JOLIVET Jean - 1945 l
JOLIVET (Jean), né à Saint-Cloud (Seine) le 9 janvier 1925, décédé le 8 mars 2018 à Rueil (Hauts-de-Seine). – Promotion de 1945 l.
Ancien élève du lycée Louis-le-Grand à Paris et de l’ENS, agrégé de philosophie (1949), enseignant en lycée à Dijon (1949-1950), à Évreux (1950-1952) et à Alger (1952- 1955), Jean Jolivet entre comme chercheur au CNRS en 1955 . Il est maître-assistant de 1961 à 1964, à la faculté des Lettres de Paris, de 1967 à 1970 à l’université de Nanterre et, à partir de 1965, à l’École pratique des hautes études (EPHE) . Jean Jolivet devient directeur d’études à l’EPHE en 1970 et y reste, en enseignant Religions et philosophies dans le Christianisme et l’Islam au Moyen Âge, jusqu’à sa retraite en 1993 . Entre 1976 et 1993 il est aussi directeur du Centre d’histoire des sciences et de la philosophie arabe (CNRS/EPHE) créé en 1976 .
En 1969, Jean Jolivet a soutenu deux thèses, selon les coutumes de son temps : une thèse principale sur « Arts du langage et théologie chez Abélard », et une thèse complémentaire sur « L’intellect selon al-Kindī » . Il a reçu en 1969 la médaille de bronze du CNRS et en 2006 le titre de Docteur honoris causa de l’université Babeş- Bolyai de Cluj-Napoca (Roumanie) .
Spécialiste de la pensée médiévale arabe et latine, réputé dans le monde entier, Jean Jolivet est l’auteur d’un nombre considérable d’ouvrages de philosophie médiévale latine et arabe (la plupart publiés aux éditions Vrin), d’études théma- tiques et philologiques dans de nombreuses revues scientifiques et d’articles de synthèse dans des Encyclopédies . Il a exercé des responsabilités éditoriales comme directeur de collection chez Vrin et comme membre du comité scientifique de plusieurs revues (Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, Revue de métaphysique et de morale, Arabica, Arabic Sciences and Philosophy, Chôra, Revue d’Études anciennes et médiévales) étant très impliqué dans la promotion des études de philosophie médiévale latine et arabe et dans la publication des jeunes chercheurs .
Pendant ses études, Jean Jolivet a fréquenté les cours de Maurice Merleau-Ponty (1926 l) et de Jean-Toussaint Desanti (1935 l) à l’ENS, ainsi que ceux de Martial Guéroult (1913 l) à la Sorbonne . Il est cependant attiré dès ses études universitaires par la pensée latine médiévale, puis par la pensée arabe dont il devient dès le début des années 1960 un véritable pionnier puisqu’il est le premier à imposer l’étude de la philosophie arabe comme discipline académique en France . Successeur immé- diat de la première grande pléiade de médiévistes français – Étienne Gilson, Paul Vignaux (1923 l), Georges Vajda, Maurice Patronnier de Gandillac (1925 l), Marie- Dominique Chenu, Marie-Thérèse d’Alverny . Jean Jolivet a collaboré avec tous mais sans devenir le disciple d’aucun d’entre eux, sauf peut-être de Paul Vignaux dont il a pris la succession à l’EPHE et qu’il appelait encore maître dans un entretien avec Ruedi Imbach et Irène Rosier-Catach réalisé en 2006-2007 et publié dans la revue Chôra (volume 6, pp .11 à 26) sous le titre « Un onagre fréquentable », que Jean Jolivet s’attribue lui-même à la fin de l’interview . Il a ensuite collaboré avec nombre de médiévistes et de scientifiques français de sa génération (Édouard Jeauneau, Michel Lemoine, Roshdi Rashed) et a formé des générations de médiévistes latinistes et arabisants . Ceux de la première heure, comme Alain de Libera, tout comme ceux de plus en plus nombreux des dernières années de son enseignement, n’ont de cesse de se rapporter à Jean Jolivet comme à leur véritable « maître » et comme à un précur- seur . Deux domaines d’études sont en particulier redevables aux travaux pionniers de Jean Jolivet : d’une part les recherches sur la philosophie arabe dans son rapport textuel avec la philosophie grecque classique et tardive, ainsi que son impact sur la philosophie naturelle et sur la théologie latine ; de l’autre, les recherches consacrées aux rôles de la grammaire et des structures logiques dans la formation de la pensée médiévale à partir du viie siècle . Jean Jolivet a aussi exercé une activité politique, surtout pendant sa jeunesse . Il a été militant actif pour la cause de l’indépendance de l’Algérie, a participé avec trois autres jeunes universitaires à la création en 1957 du comité d’investigation sur la disparition de Marcel Audin, puis a été membre actif du PSU et du SGEN-CFDT . Son credo politique, il l’a couché dans les pages d’un livre, La philosophie conduite politique, publié en 1970 .
Son esprit critique et sa liberté d’opinion, son érudition impressionnante mais qui n’écrasait jamais son interlocuteur, sa finesse d’analyse et sa profondeur, la discrétion de sa présence corroborée par un respect infini de l’autre, son dévouement à l’égard des jeunes chercheurs, et dans une non moindre mesure son originalité, ont fait de « Monsieur Jolivet » un homme éminemment respecté et très aimé par tous ceux qui ont suivi ses cours et ont collaboré avec lui . Il ne se considérait pas comme un « philosophe » mais comme un « historien de la philosophie » en faisant de l’histoire de la philosophie un véritable champ scientifique dans lequel l’étude des textes, leur transmission et leur traduction, ainsi que l’archéologie des concepts étaient les buts fondamentaux . Il s’en explique longuement dans l’entretien mentionné plus haut, en citant des exemples et en révélant ses anti-repères philosophiques . Cependant, plus que la philosophie médiévale arabe et latine, Jean Jolivet aimait la poésie : la poésie latine classique en premier lieu (l’Énéide était l’un de ses plus grands amours) mais aussi la poésie médiévale française, et Dante . Il avouait avoir toujours avec lui un volume de poésie, et lorsqu’il s’était discrètement retiré de la vie publique en mettant un terme à ses travaux d’historien de la philosophie, c’est encore la poésie qui a constitué son dernier refuge .
Qu’il me soit permis d’ajouter à cette présentation biographique quelques remarques sur la pensée de Jean Jolivet à partir de mon expérience de disciple de la dernière heure . J’ai rencontré Jean Jolivet dans une salle étroite de la Sorbonne, occupée dans ses deux tiers par une longue table autour de laquelle une poignée de personnes lisaient avec le professeur un texte latin du xiie siècle, attribué à Bernard de Chartres . C’était en 1991 et il s’agissait d’un texte qui était au programme à l’EPHE cette année-là, un commentaire du Timée latin de Chalcidius par le maître chartrain . Perfectissimus inter Platonicos sæculi nostri, disait de lui son quasi contem- porain, Jean de Salisbury (Metalogicon, II 17), le seul auteur par lequel la pensée de Bernard était connue juqu’à une date récente . On y écoutait les propositions de traduction et les commentaires de « monsieur Jolivet », qui discutait longuement sur le sens d’une phrase, voire d’un mot, et sur les sources dont pouvait disposer le maître chartrain pour accomplir son travail de philosophe . Ce texte se trouvait entouré de plusieurs autres : comme pour une reconstitution archéologique, il y avait parfois, ouverts sur la table à côté du texte de Bernard, le Timée de Chalcidius, et celui de Platon lui-même, des écrits adjacents de Boèce, de Macrobe ou d’autres chartrains, sans compter les travaux supplémentaires réclamés ponctuellement par les références de l’appareil critique de l’édition des Glosæ super Platonem que P . E . Dutton venait tout juste de publier . Le commentaire, méthodique et savant, n’en était pas moins passionné et passionnant . Il y avait quelque chose de fascinant dans ce travail qui faisait remonter depuis la trame du commentaire médiéval la pensée platonicienne encore à l’œuvre seize siècles plus tard . Ce n’était pas tant la nuance qui avait présidé au choix de tel concept à la place d’un autre, ni les glissements successifs de sens produits par le passage du grec au lexique latin classique puis médiéval, ce n’était pas tant la technique de déconstruction et de restucturation qui était responsables en premier lieu de l’attrait exercé par ce travail d’école, que le mode par lequel le profes- seur associait, naturaliter, le travail géométrique de l’art du langage, l’intelligence du texte et le jeu chatoyant des idées . Naturaliter, sans aucune emphase, comme si rien n’était plus naturel en ce lieu que de travailler sur la pensée par et à travers les commentaires des Anciens . Jean Jolivet accomplissait un travail non sur Bernard de Chartres mais avec le maître chartrain, comme il le faisait ailleurs avec d’autres philo- sophes, arabes ou latins, d’Alfarabi à Averroès et de Boèce à Ockham . Il continuait ainsi le travail des médiévaux eux-mêmes, en mettant entre les murs de la Sorbonne la philosophie en acte et en situation .
Chaque langue est constitutive d’une vision du monde ; elle est en même temps un miroir de cette vision du monde . Principe de régulation et trame sémantique, elle fait dériver de ses règles et de l’étendue de son réseau sémantique, l’invention sans fin de la pensée, car la langue n’est pas un objet de la nature mais un fait de l’esprit . C’est essentiellement ce que rejoint more geometrico le commentaire pratiqué par Jean Jolivet . Sans entrer dans les détails, j’insisterai sur la relation exemplaire chez lui, entre langage et pensée, dans l’adéquation d’un travail qui n’établit pas une hiérar- chie mais détermine les lieux et les modes de la rencontre efficace entre connaissance et expression . Certes, cela exige l’accès direct aux sources textuelles . Mais ce n’est pas une analyse au sens anglo-saxon du terme qui en résulte . La philosophie du langage qui naît à partir du commentaire est propre, autant à la connaissance historique des auteurs anciens, qu’à la pensée moderne . Cependant, l’analyse de la pratique médiévale des arts du Trivium introduit une pensée spéculative, dès lors qu’elle met en lumière l’incidence des structures de la langue dans l’analyse de la démarche intellective . C’est la principale « leçon » dont bénéficie le médiévisme actuel à partir du travail de commentaire des textes anciens tel qu’il a été pratiqué par Jean Jolivet, et cette « leçon » ne constitue pas seulement un enrichissement d’érudition histo- rique mais participe d’un des principaux courants de la pensée actuelle .
Car rien n’est plus propre à la liberté de l’esprit dans son rapport avec les idées qu’une pratique conséquente de l’exactitude de l’expression, surtout lorsque celle-ci est singulière dans la manière d’écrire ou de parler, en opposant le choix d’un sens à un autre . L’exactitude conceptuelle est sœur de la finesse dans les opérations intel- lectuelles . Il ne s’agit pas de persuader, mais d’éclairer le lieu où la pensée travaille elle-même . L’on ne pose pas une thèse avant d’avoir écouté comme un plaidoyer le texte et appris à l’interpréter . Le commentaire et la traduction, comme la gram- maire, la logique et la rhétorique – le Trivium – constituent donc non seulement des instruments mais des enjeux pour la pensée médiévale, l’ontologie du langage, propre au platonisme, étant adossée ainsi à la constitution du discours adéquat dans la théologie ou la métaphysique . La théorie logique de la prédication comme celle de la signification sont inséparables d’une philosophie de la nature : c’est la leçon même d’Abélard, auteur de premier ordre pour Jean Jolivet, mais aussi celle des chartrains, de Boèce, de Porphyre, et si l’on accepte de reculer encore, d’Aristote, de Platon et de Parménide . Or, si l’ontologie est solidaire d’une conception du langage, et si c’est bien du croisement entre la res naturelle et la res grammaticale que naissent non seulement les universaux, mais aussi la philosophie tout court, epistēmē et théōria, la science et la spéculation, il en va de même pour la philosophie de nos jours . L’univers sensible et celui de la langue ont une origine commune ; un platonicien la désigne comme l’univers des Formes, alors qu’un aristotélicien considère que c’est l’horizon de l’être qui fonde l’origine commune et qui permet l’homologie imparfaite d’où naissent le langage et la dialectique entre nature et signe à valeur de convention . À cela la pensée médiévale ajoute une dimension supplémentaire et donne la raison qui la justifie . L’union des choses et des mots in mente divina se reflète dans une correspondance qui permet la jonction de la forme et du mot (comitantiam formæ et vocabuli selon Thierry de Chartres dans le commentaire du de Trinitate de Boèce), car la ratio essendi des choses introduit la ratio cognoscendi des visibilia et invisibilia, mesure de ce qui est et de ce qui n’est pas . La logique du nécessaire et la recherche des causes sont inséparables de la question des « modes » . Selon que nous interprétons la philosophie de l’esse comme ontologie ou comme fondement d’une pure théorie de la prédication, nous entrons dans la théologie par voie naturelle, ou prenons la voie de la relation qui passe par la médiation des noms et des concepts, même si on ne remplace pas pour autant le ciel des Idées par la page où sont inscrits les mots .
Les écrits de Jean Jolivet sur la grammaire spéculative, les rapports entre grammaire et ontologie, le platonisme grammatical du viie au xiie siècle, et surtout ses analyses du rôle philosophique et théologique de la définition et de l’usage médiéval des paro- nymes, sont des études qui datent pour la plupart des années 1960 . N’oublions pas que ce sont exactement les années où s’affirme une philosophie du langage affranchie du double carcan du structuralisme et de l’étymologie symbolique . Mais une pensée du et dans le langage n’est ni l’invention de Wittgenstein, ni celle d’Austin, ni celle de Benveniste . Elle est le produit spécifique de la réflexion médiévale sur le statut des transcendantaux à partir de l’agencement instrumental et dialectique entre le grammairien platonisant et le logicien féru d’Aristote et de Porphyre . Or la contribu- tion essentielle de Jolivet est d’avoir montré cette source ignorée de la modernité et de l’avoir analysée à la fois dans les structures du langage et à travers les analyses de l’intellect et de l’intellection chez les auteurs arabes (al-Kindī, Avicenne) et chez les auteurs latins carolingiens et pré-scolastiques, en démontrant ainsi l’articulation des arts du Trivium et du Quadrivium.
De là se dévide le fil continu de la philosophie occidentale, y compris dans la confrontation entre le réalisme néo-thomiste et l’idéalisme positiviste post-kantien, confrontation qui n’est pas seulement un affrontement de positions historiogra- phiques propres aux médiévistes, mais un phénomène bien plus profond et éclairant pour le paradigme de la philosophie en tant que discipline première .
Anca VASILIU