BAUDOT Alain - 1962 l

BAUDOT (Alain), né le 7 février 1940 à Soissons (Aisne), décédé le 4 mai 2021 à Toronto (Canada). – Promotion de 1962 l.


Alain Baudot était né à Soissons, mais la vraie patrie de son enfance, celle de la maison de ses parents était Bayeux (Calvados), et Caen la ville où il avait fait ses études secon- daires et préparé la rue d’Ulm au lycée Malherbe . Son passage y avait été celui d’une étoile filante dans ce magni- fique établissement alors situé dans l’Abbaye-aux-Hommes, dont il gardait un souvenir chaleureux et particulièrement de son professeur de français en khâgne, Alphonse Bouvet (1931 l) . « L’atmosphère, me disait-il, n’y était pas la surchauffe des khâgnes de Louis-le-Grand et Henri-IV . » Mais Alain n’avait

pas à s’en préoccuper tant son parcours était déjà brillant : il réussit le concours du Conservatoire en piano peu avant celui de la rue d’Ulm . Il me semble encore le revoir dans l’aquarium, le jour de la répartition des thurnes, me tendant la main, souriant, avec cet élan et cette générosité qu’il montrait à chacun . Je pense que cette liberté d’attitude tenait en grande partie à l’éducation musicale qu’il avait reçue de son père, excellent chef d’orchestre et professeur de musique de la ville de Bayeux . Alain avait cette assurance tranquille de celui qui sait qu’il a un talent en propre et que s’il a décidé de ne pas faire de sa passion son gagne-pain, la musique ne l’abandonnera jamais .

Dans ses premiers mois à l’École, il était encore sous l’emprise du piano et il jouait pendant des heures sur le piano du théâtre au sous-sol, avec une suprématie qu’on ne lui disputait pas . Il ne fut d’ailleurs pas long à créer un orchestre où plusieurs normaliens de notre promotion, mais aussi de plus anciens, vinrent se ranger sous sa baguette, même si je ne me souviens plus aujourd’hui que du très brillant Alain Pasquier (1962 l) au violoncelle, lui aussi un « aventurier de l’archet perdu » . Cette maîtrise souriante, mais intransigeante, qu’il avait à diriger lui fut immédia- tement reconnue et lui assura une grande popularité . Même l’année de l’agrégation, la musique ne cessa d’occuper une part importante de sa vie . Mais je n’aurai garde d’oublier – même si cet aspect de sa personnalité peut aujourd’hui paraître futile – son don et son alacrité d’esprit pour l’art du canular, un peu tombé en désuétude à l’époque . Il avait entrepris d’en ressusciter la drôlerie et l’inventivité . Moqueries impertinentes, nous composions des lettres destinées à d’anciens maîtres redoutés dans lesquelles il fallait voir avec art « jusqu’où on pouvait aller trop loin »... Avec Jean-Marie Pailler, redoutable ciseleur de jeux de mots, parfois aussi avec André Spina et Georges Rougemont, tous de notre promotion 62, nous formions une petite bande qui passait de joyeux moments à polir des phrases assassines et à tendre des traquenards en espérant des réponses qui souvent nous mettaient en joie . Je n’en rappellerai qu’un seul exemple, le faux rapport du concours que nous venions de passer, une brochure de cinquante pages, tirée sur du papier à en-tête de l’École dérobé sur le bureau du caïman Pierre Pouthier (1948 l) . L’invention des ques- tions de philosophie et d’histoire, à laquelle participa aussi Patrick Fridenson, nous procura des heures joyeuses1 . Alain y joua un rôle considérable avec sa verve intaris- sable et son imagination subtile . Ces faux rapports, qui mirent parfois au bord de la crise de nerfs les merveilleux professeurs de khâgne que nous avions tous eus, nous firent passer des moments inoubliables . Ce fut notre chant du cygne d’avant l’année d’agrégation de 1966, qu’Alain passa avec son aisance habituelle . Il avait écrit l’année précédente un long et riche diplôme d’études supérieures sur Les Musiciens romains de l’Antiquité sous la direction de Pierre Grimal (1932 l) . Chose rare pour un simple mémoire, il fut publié en 1973 par les éditions Klincksieck avant d’être repris par les Presses de l’université de Montréal . Ses qualités de latiniste le desti- naient presque automatiquement à l’École française de Rome et le Palais Farnèse lui paraissait promis . Au lieu de partir pour Rome, il nous étonna tous en allant passer plusieurs mois comme précepteur des enfants du duc d’Argyll au château d’Inveraray en Écosse . On pouvait trouver moins bien comme « bonvoust » ! Je suis sûr qu’il était aussi à l’aise à boire le whisky ducal dans des timbales armoriées que le calvados paternel dans des cruchons de grès à Bayeux . On devine, avec ce séjour, qu’il avait déjà une nette prédilection pour la langue anglo-saxonne, qu’il pratiquait fort bien ; il faut dire qu’à l’École, nous avions eu la chance d’avoir un remarquable lecteur d’anglais, Michael Canning, qui nous faisait lire Dickens et apprendre par cœur Dylan Thomas .

Dès la fin de 1966, Alain partit pour le Canada, enseigna d’abord comme coopé- rant, à l’université de Toronto, où il demeura cinquante-deux ans comme enseignant à Glendon College, avec un rayonnement que tous lui reconnaissent . Il y est mort l’an dernier d’un cancer foudroyant du pancréas .

Son œuvre est extrêmement variée, à l’image de son ouverture d’esprit, et on ne compte pas les préfaces qu’il a données à de multiples ouvrages pour lesquelles les auteurs le sollicitaient . Sa bibliographie personnelle compte plus de deux cent titres . Je ne veux retenir ici que son livre majeur, une Bibliographie annotée d’Édouard Glissant, parue en 1993 aux éditions du GREF qu’il avait fondées à Toronto en 1984 . Livre considérable (759 pages), qui cache sous ce titre modeste une véritable thèse, par son ampleur et sa profondeur de réflexion, et qui reste le travail fondateur sur Glissant . On sera peut-être surpris que Baudot, qui n’avait aucun lien avec la Martinique et le monde créole, se soit tourné vers cet écrivain alors peu connu en France, dont il retrace la genèse intellectuelle à travers une œuvre multiforme et qui échappe aux carcans universitaires à la fois par son oralité et son caractère d’« écriture en progrès » permanent . Quelques critiques comme Maximilien Laroche avaient cru bon de le lui reprocher et Alain avait dû remettre les pendules à l’heure : il ne s’agissait pas de donner un tableau « arrêté » de l’œuvre mais bien de la suivre dans son « émergence » . Il insistait aussi sur le caractère musical des écrits de Glissant, dans lesquels une variation « ne vient jamais effacer ni remplacer le thème initial, mais l’enrichit, le renouvelle et le prolonge sans le renier » . On voit que seul un chef d’orchestre était à même d’en bien comprendre la complexité . Chaque page se prolonge en de multiples directions et répond à la jolie expression de Glissant lui- même : « le Tout-Monde » .

J’ai cité le GREF, cette maison d’édition de Toronto qu’Alain a portée à bout de bras toute sa vie, représentée chaque année au Salon du livre à Paris et à Glendon à la Journée internationale de la francophonie qu’il avait fondée . Cette occasion de rencontres était devenue un véritable évènement communautaire et Alain y défen- dait ses derniers auteurs et la langue française, toujours soucieux de la correction de la langue comme de la perfection de l’impression typographique .

En m’annonçant sa mort prochaine, il m’écrivait dans son dernier message qu’il voulait reprendre à son compte, à l’instar de Jean d’Ormesson (1944 l), le beau mot d’Aragon : « Je dirai malgré tout que cette vie fut belle . »

Henri LAVAGNE (1962 l)

Notes
1 . Cf . la notice consacrée à Michel Serres, L’Archicube n° 29 bis, p . 156-157 .