. – Promotion de 1959 S.
Rien ne prédestinait Camille Poli à devenir mathématicienne, et encore moins statisticienne . Son père exerçait au lycée Laveran . Littéraire et polyglotte, il avait décidé que chacun de ses quatre enfants serait professeur de langues et enseignerait une langue différente . Sa sœur aînée ayant été vouée à l’anglais, Camille se vit attribuer l’espagnol . Avec le latin et le grec, elle acquit une solide culture géné- rale mais ce n’était pas la formation idéale pour une carrière scientifique...
De santé fragile, elle avait de fréquents accès de paludisme qui décidèrent ses parents à lui faire poursuivre sa scolarité en métropole . C’est son oncle Maurice Pougnant (1928 s), agrégé de mathématiques et professeur en Math Spé à Janson de Sailly, qui l’accueille à Paris . Il repère rapidement chez Camille un certain talent pour les maths et convainc son père de lui faire abandonner l’espagnol pour la prépa- ration aux concours des écoles scientifiques . Nouveau hasard heureux, la taupe de Pougnant devient une taupe expérimentale mixte, qui reçoit à la fois des filles présen- tant Sèvres et des garçons présentant Ulm, et Camille sera naturellement élève de son oncle . En 1958, les écrits de Centrale et des Écoles normales supérieures tombant la même semaine, contre l’avis de son oncle elle préfère jouer la sécurité et présente Centrale . Elle aurait été reçue brillamment si elle n’avait eu – hasard malheureux ou heureux, acte manqué, signe du destin ? – un zéro éliminatoire à l’épreuve de dessin industriel... Le calendrier 1959 permettant de passer les différents concours, Camille, suivant cette fois les conseils de son oncle, redouble sa taupe et présente Sèvres où elle est reçue . Elle y suit le cursus classique : licence, diplôme et agrégation de maths . Au cours des enseignements communs avec la rue d’Ulm, elle fera la connaissance de son futur mari, Jean-Jacques Duby (1959 s, qui se trouve être l’auteur de cette notice) .
C’est une activité parallèle à la formation dispensée à Sèvres qui a peut-être orienté Camille Poli vers les mathématiques appliquées, peu pratiquées à l’époque . Pour en même temps compléter son traitement d’élève fonctionnaire stagiaire et améliorer son anglais, elle traduit en français un célèbre textbook américain, le Beckenbach « Modern Mathematics for the Engineer » . Elle y découvre une approche nouvelle (pour le contexte universitaire français de l’époque) des mathématiques qui s’in- téresse plus aux applications qu’aux démonstrations, qui l’intéresse tout de suite . Et lorsqu’à la sortie de l’Ecole elle a à choisir entre les nombreux postes d’assis- tants universitaires qui lui sont proposés (c’était une époque bénie pour les jeunes normaliens...), elle opte pour une école d’ingénieurs qui n’est pas connue pour son activité en mathématiques, familièrement l’Agro, officiellement l’Institut national agronomique, aujourd’hui AgroParisTech .
A la rentrée 1962, Camille Poli – bientôt Camille Duby – est donc nommée assistante à la chaire de mathématiques de l’Agro, qui comptait alors un profes- seur et deux assistants . Elle apprend les objectifs et les contraintes de la formation d’ingénieurs agronomes, développe ses propres enseignements, découvre l’immense variété des problèmes dans des secteurs aussi divers que l’agriculture, l’élevage ou les industries agroalimentaires . Lorsqu’on lui propose de passer quelques années de « rotation » à la direction du Laboratoire de biométrie de l’Institut national de recherche agronomique (INRA) à Versailles, elle saisit l’occasion de s’initier au management de scientifiques et à l’administration d’une unité de recherche . Elle y met au point ce qui sera sa méthode de travail pour toute sa carrière : s’attaquer à un problème « concret » posé par un industriel ou un exploitant, développer de nouveaux outils statistiques ou perfectionner des outils existants pour le résoudre, publier l’avancée théorique si elle est significative .
De retour à l’Agro, Camille est une des premières femmes nommées Professeur . Elle y jouera un rôle essentiel dans le développement de la chaire de mathématiques, qui sous son impulsion est devenue aujourd’hui le département Modélisation Mathématique, Informatique et Physique . Lors du discours qu’il a prononcé pour le départ à la retraite de Camille, le Professeur Jacques Delage, ancien directeur de l’Agro dans les années 1970 et 1980, a souligné qu’à l’arrivée de Camille la chaire de mathématiques comp- tait trois enseignants-chercheurs et qu’à son départ le département de modélisation en comptait plus de soixante . Et lorsque l’AgroParisTech a déménagé dans des nouveaux locaux spécialement construits à Saclay, hommage lui a été rendu pour la postérité en baptisant un « Amphithéâtre Camille Duby » .
Sur le plan scientifique, le domaine de Camille était les statistiques appliquées, et plus précisément une branche des statistiques appliquées où on a peu de données, ou des données peu fiables ou peu homogènes . C’est la difficulté caractéristique en agriculture, où on ne peut faire qu’une récolte par an, et où une année est chaude et sèche et l’autre froide et pluvieuse . Camille a contribué au développement de nouvelles méthodes adaptées à ce genre de problèmes dans des domaines tels que les plans d’expérience, l’échantillonnage, les séries chronologiques, le bootstrap, le jackknife, etc . Elle s’attaquait avec avidité à des questions improbables telles que : Comment ajuster l’assolement des céréales pour minimiser le risque de piétin- verse ? Combien faut-il analyser de betteraves pour avoir une estimation correcte de la teneur en sucre d’une benne de 20 tonnes ? Quand vaut-il mieux irriguer le maïs si l’on manque d’eau ?
Son mari travaillant dans une multinationale et se trouvant fréquemment affecté à l’étranger, quand elle l’a pu Camille en a profité pour prendre un congé de l’Agro et découvrir d’autres problèmes : à l’Organisation mondiale de la santé à Genève elle a été responsable du traitement statistique des données du projet d’éradication de la malaria ; au Sloan Kettering Institute à New York elle a travaillé sur les tests de traitements du cancer .
Parallèlement à sa recherche, Camille Duby attachait une grande importance à l’enseignement, à l’Agro bien sûr, mais aussi pendant plusieurs années à l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE) et au 3ème cycle de Mathématiques à Orsay . Elle a dirigé de nombreuses thèses et formé de jeunes enseignants dont plusieurs l’ont rejointe plus tard dans les rangs de l’émé- ritat... Elle est l’auteur ou l’éditeur de plusieurs livres, qui sont toujours aujourd’hui utilisés non seulement par les étudiants... et leurs enseignants (surtout ses recueils d’exercices pour ces derniers), mais aussi par les ingénieurs dans l’agroalimentaire ou les exploitations agricoles .
Très active dans les sociétés savantes, Camille était membre du conseil de la Société française de statistique et de la Société française de biométrie dont elle était la représentante auprès de l’International Biometric Society . Elue membre de l’Inter- national Statistical Institute (ISI) en 1985, elle a siégé au comité de programme du congrès de Paris en 1987 .
Dans le domaine administratif, à la demande du ministère de l’Agriculture, soucieux de développer un enseignement supérieur agricole parallèle à celui de l’Édu- cation nationale, Camille Duby a fait partie du groupe de travail interministériel qui a mis en place un statut d’enseignant-chercheur pour le ministère de l’Agriculture .
Sans ce nouveau statut le développement des enseignements et de la recherche à l’Agro n’aurait sans doute pas été possible .
Dans les années 80, Camille Duby avait pris position contre le projet de fusion d’Ulm et Sèvres, au motif qu’il y aurait beaucoup moins de filles reçues en mathé- matiques . Le combat était perdu d’avance, mais les statistiques du concours d’entrée ne lui ont pas donné tort, et Camille était rancunière avec un nouvel argument : elle n’aurait jamais été reçue à Ulm, mais c’est parce qu’elle avait été reçue à Sèvres qu’elle avait fait la carrière qui fut la sienne et rendu quelques services à la France, à la science et à l’industrie . Ces dernières années, l’émergence de la discrimination positive avait ranimé sa combativité : pourquoi ne pas imposer la parité à l’entrée à l’Ecole normale supérieure ?
Qu’on me permette de conclure cette notice par une note personnelle . Nous formions avec Camille un couple fusionnel . Même si nous étions souvent séparés par des milliers de kilomètres, nous vivions une sorte de symbiose . C’était parti- culièrement vrai dans le domaine scientifique : lorsque nous parlions boulot le soir après le dîner, ce n’était pas seulement pour se raconter comment la journée s’était passée, mais pour discuter des problèmes que chacun avait à résoudre . C’est ainsi que Camille a eu une influence certaine sur mes travaux de recherche et mes décisions de management, je ne citerai que deux exemples pour lesquels il y a prescription : la méthodologie des enquêtes d’opinion à IBM et la formation en statistique des élèves- ingénieurs de Supélec . J’espère dans cette collaboration scientifique conjugale avoir apporté à Camille autant qu’elle m’a apporté .
Jean-Jacques DEBY (1959 s)
Je remercie Anne Lewis LOUBIGNAC (1965 L) pour son soutien dans la rédaction de cette notice, psychologiquement plus difficile que je ne m’y attendais.