VALLÉE Jacqueline - 1948 L

VALLÉE (Jacqueline), née le 21 mai 1928 à Vichy (Allier), décédée le 1er avril 2018 à Saint-Étienne (Loire). – Promotion de 1948 L.


Notre camarade n’avait plus de famille, et ses années de Jourdan sont bien loin. Aussi l’évocation de sa vie et du sillon qu’elle laisse est-elle rédigée par une de ses élèves, par des collègues et amies stéphanoises, puis par le groupe local d’Amnesty auquel elle s’était si longtemps dévouée, et enfin par son filleul, universitaire de renom. Telle la rouennaise Héloïse Ranquet qu’un sonnet de Corneille a immortalisée, elle avait vécu pour les autres, qui par ces lignes d’adieu veulent montrer ce qu’elle a su leur donner, l’irremplaçable.

Jacqueline a été pour moi, durant mes années lycéennes, une aînée donnée « en exemple » pour ses résultats scolaires prestigieux mais surtout une aînée simple, disponible, méthodique et souriante, qui animait, hors lycée, un groupe de Jeunesses étudiantes chrétiennes (JEC) avec de jeunes lycéennes (on dirait aujourd’hui de collégiennes) au lycée Honoré-d’Urfé à Saint-Étienne .

Baccalauréat, hypokhâgne, khâgne, au Lycée Édouard-Herriot à Lyon . Années à Sèvres . Agrégation d’histoire et géographie : bref, parcours sans faute ni retard ! Début de carrière au lycée de jeunes filles du Puy-en-Velay puis retour à Saint- Étienne, professeur dans son lycée d’origine où elle laisse encore un souvenir élogieux de disponibilité souriante et compétente . Elle a éveillé des générations de lycéens et lycéennes au goût et à l’importance de l’histoire, dans la précision des faits et la prudence du jugement .

Elle s’était mobilisée très vite pour la création d’un ciné-club au lycée et consa- crait, de plus, une partie de ses libertés de vacances pour collaborer à l’organisation de camps lycéens de vacances en montagne ; ceux-ci regroupaient d’abord des jeunes du sud-est de la France (dès les années 1948-1950) avant de s’ouvrir ensuite, plus largement, à toute la France . Des camps internationaux d’étudiantes les complé- tèrent avec la participation active de jeunes allemandes, ce qui était important dans ces années suivant la Seconde Guerre mondiale . Là encore, Jacqueline était présente .

Jacqueline était une amie précise et précieuse : elle savait ce que beaucoup ne savaient pas, elle aimait savoir, elle avait appris à savoir, elle souhaitait transmettre le goût du savoir . Précieuse, elle l’était un peu dans sa diction, sa recherche des mots, son souci d’analyse, de références : à travers tout cela, on devinait son respect et sa recherche de la vérité, ce qui la conduisait, le plus souvent, à une patience tolérante : on ne peut pas juger sans savoir... Ces exigences, jointes à sa foi, qu’elle avait appro- fondies et qu’elle avait toujours souhaité partager dans l’amitié, tout cela l’amenait naturellement au service des autres .

Généreuse de son temps, elle savait aussi s’organiser et ne pas perdre de temps : elle ne craignait donc pas la solitude, elle en avait besoin... Elle vivait dans l’austé- rité, qu’elle pouvait supporter à condition d’avoir ces moments de partage d’amitié qui ponctuaient sa vie, en groupes, sessions, réunions et colloques, et dans l’action, bien sûr . Ses ami(e)s d’Amnesty nous en parlent .

Jacqueline, qui était sûre d’elle quand elle savait, était réservée, secrète même ; c’était le côté solitaire de son caractère . Elle avait, je crois, une forme de timidité avec ses ami(e)s proches . Elle aimait les enfants, regrettait peut-être de ne pas avoir connu la maternité ; mais, vite, pas de nostalgie : son côté travail de recherche et de réflexion reprenait le pas !

Jacqueline, pour ceux et celles qui l’ont connue, a été une amie d’une rare qualité . Comme les membres de son groupe d’Amnesty International, ceux et celles des Amitiés judéo-chrétiennes et des Chrétiens dans l’enseignement public pourraient aussi en témoigner .

J’ai eu le privilège de sa fidélité discrète et efficace dans les moments heureux et plus difficiles de ma vie .

La détérioration brutale de sa santé moins de dix mois – l’a éloignée dans l’obs- curité de la désorientation . Elle fut médicalement entourée, et nous, ses ami(e)s, avons essayé de maintenir avec elle un contact fragile .

Notre conclusion de cette évocation – à plusieurs voix – de la vie de Jacqueline Vallée ne peut pas se faire sans un nouveau rappel de sa référence constante à la foi qui sous-tendait sa vie : qu’elle soit en paix maintenant dans cette Éternité mysté- rieuse à laquelle elle croyait et que, désormais, au-delà de l’espérance, elle puisse approfondir l’infini de la connaissance, de la vérité, de l’amour, dans un devenir jamais achevé, que son chemin d’humanité avait pu, semble-t-il, lui faire pressentir .

Marie-Antoinette ROUX

Jacqueline,

Vous avez servi la cause, la défense des droits humains pendant de très nombreuses années . Vous avez été, avec Monique Thévenet, la fondatrice du groupe d’Amnesty International de Saint-Étienne en 1977 . Vous avez tenu le rôle de secrétaire du groupe pendant plus de cinq ans et les membres les plus anciens de celui-ci se souviennent de votre efficacité et de votre sens de l’organisation . De plus, vous étiez une « encyclopé- die vivante », car vous lisiez beaucoup et en particulier le journal Le Monde tous les jours ; vous classiez avec minutie tous les articles sur tous les pays du globe et pouviez ainsi apporter des réponses à toutes nos questions .

Vous étiez exigeante avec vous-même, et parfois... envers les autres . Et vous étiez parfois irritée par l’utilisation abusive des sigles pendant les réunions, ou par les caprices de votre ordinateur ; mais ce n’étaient que de « petits orages »... et votre capacité de travail, votre persévérance, la finesse de vos analyses et la force de votre engagement dans le militantisme forcent le respect .

Amnesty n’a pas été votre premier engagement : lorsque vous étiez étudiante, vous avez organisé en 1949 des camps internationaux pour étudiantes à Vallorcine, et vous avez participé à ces camps, en lien avec l’Allemagne, dans un esprit de paix entre les nations .

Vous avez toujours été passionnée par le Moyen-Orient, et au sein d’Amnesty, vous avez fourni un travail considérable, en particulier sur la situation complexe en Israël, dans les Territoires occupés et en Palestine . Vous connaissiez bien Israël, vous y aviez séjourné . D’ailleurs vos excellentes notions en hébreu ont toujours impres- sionné tous les membres de notre groupe .

Nous savions que vous faisiez également partie de deux mouvements : d’une part l’Amitié judéo-chrétienne (AJC) qui vous passionnait et pour laquelle, encore récem- ment, vous avez donné de votre temps et de votre énergie, d’autre part le groupe des Chrétiens dans l’Enseignement public (CdEP) .

Il y a quelques mois, vous sentant plus fragile, vous avez décidé de ne plus assister aux réunions de notre groupe, mais vous avez continué chez vous à vous tenir infor- mée et à travailler contre les violations des droits humains .

Jacqueline, vous parliez rarement de votre vie personnelle – apparemment très indépendante – mais nous devinions l’existence d’un grand nombre d’amitiés solides et durables, que vous aviez essentiellement forgées au lycée et à l’École normale supé- rieure de Sèvres, d’abord en tant qu’élève et étudiante, puis en tant qu’enseignante .

Le groupe stéphanois d’Amnesty International
texte rédigé par Denise
FAYOLLE,
secrétaire actuelle du Groupe 50 d’Amnesty International

Le terme de parrain a été dévoyé par un usage maffieux : c’est bien dommage . Mais celui de marraine conserve toute sa signification et sa beauté, et c’est heureux . Il a toute sa place dans les contes de fée .

Pour moi, Jacqueline Vallée a été une marraine au sens plein du terme, attendu aussi bien pour un parrain que pour une marraine : un adulte bienveillant, qui n’est pas un parent, mais qui permet d’apprendre à grandir d’une autre manière qu’au sein de sa famille . Au travers de ce lien précieux, l’enfant teste sans risque les « relations humaines » comme les « grands » et comprend qu’il peut le devenir petit à petit .

Avec Jacqueline, c’étaient des rencontres régulières, des lettres nourries, des échanges longs, des discussions de plus en plus poussées . Lorsque j’étais en khâgne au lycée Claude-Fauriel, nous avions l’habitude de nous voir le mercredi en fin d’après-midi, avant le dîner chez mes grands-parents qui habitaient non loin de chez elle . Ce dîner devait commencer à 19 heures précises – horaire impératif pour mon grand-père, gong de l’horloge faisant foi . Évidemment, à 19 heures, nous étions loin d’avoir fini de repenser le monde... Elle avait toujours une nuance pour un jugement un peu trop péremptoire de ma part, ou un point d’histoire supplémentaire – ce qui évidemment nous conduisait à repenser une autre partie du monde ou un autre temps . Quand, à 19 heures 30 au plus tôt, j’arrivais chez mon grand-père, l’excuse « j’étais chez Jacqueline » causait chez lui un regard désolé, mais jamais énervé : c’était l’ordre des choses...

Plus tard, l’échange s’est poursuivi par courrier, avec sa petite écriture bleue, fine et délicate, mais toujours sur le même mode nuancé et prolixe ; et là encore, à propos de mes livres que je lui envoyais, il y avait ces nuances, ces correctifs, ces critiques bienveillantes qui témoignaient d’une lecture attentive et d’un dialogue continu .

L’autre force de Jacqueline Vallée est la ferveur de l’engagement : religieux dans l’œcuménisme et dans l’herméneutique biblique ; militant dans la protection des victimes des régimes autoritaires avec Amnesty International, il dégageait une force mentale mêlant la foi appliquée, l’analyse géopolitique, l’ouverture aux bonnes volontés et la stratégie de l’action subtile . Autrement dit l’intelligence, la curiosité, l’attention aux autres et l’efficacité . À l’écouter raconter ses campagnes d’action, j’ai appris ce qu’était le militantisme sincère . La modestie – mais aussi l’utilité – des actions à petits pas accumulés, l’un après l’autre, sans espoir de victoire finale sur l’oppression, mais avec la satisfaction sereine d’avoir – je pèse mes mots – sauvé des vies et des destins .

Passion de l’échange et puissance de l’enseignement, ces deux qualités de Jacqueline Vallée conduisent à son infinie générosité . Sa vie solitaire n’était pas isolée ; sa soli- dité personnelle était emplie de solidarité avec les autres . La dernière fois que je l’ai vue dans l’établissement qui l’accueillait, où ma mère et moi lui rendions visite, elle avait certes perdu un peu de sa tête, mais rien de son esprit, et elle gardait toute sa force et sa vivacité : tout ce qu’elle avait appris à façonner, à forger même, pour elle et sur elle : une force de caractère à nulle autre pareille .

Et il ne faudra pas s’étonner si là-haut, désormais, les anges à leur tour en viennent à manquer le repas du soir...

Pierre-Henri TAVOILLOT