LARRAT Jean-Claude - 1969 l

LARRAT (Jean-Claude), né le 1er février 1948 à Bron (Rhône), décédé le 31 mai 2020 à La Tronche (Isère). – Promotion de 1969 l.


Jean-Claude est décédé fin mai d’un cancer qu’on lui avait annoncé incurable. Lui qui militait pour le droit à mourir dans la dignité a dû se contenter de l’assurance donnée par ses médecins d’une fin rapide et, de fait, il a été emporté après quelques jours de soins palliatifs. Ceux qui ont pu avoir avec lui un ultime entretien resteront marqués par son attitude stoïque – de vrai Romain, aurait-on dit naguère.

En raison de la pandémie, sa famille et ses amis n’ont pu lui rendre hommage que le 10 août à Devesset, dans cette Haute- Ardèche qu’il aimait tant, la parcourant à pied ou à vélo dès qu’il en avait le loisir et y attirant tous ceux qu’il pouvait. Saisissant l’occasion d’un concours organisé par la librairie locale, il venait d’ailleurs de consacrer à son village une nouvelle illustrant avec humour l’esprit de résistance de cette terre protestante.

Pendant nos années d’École, nous avions constitué à six ou sept une association de fait, baptisée USMC, Union sportive du Massif central – parce que le siège en était au café des Ursulines, tenu par l’Aveyronnais Piron, mais Jean-Claude était sans doute le seul à fréquenter assidûment le Ruffin, de sorte que nous aurions été bien en peine de constituer une équipe de quelque sport que ce soit ! Au gré de notre doyen, président-cardinal autoproclamé qui nous distribuait des sobriquets, majori- tairement sous forme de titres ecclésiastiques, USMC pouvait aussi se lire « Vexillum Sanctæ Mariæ Cordis ». Protestant égaré parmi des talas et des maçons (vrais ou prétendus), Jean-Claude était naturellement devenu le Pasteur. Nous confessons lui avoir organisé, une nuit où il nous avait abandonnés, une apparition de la Vierge l’invitant à résipiscence à grand renfort de cierges magiques passés par la serrure de sa turne. Mais notre remords est plus d’avoir roussi sa porte que d’avoir harcelé un ami, car nul d’entre nous n’était épargné par ces plaisanteries de potaches attardés. Et lui ne manquait pas de reparties !

Depuis ces temps, nous nous revoyions presque tous les ans autour d’une table, de préférence auvergnate ou lyonnaise, et c’était chaque fois une occasion de nous ébahir de la consommation de desserts sucrés que faisait cet homme d’apparence austère. Ces « synodes » étant trop joyeux pour que nous les gâtions par l’exposé de nos travaux ou de nos traverses, nous n’étions que superficiellement informés de nos activités, au demeurant diverses : nous en savions juste assez pour alimenter quelques quolibets mutuels. Sauf lui, à qui il arrivait de réclamer tel ou tel article que nous avions commis depuis la dernière réunion. Peu disert sur ses propres produc- tions universitaires, ce redoutable épistolier ne détestait toutefois pas nous faire part de ses lettres aux journaux, très rarement publiées, dans lesquelles il défendait le protestantisme, le service militaire (il était fier d’être capitaine du cadre de réserve) ou les droits des personnes âgées mais, le plus souvent, combattait l’ostracisation des Normaliens littéraires.

Nous étions, de fait, d’une génération dont on ne peut dire que l’Université lui fut accueillante et plusieurs prirent d’autres chemins, parfois après avoir stagné quelques années dans le secondaire. Jean-Claude, lui, y patienta pendant quinze ans avant d’être versé dans l’enfer d’un IUFM, en butte aux tenants d’un pédagogisme qui le révulsait et contre lesquels il dut défendre la spécificité des études littéraires. Puis, une fois nommé à l’université de Caen (à l’approche de la cinquantaine !), il ne parvint jamais à se rapprocher de ses « bases » parisienne ou lyonnaise. Incapable de « se pousser » mais non naïf, il se bornait à observer les manœuvres du milieu universitaire, réservant à ses intimes le compte rendu sarcastique de pitoyables coups fourrés. C’est ce parcours qu’il retrace avec humour dans un texte en forme d’au- tobiographie, réponse à une sorte d’enquête lancée en 2010 par un de ses anciens camarades de la khâgne lyonnaise du lycée du Parc (Yann Richard) :

« Moi, j’ai une excuse. Le jury avait-il forcé sur le beaujolais ? Une secrétaire s’est- elle trompée de ligne en recopiant les noms ? Toujours est-il qu’on m’a décerné, en 1964, le deuxième prix de français au Concours général... et qu’on m’a ainsi laissé croire que je pourrais préparer l’ENS Ulm.

« J’ai quand même hésité encore pendant un an, en terminale math’élem. Mais dès les premiers mois d’HK, l’erreur d’orientation fut évidente. On aurait pu s’en douter : il n’y avait aucun prof dans ma famille, aucun archiviste paléographe, aucun magistrat, aucun évêque, ni rien d’approchant. Débarquant en HK, je fus sidéré de découvrir une culture littéraire toute pétrie de sagesse catholique un peu rance et comme venue, via Fourvière, d’une vieille France provinciale et mythologique. Rien de commun avec ce qu’on m’avait montré dans les classes précédentes (les Lumières, les Romantiques, la littérature engagée...). Je me sentis aussi très vite coupable d’être dépourvu de cette fine sensibilité littéraire acquise par imprégnation (mais où ? mais quand ? mais comment ?) et dédaigneuse de toute méthode. Coupable aussi d’ignorer presque tout de l’histoire de la philoso- phie – souvent méprisée, certes, des vrais philosophes, sauf quand ils corrigent les dissertations. Du coup, je cherchais consolation du côté de maître Pillard (1929 l), discret et rigoureux technicien du latin classique. Je fus très intéressé aussi par le chapitre « histoire des idées sociales » du cours d’histoire – chapitre qui devait disparaître du programme du concours dès l’année suivante...

« Cela dit, une fois l’erreur commise, il fallut l’assumer. Un mélange d’inertie et d’obstination paysanne me conduisit quand même péniblement à l’ENS Ulm (1969), puis à l’agrégation de lettres classiques (1972).
« Mon père, fils d’un ouvrier cheminot de Quincieux (Rhône), était devenu, par promotion interne, directeur de la Caisse d’assurance maladie de Lyon. Comment aurait-il pu imaginer que l’entrée de son fils “Rue d’Ulm” lui ferait prendre l’ascen- seur social en sens inverse ? Car cette “voie royale”, comme disaient encore nos bons maîtres, déboucha royalement sur le lycée – collège de Melun (77), petite préfecture intermédiaire entre la province et la banlieue. Ce lycée “Jacques Amyot” n’avait qu’une très lointaine ressemblance avec le lycée du Parc où j’avais fait toutes mes études secondaires. “Il vous faudra un ou deux ans de patience avant l’univer- sité” m’avait alors dit paternellement mon directeur de thèse, à Paris 7. Quinze ans plus tard, j’étais encore dans ce même lycée, essayant, comme mes collègues, d’en- seigner un peu de grammaire et d’orthographe ainsi que quelques rudiments de politesse petite bourgeoise, arc-bouté sur la seule vraie motivation des lycéen(ne)s (ne jamais croire ceux qui affirment lyriquement qu’il y en a d’autres, que leurs enfants à eux, en tout cas, etc.) : obtenir une note acceptable à l’épreuve anticipée de français. Pour le reste, voir l’excellente BD
Profs (en 12 tomes, déjà), assez fidèle à la réalité que j’ai connue.

« Ma thèse enfin achevée (sur la littérature selon Malraux, une petite revanche sur la tradition cléricale), en 1991, j’obtins le privilège d’aller former, à Grenoble 3 et à l’IUFM, les futurs enseignants des lycées et collèges. Aucun rapport entre ces nouvelles fonctions et le sujet de ma thèse, bien sûr (qui s’en étonnerait ?), mais j’eus la surprise de constater que parmi tous les pédagogues en folie au milieu desquels je me trouvai plongé, j’étais le seul à avoir une expérience significative de l’enseignement réel, devant des classes réelles – ce qui fit de moi (au début, du moins) un objet de risée... Comme mes malheureux étudiants ne pouvaient plus revenir en arrière, je faisais tout mon possible pour leur cacher qu’ils (elles, plutôt) allaient s’embarquer sur une nef des fous, un système « out of control », plus irré- formable encore (la preuve est faite) que l’ex-Armée Rouge, bref, dans ce vertige catastrophique qu’on appelle, en France, par une double antiphrase : l’“Éducation nationale”.

« En 1997, à la faveur d’une magouille complètement ratée par ses instigateurs, j’ai obtenu, par surprise, un poste de professeur à l’université de Caen, dans une Basse-Normandie où je n’avais jamais mis les pieds auparavant (sauf pour l’audi- tion) et ne connaissais personne. J’y suis encore, attendant – impatiemment cette fois – la retraite qui me permettra peut-être de retrouver le plateau ardéchois de mes ancêtres maternels.

« Mais, allons, voyons le bon côté des choses ! Une épouse idéale, Sévrienne et agrégée des lettres, actuellement prof d’HK à Paris mais qui a accepté avec une admirable patience de partager mon sort et mon humeur noire, à Melun, puis à Grenoble. Deux filles, l’une virologue au CHU de Grenoble, l’autre qui vient de terminer ses études d’ingénieur agronome, à Bordeaux, et qui a cru les journalistes affirmant qu’il allait y avoir des tas et des tas d’emplois dans les métiers de l’envi- ronnement. Un petit-fils de deux ans à Grenoble, tout à fait bien élevé, jusqu’à présent.

« Pour résumer, après Lyon, quitté définitivement en 1969, j’ai donc successive- ment habité Paris, puis Arcueil (94), puis Orléans (45) – pendant mon service militaire comme chef de peloton au 2e Régiment de Hussards, puis, longtemps, Melun (77), puis Grenoble (38), puis Bry-sur-Marne (94), puis Paris (75), d’où je gagne Caen (14), chaque semaine. Autant dire que je me sens plus Montagnard que Girondin et que je n’aime pas beaucoup entendre le vieux slogan des années 1970-1990 : « travailler au pays ! » ...

* Parmi mes (rares) publications, une seule est, peut-être, lisible : André Malraux, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche », 2001. »

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Son épouse Monique (Favot, 1969 L également) a ajouté cet « épilogue » :

« Jean-Claude a pu enfin prendre sa retraite en 2012, bien que des magouilles diverses aient retardé son avancement et donc le moment de son départ. Ce fut une libération d’abord, plus de courses après les trains, plus de réunions profes- sorales qui lui pesaient tant, mais aussi plus guère de contacts avec les étudiants, parmi lesquels il y avait quelques (rares) pépites ! Heureusement Malraux (dont sa modestie lui fait peu parler dans sa biographie, mais qui fut le centre d’une intense activité de recherche : sa thèse d’abord, une centaine d’articles publiés dans diverses revues françaises et étrangères, quelques livres aussi) était là pour l’accompagner à l’occasion de quelques colloques et surtout d’une grande activité éditoriale avec la direction du Dictionnaire Malraux (publié en 2015 chez Garnier), pas à proprement parler une sinécure : à entendre Jean-Claude, gérer son équipe était plus éprouvant que mener autrefois une classe de lycée, et il aurait sans doute bien préféré écrire lui-même tous les articles ! Au même moment, un bonheur doublé de nombreux sacrifices : la préparation de Sans oublier Malraux (Garnier, 2016), anthologie d’articles publiés par Jean-Claude dans diverses revues : quel délice de relire ces vieux papiers et de les trouver “pas si mauvais que ça” ! quel calvaire de devoir élaguer, pour tenter d’établir un parcours tant soit peu cohérent !

« Pendant ce temps, la famille continuait à grandir, deux nouveaux petits-enfants chez la virologue grenobloise, d’où la décision de revenir s’installer à Meylan à proximité de cette grande famille pour pratiquer “l’art d’être grand-père” et aussi se rapprocher du village ardéchois de Devesset, où Jean-Claude avait vraiment ses racines (il y passait de longs été dans son enfance auprès de ses grands-parents) et où il aimait passer de bons moments à la belle saison, toujours bien occupé entre jardin, maison à entretenir, promenades à pied ou à vélo dans un plateau ardéchois dont il ne se lassait pas d’admirer les décors et longues conversations avec les villa- geois, dont beaucoup de compagnons d’enfance. C’est là qu’il repose maintenant. Récemment une nouvelle petite-fille est née en Lorraine chez l’agronome devenue environnementaliste, partie là-bas rejoindre son conjoint et tenter de protéger la nature des atteintes de la modernité, un éloignement qui a bien coûté à son papa, mais qui fut aussi l’occasion de quelques voyages intéressants et de belles décou- vertes dans une région riche en histoire.

« Et voilà, tout a une fin et celle-ci fut précoce. Mais il nous reste de beaux souve- nirs, de nombreux écrits à relire, une voix à réentendre avec sa chaleur et ses éclats de rire même sur des sujets graves, grâce entre autres au podcast d’une interview sur France-Culture en 2015 : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux- chemins-de-la-connaissance/l-espoir-fait-il-vivre-34-malraux-ou-comment. La voix, centre de la réflexion de Jean-Claude sur Malraux, qui constate avec Kyo dans La Condition Humaine : “On entend la voix des autres avec ses oreilles, la sienne avec sa gorge” et s’interroge : “Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je ? Une espèce d’affirmation absolue, d’affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour les autres, je suis ce que j’ai fait.” Retrouverons-nous avec cette voix ce “fou”, ce “monstre incomparable, préférable à tout, que tout être est pour soi-même et qu’il choie dans son cœur” ? »

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Cet hommage serait très incomplet si, passant outre notre incompétence, nous ne tentions pas de rendre justice, fût-ce sommairement, à l’éminent malrucien que fut Jean-Claude. Dans sa thèse intitulée André Malraux, théoricien de la littérature (1920- 1951), il a passé au crible une masse impressionnante d’écrits critiques, souvent peu connus, pour analyser les affinités successives comme les rejets (celui, par exemple, du surréalisme et de Lautréamont, ou encore de Sade) qui contribuèrent à la réflexion de Malraux sur la littérature depuis le moment où ce proche de Max Jacob découvrit en défendant Gide contre Massis que le roman, alors décrié, pouvait autant que la poésie « cubiste » rivaliser avec le réel au lieu de le copier, jusqu’à l’époque des Voix du silence, lorsque les arts plastiques lui parurent plus aptes à nourrir sa médita- tion sur le destin, l’homme et la civilisation. L’influence de Nietzsche et de Sorel découverts par l’entremise de Groethuysen et de Daniel Halévy, la proximité avec Guilloux et Poulaille, la relation compliquée avec les doctrinaires du réalisme socia- liste : tout cela fait l’objet d’une étude détaillée dans cette thèse qui, dessinant un itinéraire intellectuel sinueux mais où chaque méandre laissa son dépôt, offre, sinon un tableau de la vie littéraire du premier xxe siècle, du moins une évocation de larges pans de celle-ci.

S’appuyant sur ces solides fondations, il livra dans son Malraux du Livre de Poche (2001) une biographie intellectuelle et morale de l’écrivain, couvrant l’ensemble de l’œuvre depuis le temps du farfelu jusqu’à L’Homme précaire. Il a aussi publié, à l’usage des étudiants et lycéens, plusieurs études sur les romans.

Premier président des Amitiés internationales André Malraux, Jean-Claude contribua à de nombreux colloques, en France et à l’étranger. Maître d’œuvre d’un Dictionnaire Malraux, dont il rédigea lui-même plus de 70 notices, il a publié proba- blement autant d’articles, dont il a recueilli une sélection dans son Sans oublier Malraux en privilégiant deux thèmes majeurs : la métamorphose, réponse à l’incom- municabilité entre les civilisations constatée par Spengler, et la subversion du récit. Il a aussi édité, pour la Pléiade, Le règne du malin, qu’il a assorti de notes érudites confirmant son talent annexe d’historien et de bibliographe. Il ne s’enferma toutefois pas dans l’étude de son auteur de prédilection : il ne cessa de confronter celui-ci à ses aînés (Gourmont et, bien sûr, Gide) et à ses contemporains (Bernanos, Guilloux, Leiris, Beckett...).

Toutefois, comme Monique l’a suggéré, Jean-Claude a certainement trouvé dans certains personnages des romans de Malraux de quoi nourrir sa propre réflexion sur la condition humaine pour conquérir sa « voix de gorge ». Mais nous qui n’avions que l’oreille pour l’entendre garderons en mémoire cette voix sourde et néanmoins claire, coupant fréquemment les fins de phrase d’une amorce de rire qui était comme sa signature ironique.

Gérard BAAL (1969 l), Stéphane GOMPERTZ (1967 l), Christian HERVÉ (1969 l),
Jean LECOINTE (1970 l), François PIGNAUD (1967 l), Jacques PRÉVOSTO (1969 l), Guillaume ROBICHEZ (1967 l),
Daniel ROUAN (1970 s) et Monique LARRAT-FAVOT (1969 L).