QUIGUER Claude - 1956 l
QUIGUER (Claude), né à La Rochelle (Charente-Inférieure) le 21 février 1936, décédé à Nîmes (Gard) le 6 février 2020. – Promotion de 1956 l.
Émile Quiguer, père de Claude et fils d’un paysan des Monts d’Arrée, au centre de la Bretagne bretonnante, est le seul d’entre six frères à avoir quitté la terre, contre la volonté de son père : profitant de ses aptitudes physiques, il est entré, lors de son service militaire, dans le célèbre « Bataillon de Joinville », ce qui lui permet ensuite de réussir au concours de professeur d’éducation physique et de quitter l’armée. Marie- Louise, la mère de Claude, est placée avec ses deux sœurs, après la mort de leur mère, dans un internat où leur entretien
est réglé par deux tantes, nées dans la partie de la Lorraine annexée par l’Allemagne après la guerre de 1870 : leur excellente connaissance de l’allemand leur permet de gagner leur vie en Autriche, comme dames de compagnie et enseignantes de français dans la bonne société de Vienne. Les trois jeunes sœurs entreront à l’École normale d’institutrices et Marie-Louise terminera sa carrière comme directrice d’école mater- nelle. Elle avait rencontré Émile en préparant le concours de professeur d’éducation physique auquel elle avait été reçue mais, faute d’un poste disponible pour une femme cette année-là, elle avait dû embrasser la carrière d’institutrice. Reçu premier à l’agrégation d’allemand en 1960, son fils Claude est une parfaite illustration de la méritocratie républicaine et du rôle d’ascenseur social qu’a pu jouer l’École normale supérieure dans les années d’après-guerre où, par la seule force du travail et du talent, des candidats de modeste origine parvenaient à l’excellence universitaire.
Le milieu où est élevé Claude est toutefois favorable à l’éveil de l’intelligence. Son père lit et commente chaque jour à la table familiale les meilleures pages des ouvrages qu’il est en train de lire ; et pour lui comme pour sa femme, l’entrée de leur fils à l’ENS constituerait le couronnement d’une ambition légitime. Au lycée Marcelin Berthelot de Saint-Maur où enseigne son père, Claude fait des études brillantes, jusqu’à un premier accessit de latin au Concours général et un bac de philosophie obtenu à 17 ans en 1953. Toujours plongé dans ses livres, il inquiétait un peu ses parents qui auraient aimé le voir abandonner plus souvent ses occupations studieuses pour des promenades et des jeux, et surtout des activités sportives envers lesquelles son manque d’enthousiasme ne pouvait que les désoler. Rien moins qu’austère, il apprend cependant à jouer de l’accordéon avec talent et se montre curieux de tout ; sa sœur Nicole, plus jeune de six ans et future germaniste elle aussi, se souvient de son intérêt pour les ruines, les vieilles armes et les vestiges de la guerre encore toute récente : en particulier, sur la côte nord de la Bretagne, où Claude l’avait entraînée un jour dans l’exploration d’un blockhaus du mur de l’Atlantique, à la recherche de grenades non explosées.
Il prépare ensuite le concours de l’École au lycée Henri-IV et manque de justesse une intégration en carré, très rare à cette époque : il avait été admissible à l’écrit mais, trop modeste, il ne croyait pas à son succès et n’avait pas préparé l’oral ! Après une seconde année de khâgne à Louis-le-Grand, il est reçu en 1956 (rang : 11e) et découvre rue d’Ulm la camaraderie normalienne et la musique classique dont il était jusque-là peu familier. Il boucle sa licence d’allemand en 1957 et bénéficie alors de deux ans de détachement en Allemagne ; il choisit de les passer à Berlin où il nouera des amitiés durables et pourra acheter sa première voiture. En 1957-1959, c’est une ville passionnante, aux deux tiers vide, où règne une atmosphère singulière. Après le blocus de la ville par les soviétiques en 1948-1949 et l’établissement du pont aérien, Khrouchtchev déclenche en 1958 une seconde crise qui aboutira en 1961 à la construction du mur de Berlin et à la fameuse déclaration du président Kennedy en 1963, Ich bin ein Berliner. En zone d’occupation française, Claude enseigne à l’Institut français de Berlin, prononçant des conférences publiques sur « Le roman français contemporain » ; mais selon les règles de l’École, il ne peut rester une année sans obtenir un diplôme universitaire : en non-conformiste invétéré, il prépare alors une licence d’anglais qu’il obtient en 1958, avant de soutenir en 1959 son diplôme d’études supérieures d’allemand.
De retour en France, il est reçu premier à l’agrégation d’allemand en 1960 et bénéficie d’une année supplémentaire à l’École pour mettre au point un sujet de thèse d’État qu’il inscrit en 1961 sous la direction du professeur Claude David : « Origines, thèmes et formes du Jugendstil littéraire en Allemagne ». L’orientation profondément comparatiste de son esprit l’invite toutefois très vite à élargir son sujet aux beaux-arts et à l’ensemble de la littérature européenne de l’époque.
En septembre 1961, il est nommé professeur d’allemand au lycée de garçons de Poitiers mais part rapidement faire son service militaire dans l’arme blindée cavalerie en 1961-1963. Malgré son amour des chevaux – hérité de son atavisme paysan ? –, il ne gardera pas un bon souvenir des séances d’équitation durant sa période de classes à Saumur, où les cavaliers du « Cadre noir » traitent sans indulgence les jeunes conscrits qui déboulent dans leur célèbre établissement. Claude Quiguer est ensuite envoyé en Algérie comme chef de peloton blindé au 6e Cuirassiers : c’est la fin de la guerre – les accords d’Évian datent de mars 1962 – mais il connaît quand même quelques moments difficiles, comme le jour où il doit, m’a-t-il raconté, entrer dans un blindé accidenté pour éteindre le moteur qui tourne encore, afin d’éviter une explosion tandis que l’essence se répand partout.
En mars 1963, il retrouve son poste au lycée de Poitiers où il enseigne dans les classes préparatoires et se lie d’amitié avec Pierre Servant, ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, qui n’est pas seulement un brillant germaniste auquel une mort prématurée n’a pas permis de donner toute sa mesure, mais une personnalité parti culièrement chaleureuse et drôle, remarquable imitateur avec lequel Claude partage le goût du rire, denrée alors assez rare dans le milieu de la germanistique française. Claude lui-même est un remarquable conteur, qui pratique avec une délicieuse viva- cité cet art de la conversation où s’exprime une haute culture.
Puis dès octobre 1964, il est nommé assistant à la Sorbonne, et il gravit rapi- dement tous les degrés de la hiérarchie universitaire : maître-assistant en 1968, il soutient en juin 1971 avec brio sa thèse dont la version remaniée et abondamment illustrée, parue chez Klincksieck en 1979 sous le titre Femmes et Machines de 1900, lecture d’une obsession Modern Style, lui vaudra le Prix Strasbourg en 1980. Il s’agit d’une œuvre magistrale, témoignage de l’immense érudition de Claude et de son esprit de synthèse, tant en histoire de l’art que dans le domaine littéraire. Elle est en outre servie par une écriture éblouissante, où Claude semble emprunter à la virtuo- sité des auteurs dont il traite ; David lui avait même reproché une excessive richesse de style, et Quiguer s’était amusé de constater qu’il avait corrigé sur son manuscrit des citations de Proust, en les prenant par erreur pour des textes écrits par son docto- rant, trop féru à son gré d’adjectifs rares. Toutefois, en fonction de la règle non écrite selon laquelle tout jeune universitaire doit obligatoirement passer par un « purga- toire » comme professeur en province avant d’être nommé professeur à la Sorbonne, Claude doit poursuivre sa carrière à Lille III comme maître de conférences (1971) ; quoiqu’un peu déçu, il est sensible à la bonne atmosphère qui règne alors à Lille en germanistique. À l’invitation de Pierre Bertaux dont il apprécie l’esprit d’ouverture, il revient en 1973 à la Sorbonne nouvelle Paris III, à Asnières, d’abord comme maître de conférences puis professeur sans chaire (1975) et enfin professeur de première classe (1980) ; il pourra y créer un cycle intitulé : « Histoire de l’art des pays de langue allemande ».
Intervient alors dans sa carrière académique un épisode inattendu et stimulant : de septembre 1981 à septembre 1985, Claude Quiguer exerce les fonctions de conseiller culturel près l’ambassade de France à Bonn, et de chef de la mission cultu- relle et universitaire de France en République Fédérale, le poste le plus important de la diplomatie culturelle française à l’étranger, en accord avec les liens privilégiés exis- tant entre les deux pays dans le cadre de la réconciliation franco-allemande. Il s’en acquitte avec toute sa compétence et son sens du Mérite de la République fédérale d’Allemagne ; en 1989, il sera également décoré des Palmes académiques.
À Asnières, Claude Quiguer consacre toute son énergie à ses étudiants, absorbé par ses cours, ses directions de travaux et une intense activité administrative. Mais il souffre assez tôt de terribles douleurs articulaires qui, à la fin de sa vie, rendront ses déplacements de plus en plus difficiles ; en 1995 il fait valoir ses droits à la retraite. Il s’installe alors à Montolieu, « village du livre » proche de Carcassonne.
Son activité sera désormais vouée à sa vie familiale qui le réclamait depuis long- temps ; il a en effet épousé en 1977 une jeune artiste américaine, titulaire d’un Master of Fine Arts, Donya Barnard, qui pratique avec un égal talent la céramique, la verrerie, la peinture et l’art du macramé. Claude a toujours veillé à lui procurer les meilleures conditions de travail, s’installant temporairement à la campagne pour lui permettre de disposer d’un four, ou l’assistant ensuite dans la promotion de sa galerie d’art, située dans le Marais. Il consacre aussi beaucoup de temps à l’éducation de leur fils Stéphane, né en décembre 1977, ainsi qu’à Heidi, fille de Donya, née d’un premier mariage en Amérique et arrivée en France à l’âge de sept ans. À la fin de sa vie, Claude Quiguer qui a de plus en plus de mal à marcher se déplace encore à moto – cette moto qui fut l’une de ses passions – puis seulement en voiture. Il est allé s’installer près de Stéphane qui s’est fixé à Nîmes.
Encouragé par sa famille et en particulier par Heidi, il avait cédé à la tentation de l’écriture personnelle et s’était lancé avec ferveur dans la rédaction d’un roman axé sur la figure de son père, Pédagogie de la glissade (Librinova, 2018), où il démontre à nouveau l’originalité de sa personnalité, unissant au raffinement langagier de ses auteurs préférés un esprit argotique de rupture quasi célinien : Pédagogie de la glissade, c’est un peu un roman écrit par Huysmans et retouché par Céline !
Julien HERVIER (1957 l)