DEMARGNE Pierre - 1922 l
DEMARGNE (Pierre, Marie, Joseph, Gabriel), né à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) le 8 février 1903, décédé à Paris le 13 décembre 2000. – Promotion de 1922 l.
La carrière de Pierre Demargne semble s’inscrire dans la suite de son père, Joseph Demargne, qui fut membre de l’École française d’Athènes de 1896 à 1900, puis maître de conférences de littérature latine et française à l’univer- sité d’Aix-en-Provence . Joseph Demargne était atteint de tuberculose . Il tenta de se soigner à partir de 1906 au sana- torium de Leysin qu’il ne quitta que quelques mois avant son décès à Vence le 22 janvier 1912 : son fils n’avait pas tout à fait neuf ans, il a très peu connu son père . Après des études secondaires à l’institution Sainte-Croix de Neuilly, puis au lycée Condorcet, il fut admis à l’École en 1922, obtint l’agrégation des Lettres en 1925, effectua une année de service militaire comme sous-lieutenant au 46e régiment d’infanterie à Fontainebleau puis rejoignit dès l’année suivante l’École française d’Athènes dont il devait rester membre jusqu’en 1932 . Il fut alors nommé à l’université de Grenoble, d’abord chargé de cours de langue et littérature grecques, puis, à partir de l’automne 1934, maître de conférences de littérature et institutions grecques . À l’automne 1937, il rejoignit l’université de Strasbourg comme maître de conférences d’archéologie et histoire de l’art . Il y succédait à Paul Perdrizet (1890 l) qui venait d’être mis à la retraite pour raisons de santé . Il devait occuper ce poste jusqu’à l’automne 1950, malgré la parenthèse des années de guerre où il fut retenu prisonnier dans un Oflag de 1940 à 1945 (de 1943 à 1945, il y fut remplacé dans l’Alsace occupée par Emil Kunze, qu’il avait connu en Crète avant la guerre et qu’il appelait par la suite « mein Vertreter ») . Il y fut promu professeur après la soutenance de ses thèses en 1946, et y resta officiellement jusqu’à l’automne 1955 . Ce passage strasbourgeois semble avoir compté pour lui, puisqu’après sa retraite, il s’est toujours présenté comme « profes- seur honoraire à l’université de Strasbourg et à la Sorbonne (Paris-I) » . Mais à partir de l’automne 1951, il fut chargé d’une suppléance d’histoire grecque à la Sorbonne – il s’agissait du poste de Georges Daux (1917 l) qui venait d’être nommé direc- teur de l’École française d’Athènes . À l’automne 1955, il prit le poste de professeur d’archéologie classique à la Sorbonne, succédant à Charles Picard (1905 l), et se vit aussi chargé d’un cours à l’École normale, qu’il assura jusqu’à sa retraite en 1971 . Il fut directeur de l’Institut d’Art de 1961 à 1968, et y fit créer plusieurs chaires : à l’ori- gine il était le seul pour l’ensemble de la discipline et devait enseigner l’archéologie grecque et l’archéologie romaine . Il a traversé sans dommages la crise de mai-juin 1968, mais n’a pas aimé ce qu’il appelait le « charcutage » de l’université de Paris qui l’a suivi, en particulier la division en deux de l’Institut d’Art, avec les étages impairs pour l’université de Paris-I à laquelle il s’est trouvé rattaché, les étages pairs pour l’université de Paris-IV, le reste à l’avenant . Il a été directeur du service d’architecture antique du CNRS de 1957 à 1965, et de la Revue archéologique de 1965 à 1978 : il l’a profondément rénovée .
L’œuvre scientifique de Pierre Demargne a été longue et souvent novatrice . Sa première publication date de 1929, la dernière (une nécrologie) de 1995 . L’essentiel en est retracé dans la bibliographie publiée dans la Revue Archéologique 1976, p . 3-8 ; elle n’est pas signée, mais il était alors directeur de la revue et c’est probablement lui qui en est l’auteur . Il l’est aussi dans un entretien riche de souvenirs personnels publié en 1992 dans la revue Topoi, Orient-Occident (p . 309-322) . C’était un archéologue de terrain (14 campagnes de fouilles en Crète, 1 à Carthage, 11 à Xanthos en Lycie, dans le sud-ouest de la Turquie), et de musées (11 missions au British Museum pour étudier les monuments lyciens qui y sont conservés et participer à la conception de leur présentation) .
Dans la première partie de sa carrière, il se consacra à la Crète, ce qui lui semblait naturel, à la fois parce que c’était là qu’avait travaillé son père (son premier article publie des statuettes de terre cuite découvertes à Lato par ce dernier) et que l’École française y était alors très active . Il fouilla à Malia, surtout les maisons et les nécro- poles, et y découvrit l’un des objets les plus célèbres, le pendentif aux abeilles, de l’époque des premiers palais crétois (1800-1700 av . J .-C .) – l’objet est reproduit sur son épée d’académicien . Il y travailla aussi au palais, surtout après la guerre, mais sans pouvoir faire aboutir la publication : il avait repris des dossiers entamés par des collègues disparus qu’il a ensuite transmis à d’autres, et son intérêt s’était déjà porté ailleurs . Il ne se limitait pas aux civilisations préhelléniques . Il se disait historien de tempérament, et le problème historique qui l’intéressait était d’expliquer la renais- sance de l’art grec à l’époque archaïque . C’est le thème principal de sa thèse : La Crète dédalique : étude sur les origines d’une renaissance (1947), qu’il jugeait largement dépassée, et de son livre le plus connu, Naissance de l’art grec (1964), très novateur et très remarqué à l’époque – il a été tout de suite traduit en anglais, allemand, italien, espagnol et japonais, réédité en 1974, puis en 1985, et encore en 2007, mais dépassé lui aussi pour le fond, non pour les photos . Il avait déjà pris du recul envers les études crétoises, en partie parce que le déchiffrement du Linéaire B allait y changer beaucoup de choses, et aurait supposé de sa part un investissement intellectuel qu’il préférait porter sur l’Orient . C’est en effet le phénomène orientalisant et son étude qui fait l’articulation avec l’autre versant de son œuvre, l’étude de la diffusion de l’hellénisme .
À partir de 1950, il prit la direction de la fouille de Xanthos en Lycie qu’il allait exercer jusqu’en 1962 . Il devait s’intéresser au site jusqu’à la fin de sa carrière, puisque son dernier livre, publié en 1989, porte sur le décor sculpté du monument des Néréides de Xanthos – il m’avait dit un jour qu’il ne fallait pas trop compter sur ce que l’on pourrait faire après 75 ans, il en avait 86 quand le livre a paru ; mais il pensait que bien des points y prêtent à la critique . C’est le livre qu’il avait consacré à l’architecture de ce monument, publié en 1969, qu’il présentait comme son préféré à la fin de sa vie . Il avait été secrétaire du 8e congrès international d’archéologie classique organisé à Paris en 1963, et le thème qu’il a fait adopter : Les civilisations gréco-romaines et leur rayonnement sur les civilisations périphériques était à l’époque très novateur et a consacré sa réputation . Il s’intéressait aussi à l’iconographie et à l’histoire des religions, et l’une de ses dernières publications importantes est l’article « Athéna », paru en 1984, du Lexikon iconographicum Mythologiae classicae . Il a laissé un grand nom en Turquie . À l’occasion d’une mission que j’y ai faite en 2005, on m’avait demandé, comme c’est l’usage là-bas, de quel maître je pouvais me réclamer . Parmi les noms que j’ai évoqués, c’est celui de Pierre Demargne qui s’est imposé . Il a laissé aussi un grand nom en France : il y a une salle Pierre-Demargne à l’Institut national d’histoire de l’art, galerie Colbert .
J’ai été l’un de ses derniers étudiants de maîtrise . Je lui avais été adressé par son grand ami Robert Flacelière (1922 l), alors que je ne connaissais rien à l’archéologie : il a beaucoup contribué à m’y initier . Au bout de cinquante ans, le souvenir de son séminaire s’est un peu estompé . Il y préparait l’étude de la décoration sculptée du monument des Néréides qu’il allait faire aboutir vingt ans plus tard . J’ai suivi aussi pendant deux ans le cours de préparation au concours de l’École d’Athènes qu’il donnait à l’École normale, qui portait sur la sculpture . Au cours de l’année 1970- 1971, j’ai pratiquement été son seul auditeur . Il me demandait d’une fois sur l’autre quel sujet je souhaitais qu’il abordât, mais il traitait surtout de sculpture hellénis- tique . Je crains de n’avoir pas mesuré à l’époque la chance que j’avais de bénéficier de cours particuliers d’une telle sommité . Ils m’ont beaucoup profité .
Les marques de reconnaissance ne lui ont pas manqué . Il était membre de plusieurs sociétés archéologiques prestigieuses : Société archéologique (Athènes), Deutsches archäologisches Institut (Berlin), Österreichische Gesellschaft für Archäologie (Vienne), Archaeological institute of America (Boston) . Il a aussi été élu membre de plusieurs académies : Akademie der Wissenschaften und der Literatur zu Mainz en 1964, Académie des Inscriptions et Belles-lettres en 1969, Pontificia accademia romana di Archeologia (Rome) en 1970, Académie d’Athènes en 1977 . Il était titulaire de plusieurs décorations : officier de la Légion d’honneur ; commandeur dans l’ordre national du Mérite ; commandeur dans l’ordre des Palmes académiques ; comman- deur dans l’ordre des Arts et lettres ; chevalier dans l’ordre royal de Georges Ier (Grèce) .
Michel SÈVE (1969 l)
Mon cher Michel,
Tu me demandes d’évoquer les souvenirs que j’ai pu garder de Pierre Demargne en son privé, et je le fais d’autant plus volontiers que j’étais très attaché à cet oncle plein de bienveillance . La qualité principale que je lui reconnais dans ce domaine s’appelle fidélité . Aussi loin que je remonte dans le temps, je le revois rue de Rome, dans l’appartement que mes parents partageaient avec une grand-tante, rendant régulièrement visite à celle-ci, victime survivante de l’accident qui avait coûté la vie à sa mère . Il évoquait avec elle leurs souvenirs de famille et avec mon père, son cousin germain, quelques épisodes de leur captivité en Allemagne ; il aimait raconter entre autres les efforts que ses camarades et lui avaient déployés pour apprendre au philo- sophe Jean Guitton à marcher correctement et à ne plus balancer ensemble le bras et la jambe du même côté . Si je me manifestais trop bruyamment, il me traitait à l’époque de zigomar que je croyais être un surnom grec, ignorant tout des exploits du héros de Léon Sazie . Fidélité au souvenir de sa mère donc à travers sa tante .
Lorsque je me décidai pour des études supérieures littéraires, il m’encouragea à poser ma candidature pour le lycée Louis-le-Grand, dont Raymond Schiltz, son camarade de promotion, était proviseur . Du coup j’eus l’occasion de déjeuner souvent chez lui, boulevard du Montparnasse, à partir de la rentrée 1967, quand ma tante Simone, son épouse, prenait en pitié le rationnaire de la rue Saint-Jacques . À partir de mai 1968 nous eûmes de longues conversations sur les événements où je pus saisir les grandes qualités humaines dont il fit preuve en tant que directeur de l’Institut d’art et d’archéologie, ferme sur ses principes et ses valeurs, mais souple dans l’exercice de ses responsabilités . Le proviseur de Louis-le-Grand qu’il plaignait amicalement ne vivait pas ces semaines avec la même sérénité, soumis qu’il était à la pression d’un établissement avec internat dans lequel il était tenu de résider et qui fonctionnait – c’est peu dire – jour et nuit . Il exprimera trois ans plus tard la même sympathie envers Robert Flacelière, un autre de ses camarades, lors du saccage de l’ENS . Toutefois, il ne supportait pas le « charcutage » de la Sorbonne opéré par la loi sur les universités qui motiva sa démission des fonctions de directeur de l’Institut d’Art et d’Archéologie .
C’est plus tard que je découvris l’extraordinaire fidélité qu’il voua à un père qu’il avait pourtant peu connu et perdu alors qu’il avait neuf ans, suivant ses traces à l’École d’Athènes et même en Crète . Pierre Demargne par sa bonté, sa courtoisie et son humour bienveillant devait susciter bien des sympathies ; je n’en veux pour preuve qu’une rencontre que je fis à Malia lors d’un voyage au début des années 1970 . Après avoir parcouru les ruines qu’il avait fouillées, je me suis rendu à la boutique de souvenirs voisine : la personne qui la tenait se le rappelait encore avec émotion . C’est dans cette région qu’il avait découvert le magnifique pendentif aux abeilles d’or affrontées à un gâteau de miel tant de fois reproduit, dont il avait offert une réplique à son épouse et qu’il a fait figurer sur son épée d’académicien .
Sur cette épée il a également fait placer une effigie de son saint patron, l’apôtre Pierre, marque d’une foi chrétienne revendiquée . Plus tard il me racontera combien il avait été impressionné par la mort de Robert Flacelière qui s’était écroulé sur son prie-dieu en revenant de communier .
Lors de mon service militaire au Lycée naval de Brest, j’eus l’occasion de le rencon- trer dans le Finistère Nord, à Keremma où il avait fait construire une villa sur une petite parcelle qui appartient à un ensemble très original . En effet il s’agit de la propriété de trois cents hectares acquise en 1822 par Louis Rousseau (1787-1856) sur la commune de Tréflez où cet ancien marin exécuta de grands travaux d’assèchement de marais et de conquête de terres sur la mer ; inspiré par le saint-simonisme, puis par le fouriérisme, puis par le catholicisme, il rêvait d’y créer une sorte de phalanstère chrétien (cf . keremma .org) . Il se trouve que Pierre Demargne et son épouse étaient tous deux descendants de ce personnage pittoresque . Si ma tante tenait beaucoup à ces séjours qui réunissaient une foule très nombreuse de cousins, mon oncle y séjournait avec une patience souriante, me confiant qu’il se sentait bien loin de ses chers livres .
Voilà, mon cher Michel, quelques instantanés choisis avec affection pour compléter la notice que tu as rédigée avec le grand sérieux que je te connais .
Philippe SEMICHON (1969 l)