AUCOUTURIER Michel - 1952 l
AUCOUTURIER (Michel), né le 19 septembre 1933 à Prague (Tchécoslovaquie), décédé le 22 décembre 2017 au Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis). – Promotion de 1952 l.
Les lettres russes perdent en Michel Aucouturier un fin connaisseur qui a consacré son temps à faire connaître les meilleures au public francophone par une activité intense de critique et de traducteur . En outre il s’est employé à former des disciples dans l’ensemble des sujets pour lesquels il s’est passionné : Lev Tolstoï1, Boris Pasternak2, Iosif Brodsky3, sans compter les problèmes d’esthétique4 . Il a été profes- seur de littérature russe à Genève puis à la Sorbonne . L’ENS perd avec lui un universitaire qui a ouvert l’accès à sa discipline à un large public grâce à ses traductions et à ses biographies magistrales des deux auteurs qui étaient devenus les pôles de sa vie : Lev Tolstoï et Boris Pasternak .
C’est en mai 1956, que Michel Aucouturier et Louis Martinez (1953 l) rencon- traient Boris Pasternak à Peredelkino, le village des écrivains situé dans les environs de Moscou . Aucouturier qui travaillait alors sur Tolstoï et Stendhal trouva en Pasternak un auditeur attentif . « Il nous a parlé de mille choses, soit portant sur les sujets de nos recherches littéraires, soit évoquant certains de ses souvenirs, avec une liberté de ton et de pensée que je ne m‘attendais pas à trouver chez un poète pratiquement proscrit à l’époque . J‘ai été fasciné par sa parole, à la fois spontanée et riche de pensée, où, comme dans sa poésie, la pensée et le mot se confondaient4 » . Michel Aucouturier fut saisi à la lecture du poème Ma sœur, la vie . « Ce fut une révé- lation (...) une révélation de la poésie, au sens de la fusion intime d’une expérience nouvelle de la réalité et d’un langage nouveau . Ce langage absolument original, fait d’images et d’associations, m’en a d’abord rendu l’accès difficile . Mais je me suis rendu compte aussitôt qu’il y avait là un sens immédiatement accessible, et précisé- ment à travers ce langage »5 . Ces souvenirs montrent à quel point la personnalité du poète russe a transformé notre jeune normalien . Michel Aucouturier devait traduire par la suite une bonne partie des poèmes de Pasternak . Ainsi de la première strophe de la « Définition de la poésie » où, comme on le remarquera la rime est conservée en français :
C’est un bruit de glaçons écrasés, c’est un cri, Sa strideur qui s’accroît et qui monte,
C’est la feuille où frémit le frisson de la nuit, Ce sont deux rossignols qui s’affrontent (...)
Conquis pour toujours, Michel Aucouturier fit, à son retour en France, partie du groupe des quatre traducteurs5 appelés par Gallimard à traduire en urgence le Docteur Jivago . Il assumait ensuite une lourde responsabilité, assurer l’édition de l’ouvrage consacré à Pasternak dans la Pléiade6 . Tout en faisant appel à de nombreux collaborateurs, il contribua lui-même à cette œuvre par ses traductions de la poésie de Pasternak et de certaines œuvres en prose . Il arrivait à rendre claires des nouvelles au style souvent très elliptique .
Mais Michel Aucouturier n’avait pas abandonné pour autant Tolstoï . Il lui consa- cra une biographie passionnée qui fait autorité . Il en avait approfondi la connaissance par de multiples traductions ou retraductions7 . Son dernier ouvrage, qui date de septembre de cette année, était un recueil de nouvelles réunies sous le titre Les Insurgés8. Dans ces textes, comme Après le Bal, Tolstoï fait avec acuité et un art consommé le procès d’un pouvoir oppresseur et inhumain . On sent en Aucouturier une certaine affinité souterraine avec cette révolte contre les autorités . Familier de l’œuvre du grand écrivain, Michel Aucouturier était le rédacteur en chef des Cahiers de Léon Tolstoï, publication annuelle de l’association des Amis de Léon Tolstoï, créée à l’initiative du Dr Serge Tolstoï, petit-fils du maître . Michel Aucouturier assumait la tâche de secrétaire général de cette association qui, après sa mort, a poursuivi son activité sous la présidence de Mme Colette Tolstoï . Plusieurs de ces textes ont été publiés en russe dans la revue de Iasnaïa Poliana, consacrée aux recherches sur l’écrivain .
Sans se départir d’une grande égalité de caractère, sans tomber dans les travers de l’engagement politique, Michel Aucouturier témoignait de son amour des hommes et de la vie par son travail d’enseignant de littérature russe et de passeur de langue . Il laisse le souvenir d’un homme attachant, à l’écoute de ses élèves et leur inculquant le désir d’aller toujours de l’avant .
On me permettra de citer notre collègue Laure Troubetskoy (1967 L), une de ses disciples qui lui succédera à la direction des études slaves à la Sorbonne . Elle saluait avec une chaleur remarquable son collègue partant à la retraite : « Pratiquant avec un égal bonheur tous les registres de l’écriture et de l’état universitaire, vous avez en même temps fait rayonner à l’extérieur de l’institution le meilleur d’une slavis- tique littéraire pour laquelle le Sujet est bien vivant et s’inscrit dans l’histoire . Grand universitaire, vous êtes aussi un merveilleux collègue dont la courtoisie, la modestie et l’humour vont beaucoup nous manquer .9 »
Son goût de la traduction n’était pas fortuit . Il suivait en cela les traces de son père Gustave Aucouturier qui, représentant en chef de l’Agence France-Presse à Moscou dans les années 44-46, était un des grands traducteurs de Tolstoï dans la Pléiade . On lui doit entre autres la traduction des Journaux et Carnets en deux volumes .
Le passage à Moscou a été déterminant dans la formation linguistique du jeune Michel qui fut également sensible d’une manière générale, à la culture slave : sa mère était tchèque, on parlait tchèque en famille . Michel Aucouturier devait épouser une professeur de russe d’origine polonaise, Alfreda Cibulska qu’il eut malheureusement la douleur de perdre prématurément sous l’effet d’une maladie pernicieuse .
Ce tropisme slave faisait que nul n’était mieux placé que lui pour assurer les fonc- tions de directeur précisément de l’Institut d’études slaves . Il occupa ces fonctions avec autorité et bienveillance de 1997 à 2001 .
Entré à l’ENS en 1953, il y prépare l’agrégation de russe qu’il obtient deux ans plus tard . Titulaire à deux reprises d’une bourse d’études pour l’université de Moscou il y découvre la sclérose du monde universitaire soviétique et en même temps les espoirs d’une jeunesse avide de renouer avec la grande tradition russe . Et puis ce fut la rencontre avec Pasternak dont nous avons parlé plus haut . Le poète et le traducteur continuèrent à correspondre jusqu’à l’année 1960 où Pasternak quit- tait ce monde . Le poète avait l’intuition de la spécificité de la traduction : « Passer d’une langue dans l’autre, c’est plus que d’aller d’une contrée dans une voisine », lui écrivait-il .
Travailleur acharné, Michel Aucouturier laisse derrière lui toute une bibliothèque consacrée aux objets principaux de sa passion . Seule son extrême discrétion masquait l’autorité qui était la sienne dans le milieu des slavistes et qui était également recon- nue par les universitaires russes . Pour reprendre l’heureuse expression de Georges Nivat (1955 l), « Entre Pasternak et Tolstoï, il y a plus qu’une filiation : une commu- nauté de bonheur . » Était-ce cette quête du bonheur qui animait envers et contre tout un Michel Aucouturier qui aura eu le malheur de perdre son fils Denis, victime d’un accident . Stoïque jusqu’à la fin, cet universitaire hors norme luttait contre le désespoir en multipliant ses travaux et en s’interrogeant sur la manière dont les grands écrivains russes s’y prennent pour combattre et surmonter le malheur russe qui est l’incarnation du malheur universel .
Notes
1. Tostoï, Seuil, Paris, 1996 .
2. Un poète dans son temps, Boris Pasternak, Éditions des Syrtes, Genève, 2015
3. Poèmes, Gallimard, 1987
4. Le formalisme russe, PUF, 1994
5. Michel Aucouturier, Louis Martinez, Jacqueline de Proyart et Hélène Zamoyska
6. Boris Pasternak, Œuvres, édition établie, présentée et annotée par Michel Aucouturier, Gallimard, 1990, 1830 p .
7. Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, Éditions des Syrtes, Paris, 2010 ; Pasternak, Sauf- conduit, Gallimard, Paris, 1989
8. Léon Tolstoï, Les Insurgés, Cinq récits sur le tsar et la révolution, textes présentés, traduits et annotés par Michel Aucouturier, Gallimard, Paris, 2017
9. Laure Troubetskoy, « Allocution du 27 juin 2002 », Cahiers slaves, n° 9, 2008, p . 480 .
Gérard ABENSOUR (1954 l)