TEYSSANDIER Hubert - 1953 l

TEYSSANDIER (Hubert), né le 26 octobre 1931 à La Chapelle-du-Bois-des-Faulx (Eure), décédé le 28 mars 2017 à Paris. – Promotion de 1953 l.


Ses ancêtres paternels étaient périgourdins, agri- culteurs à Daglan, petit village du Sarladais . Il naquit en Normandie, dans la commune où Germaine, sa mère, était à la fois institutrice et secrétaire de mairie . Il reçut le prénom de son oncle, tué par l’ennemi à 18 ans, la dernière année du premier conflit mondial1 . Georges, son père, suivait une carrière administrative, qui le mena à la direction des impôts du XVe arrondissement parisien . Hubert fut très vite attiré par la recherche et intégra l’École, depuis le lycée du Parc à Lyon, car son dossier avait été refusé par les khâgnes parisiennes au motif qu’il était « déficient en philosophie » . Son orientation le conduisit vers la littérature anglaise et, suivant la règle, sa scolarité fut partagée entre la rue d’Ulm, à laquelle il resta très attaché, et Cambridge .

Une fois libéré des obligations militaires (il eut la chance de ne pas devoir traverser la Méditerranée), il fut détaché au CNRS ; il avait été remarqué par le professeur Jacquot, alors directeur de recherche, et construisit sa thèse de doctorat de part et d’autre du Channel . En préparant l’agrégation, dont il fut cacique (1957), il avait croisé Léone Feldman . Il l’épousa, et dès lors leurs recherches, puis leurs carrières, furent parallèles, elle en spécialiste du xvie siècle anglais, et lui du xixe . Il ne put connaître son beau-père, dont il ne sera peut-être pas inutile de dire ici quelques mots . Valentin Feldman, émigré de Russie après 1917, avait appris le français à l’âge de 14 ans et obtenu le premier prix de philosophie au Concours général quatre ans plus tard (1927) . C’était le fils, né à Saint-Pétersbourg, d’un commerçant d’Odessa prénommé Lev (d’où le prénom de sa fille), disparu en mer Noire lors d’un naufrage en 1916 . Après son agrégation (1935), il enseignait la philosophie à Dieppe quand survint la défaite, à laquelle il ne se résigna pas : entré dans la Résistance, sans doute sous l’influence de Victor Basch, il fut arrêté, transféré à Paris, mais il garda le silence . Il fut fusillé au Mont-Valérien le 27 juin 1942 . Ses derniers mots furent pour le peloton d’exécution : « Imbéciles ! c’est pour vous que je meurs » – ils ont été rapportés par l’aumônier, l’abbé Stock2 . Son épouse, née Comiti, enseignait aussi la philosophie et était proche de Jean-Paul Sartre (1924 l) ; il lui avait offert le manuscrit de L’Existentialisme est un humanisme.

Hubert Teyssandier soutint sa thèse d’État sur Les Formes de la création romanesque à l’époque de Walter Scott et de Jane Austen, 1814-1820 en 1972 . Elle était dirigée par Sylvère Monod ; le doyen Raymond Las Vergnas présidait le jury . Ses 425 pages révèlent l’extraordinaire richesse outre-Manche du roman, de la nouvelle et du conte dans ces sept années, et proposent des définitions strictes et quasi scientifiques pour les trois genres (romance, novel, tale) florissant simultanément grâce aux talents de Jane Austen et de Walter Scott, mais aussi de Charles Maturin, Frances Burney, Maria Edgeworth, Susan Ferrier, Thomas Love Peacock et Mary Shelley . La thèse explorait ainsi avec audace non seulement des auteurs alors reconnus, mais aussi des écrivaines et un auteur gothique qui ne faisaient pas encore partie du canon universitaire . Elle fut publiée dans la collection « Études anglaises » (Didier, 1977, n° 64) .

Dans la foulée, il fut élu maître de conférences à la Sorbonne Nouvelle (Paris Ill), puis professeur : il hérita de la chaire de Sylvère Monod puis de la direction de l’Ins- titut du monde anglophone de cette université, partagée entre la rue de l’École de Médecine et Censier . Tout au long de sa carrière, il fut extrêmement actif au sein de la Société des anglicistes de l’enseignement supérieur, notamment en fondant et dirigeant une société savante, la SAIT, et en dirigeant un atelier lors du Congrès annuel . Il fut également un professeur hors pair assurant des cours d’agrégation chaque année, à Paris III mais aussi à l’École, où il était un pilier de la préparation boulevard Jourdan .

Directeur de recherche exceptionnel, il fit preuve d’ouverture d’esprit et de curiosité intellectuelle, refusant les barrières institutionnelles et faisant soutenir des thèses aussi bien dans le domaine de la littérature britannique que de la litté- rature américaine, du xixe et du xxe siècle ; il fut l’un des premiers à ouvrir la recherche aux auteurs vivants, et à autoriser les croisements entre écriture et pein- ture . Le chiffre de soixante-et-une thèses soutenues sous sa direction se passe de commentaires : il dirigea des thèses sur des auteurs aussi divers que Walter Scott, George Eliot, W . M . Thackeray, Anthony Trollope, Lewis Carroll, Thomas Hardy, Rudyard Kipling, Henry James, Joseph Conrad, Virginia Woolf, E . M . Forster, D . H . Lawrence, Katherine Mansfield, Rosamond Lehmann, Elizabeth Bowen, Lawrence Durrell, Nathaniel Hawthorne, Walt Whitman, William Faulkner, Saul Bellow, Vladimir Nabokov, William Golding, Jean Rhys, Malcolm Lowry, Graham Swift, Angela Carter, Martin Amis, Ian McEwan . . . Pour certains de ces thésards, qui publièrent leur travail, il écrivit une préface (ainsi pour Le Roman angloindien de Rudyard Kipling à Paul Scott).

Le nom de la société savante qu’il créa en 1985 témoigne à la fois de son exigence intellectuelle légendaire et de ses qualités humaines : la SAIT, la « Société des amis d’inter-textes », fut un des lieux majeurs de l’anglistique dans les années 1980 et 1990 . Reprenant le concept d’intertextualité défini dans les années 1960, notamment par Julia Kristeva dans Semeiotikê (1969), Hubert Teyssandier l’étendit à l’étude des rapports qu’entretiennent les textes, non seulement avec d’autres textes, mais égale- ment avec d’autres médiums tels que peinture et musique . Il fut ainsi un pionnier des études aujourd’hui connues sous le nom d’études intersémiotiques ou d’intermédia- lités . Le séminaire de la SAIT eut un rôle déterminant dans la recherche, tout en étant un lieu chaleureux où se tissaient des rapports précieux et où, fait rare à cette date, les doctorants pouvaient communiquer aux côtés des enseignants-chercheurs reconnus . À une époque où les séminaires doctoraux n’existaient pas encore, il prenait également soin de mettre ses doctorants en contact les uns avec les autres, et nombre d’amitiés solides jaillirent de leurs échanges . Hubert Teyssandier présentait ainsi ce groupe :

[...] travaillant à partir d’une conception élargie de l’intertextualité qui met en jeu simultanément le verbal et le non-verbal, et poursuit une réflexion sur les modali- tés d’interaction de différents systèmes des signes (texte/image ; parole/musique) dans différentes formes d’expression artistique (poésie/peinture ; film/roman ; littérature/musique/spectacle) . L’intertextualité transartistique implique aussi une vision synchronique . Le grand texte palimpseste, qui rassemble des œuvres rele- vant de codes hétérogènes, est le lieu où se déchiffrent en simultané les traces des œuvres antérieures et où viendront s’inscrire ensuite d’autres textes . Glissement d’un système de signes à un autre, à la polysémie inhérente à chacun d’eux vient s’ajouter le jeu des effets de sens qui surgissent entre le texte et l’image .

Il fut aussi l’initiateur et la cheville ouvrière d’une revue au titre évocateur intitulée polysèmes (sans majuscule), arts et littérature, organe de la SAIT . Deux numéros furent publiés en 1989 : L’Écart (ce premier numéro montrait William Blake illustrateur de Macbeth, puis conduisait les lecteurs de la Salomé d’Oscar Wilde à celle de Richard Strauss) et Miroirs, titre évocateur connotant le rapport innovant entre texte et image. Suivirent en 1991 Lieux-dits et en juillet 1993 Tableaux. La revue était éditée par les Presses de la Sorbonne Nouvelle et tout passait par Hubert Teyssandier, animateur du comité de rédaction autant que du comité de lecture, qui signait l’avant-propos pour présenter les auteurs dans leur variété et les rendait accessibles ; il travaillait en harmonie avec les membres du groupe, et la revue compte des articles de nombre de chercheurs renommés, Evelyne Labbé, Marie-Christine Lemardeley-Cunci (1972 L), Jean-Jacques Lecercle (1965 l), Paul Volsik, Adolphe Haberer . Même s’il se retira après avoir pris sa retraite, il garda des rapports étroits avec la plupart de ses anciens docto- rants, et son exemple, comme son talent de chercheur croisant les disciplines et les aires géographiques, n’ont cessé d’inspirer les travaux de la SAIT ; Liliane Louvel, puis Isabelle Gadoin, lui ont succédé avec bonheur à la présidence de la société, et celle-ci, tout comme sa revue, Polysèmes avec une majuscule, poursuivent son œuvre .

L’univers d’Hubert Teyssandier ne saurait se distinguer de celui de son épouse, enseignante elle aussi à la Sorbonne Nouvelle, fidèle compagne de tous les instants, présente au séminaire et aux colloques de la SAIT, mais aussi aux jurys de thèse . Léone Teyssandier est intervenue dans deux des volumes de la collection « Bouquins » que les éditions Robert Laffont ont consacrés à Shakespeare sous la direction des dijon- nais Michel Grivelet puis Gilles Monsarrat, pour les Histoires et pour Périclès ; elle a également traduit Othello.

Lecteur assidu de René Char et de Saint-John Perse, Hubert Teyssandier laisse le souvenir d’un savant modeste, passionné et chaleureux (la poésie de Char sous-tend d’ailleurs le numéro 4 de polysèmes), et une œuvre riche et originale, comprenant de nombreux articles consacrés tant à Faulkner qu’à George Eliot, Henry James, Virginia Woolf ou les sœurs Brontë . Il faut signaler son article « Oxymore et quête romantique » paru en 1985, qui renouvelle les études sur les sœurs Brontë et Thomas Hardy . Deux exemples suffisent à suggérer l’étendue de sa palette critique . L’une de ses dernières publications fut pour le colloque Le sonnet au risque du sonnet orga- nisé par Bernard Degott et Pierre Garrigues à l’université de Franche-Comté, en novembre 2004 à Besançon, et dont les actes ont été publiés chez L’Harmattan en 2006 . Sa contribution intitulée « L’œil du peintre dans les Sonnets de Shakespeare » (p . 49-62) déborde le cadre strict du sonnet pour embrasser l’ensemble de l’œuvre du dramaturge : « les sonnets replient le temps, écrit-il, et font coïncider les deux visages, celui du vieux poète et celui du jeune homme, rendus identiques par leur commune mortalité » (p . 56) . Son dernier article publié dans un ouvrage dirigé par Dennis Tredy, Annick Duperray et Adrian Harding, Henry James’s Europe, en 2011, « Benjamin Britten’s Appropriation of James in Owen Windgrave », porte non sur la peinture mais sur la transposition musicale, et sur l’un de ses compositeurs préférés .

Hubert Teyssandier fut terriblement affligé par la perte de son alter ego, son épouse Léone . Jacqueline et Ivar, sa sœur et son beau-frère, l’accompagnèrent au cours de ces années difficiles, ainsi qu’Emilia qui lui tenait compagnie pour ses repas et l’après-midi . Il laisse le souvenir d’un très grand professeur, qui a marqué de son empreinte l’enseignement comme la recherche, a façonné une pratique ouverte de l’intersémioticité picturale, littéraire et musicale, et formé de nombreux doctorants . Il a su frayer une voie neuve et laisser un précieux legs, qu’il s’agisse de la SAIT, de Polysèmes ou de sa généreuse chaleur humaine .

Louis-Nicolas AMORETTI, son cousin et Marie-Christine LEMARDELY (1972 L)
avec la complicité de Catherine LANONE (1983 L)
et Isabelle GADOIN, deux de ses doctorantes .

Notes

  1. 1 .  Il conviendra de rectifier le prénom et la date de décès indiqués dans L’Archicube, n° 23 bis, p . 16 .

  2. 2 .  Le journal de Valentin Feldman (Journal 1940-1941) a été publié par sa fille Léone et par Pierre-Frédéric Charpentier aux éditions Farrago (Tours) en 2005 . La municipalité de Dieppe a donné son nom à une rue, mais la plaque (rue Valentin Feldmann) est toujours fautive .