NIVAT Maurice - 1956 s

NIVAT (Maurice), né le 21 décembre 1937 à Clermont-Ferrand (Puy-de- Dôme), décédé le 21 septembre 2017 à Sevran (Seine-Saint-Denis). – Promotion de 1956 s.


Maurice Nivat fut une grande figure fondatrice de la discipline informatique en France et en Europe . Il nous a quittés trop tôt, dans sa quatre-vingtième année .

Maurice Nivat a passé son enfance à Clermont-Ferrand . Avec des parents tous deux professeurs de lycée (père norma- lien), la réussite scolaire était un objet d’attention tout particulier : trois enfants, trois normaliens : Georges, slavisant (l’aîné), Maurice (le puîné), et Aline, mathématicienne (la benjamine) . Au grenier, le jeune Maurice dévorait les livres qui avaient appartenu à son grand-père architecte, d’où il a tiré un goût constant et poussé jusqu’à l’érudition pour l’architecture et plus largement les arts et traditions populaires de nos régions . Dans un autre coin de la maison familiale, il se livrait aussi à des expériences de chimie .

Maurice Nivat s’est marié en 1959 avec Marie-Françoise Hyppolite, disparue tragiquement . Il était remarié depuis 1966 avec Paule Bettan, mathématicienne . Il a eu trois enfants : Dominique (1960, économiste), Jean-Luc (1963, informaticien), et Catherine (1967, métallurgiste) .

En 1960, Maurice Nivat commence sa carrière d’informaticien (avec un léger anachronisme, car le mot ne sera créé que quelques années plus tard) en qualité de « calculateur adjoint » au nouveau Centre de calcul du CNRS, l’Institut Blaise- Pascal, installé dans les caves de l’Institut Henri-Poincaré . En 1961, il devient assistant à la faculté des Sciences de Paris . Il fait la rencontre de Marcel-Paul Schützenberger (ami de Chomsky ... et de Boris Vian), et se lance avec avidité dans la recherche en théorie des langages formels et des automates (thèse d’État soutenue en 1967) . De 1965 à 1967, il est chargé de conférences à Grenoble, puis, de 1967 à 1969, à Rennes . Avec ses élèves grenoblois, Maurice s’intéresse à la réécriture de mots . En 1969, il devient professeur à la faculté des Sciences de Paris . La même année, il découvre la sémantique des langages de programmation, sujet nouveau parti du Royaume-Uni (Dana Scott, Robin Milner, Christopher Strachey, Peter Landin, David Park, Mike Paterson, ...) . Maurice travaillera dans les années 70 sur la théorie des schémas de programmes (thèse de Laurent Kott, Gérard Boudol, Irène Guessarian, Bruno Courcelle, Guy Cousineau, Jean-Marie Rifflet), tout en poursui- vant ses travaux en théorie des langages (thèses de Luc Boasson, Joffroy Beauquier, Jean-Michel Autebert) .

C’est au début des années 70 que, parallèlement à ses travaux, Maurice Nivat commence à consacrer, en pionnier, beaucoup de temps et d’énergie à construire des équipes de recherche, à l’IRIA et à l’université Paris 7, institutions toutes deux fraîchement créées . En 1970, Schützenberger et Nivat donnent une conférence à l’IRIA, proposant le nom « informatique théorique » pour désigner les recherches sur les automates et langages formels, sur les langages de programmation et sur les algorithmes . À l’IRIA, Maurice monte un projet intitulé « Sémantique formali- sée des langages de programmation », qui accueillera Philippe Flajolet, Jean-Marc Steyaert, Bruno Courcelle, Gérard Huet, Jean-Jacques Lévy et Gérard Berry . Côté universitaire, Maurice Nivat rejoint la nouvelle université Paris 7 avec Louis Nolin (spécialiste de compilation) et Schützenberger . Une structure CNRS (ERA) est créée autour de ce petit noyau . Dans le même esprit, Maurice lance les Écoles de prin- temps d’informatique théorique, réunions annuelles qui ont joué un rôle primordial dans la constitution d’une communauté, et qui perdurent encore aujourd’hui .

Maurice Nivat veut aller plus loin : il œuvre à la création d’un laboratoire élargi, réunissant des théoriciens et des programmeurs, répartis sur les deux universités Paris 6 et 7 . Ainsi, le LITP (Laboratoire d’informatique théorique et programma- tion) est créé en 1975 . Maurice en sera le co-directeur jusqu’en 1985, avec Jacques Arsac puis avec Bernard Robinet .

Maurice Nivat ne déborde pas seulement d’activité sur la scène nationale . Il va forger des outils essentiels pour la communauté de recherche européenne en infor- matique : création de :

  • –  l’EATCS (European Association for Theoretical Computer Science), avec Jaco de Bakker, Corrado Böhm, Mike Paterson,

  • –  la conférence annuelle ICALP (International Colloquium on Automata, Languages and Programming),

–  et du journal TCS (Theoretical Computer Science) .

Côté sciences, Maurice va poursuivre ses travaux en théorie des langages (langages définis par congruence, mesures de complexité pour les langages algébriques, mots infinis), ainsi qu’en sémantique (sémantique algébrique des schémas de programme, extension au non-déterminisme) . Il ouvre un nouveau grand chantier : la séman- tique du parallélisme (où plusieurs processeurs effectuent des tâches plus ou moins synchronisées) . Il est consultant à la Thomson à Corbeville . Les rencontres qui se font là avec des ingénieurs travaillant sur la programmation des centraux télépho- niques favorisent la maturation des travaux sur la synchronisation d’automates, de Maurice et d’André Arnold . Il a aussi à cette époque beaucoup discuté de concur- rence avec des chercheurs universitaires venus d’horizons pratiques, tels que Gérard Roucairol, que Maurice avait invité à fonder une équipe sur le parallélisme au LITP, ou Jean-Pierre Verjus (Rennes) .

En 1982, Maurice Nivat est chargé par Chevènement et Savary, respectivement ministres de la Recherche et de l’Éducation, de la rédaction d’un rapport sur la filière électronique . Ce rapport, intitulé « Savoir et Savoir-faire en Informatique », est remis l’année suivante . Dans la foulée, il préside le Conseil scientifique du programme mobilisateur de la filière électronique . Il met en place les Programmes de recherche coordonnés (PRC), qui seront pendant quelques années richement dotés et donneront un fantastique coup de fouet à la recherche française dans ces domaines . Plus tard, au début des années 1990, Maurice Nivat présidera l’Observatoire de la recherche infor- matique en France . Dans un tout autre registre, il a aussi été membre du Haut conseil de la francophonie (1984-2001), ce qui allait bien avec son goût pour la belle langue .

Pendant ce temps, Maurice garde un intérêt pour les langages d’arbres et pour la concurrence . Mais surtout, il décide une nouvelle fois d’infléchir plus radicalement sans doute cette fois son domaine de recherche, pour s’intéresser aux objets géométriques discrets, et notamment aux pavages et à leur complexité (colla- boration avec Danièle Beauquier et avec des chercheurs de l’ENS Lyon) . Maurice est aussi l’un des pionniers de la tomographie discrète, dont l’objet est de reconstruire un objet discret à partir de projections . Il s’est intéressé au problème de la reconstruction de matrices binaires à partir d’un nombre fini de radiographies discrètes, c’est-à- dire de projections sur certaines lignes comptées avec des multiplicités (travaux avec Elena Barcucci, Alberto Del Lungo et Renzo Pinzani) .

Après son départ à la retraite en 2001, Maurice a continué ses travaux en tomogra- phie discrète, tout en profitant du temps retrouvé . Il a effectué pas moins de quatre tours du monde, accompagné de son épouse Paule . Il était très actif dans les sociétés savantes et associations de défense du patrimoine rural et industriel et de l’outillage agricole . Il a aussi mené l’un de ses derniers combats de citoyen et d’homme de science, celui pour l’introduction de la discipline informatique dans les collèges et les lycées . Ses efforts, menés avec d’autres (Serge Abiteboul, Jean-Pierre Archambault, Gérard Berry, Gilles Dowek, ...) ont permis de faire un bout de chemin, mais il reste beaucoup à obtenir .

Maurice Nivat était un homme de conviction, doué d’une énergie peu commune . Loin de s’enfermer dans sa recherche, il a voulu organiser la commu- nauté, convaincre les décideurs, les industriels, les éducateurs de l’importance de développer l’informatique (formation, recherche, applications) . Il n’a cessé d’en- courager les jeunes : les chercheurs, aux quatre coins de la France et de la planète, mais aussi les jeunes autour de lui, à commencer par ses dix petits-enfants, qu’il prenait plaisir à emmener découvrir le vaste monde et en particulier les églises romanes, sur lesquelles il pouvait être intarissable (il avait même envisagé de faire une thèse en histoire de l’art !) .

À titre personnel, je dois beaucoup à Maurice Nivat, le maître mot étant ici la confiance qu’il m’a donnée sans jamais la retirer . Je suis fier d’avoir eu la chance d’appartenir à son « école humaine » . L’informatique française et européenne lui doit énormément . Les outils qu’il a créés sont fermement installés dans notre paysage et porteront sa mémoire encore longtemps . Je voudrais aussi saluer son humanisme : Maurice était un lecteur insatiable, qui s’intéressait à tout, art et technique, histoire, politique, littérature, sociologie, ethnographie... Jusqu’aux derniers mois de sa vie, il avait dans sa chambre quantité de livres à portée de main . Maurice était aussi un débatteur acharné . C’était un « honnête homme » des temps modernes, au caractère entier .

Maurice Nivat était membre correspondant de l’Académie des Sciences, membre de l’Academia Europea, membre correspondant de l’Académie des Sciences du Chili . Il a été lauréat du prix de l’EATCS en 2002 . Il était Officier de la Légion d’honneur, Officier dans l’ordre national du Mérite, Commandeur dans l’ordre des Palmes académiques, Docteur honoris causa des universités de Bologne et de Montréal .

Pierre-Louis CURLEN (1972 s)